La voix en ses territoires
1La littérature de la Modernité a souvent placé l’herméneute en situation de décrypteur émerveillé, arpenteur d’une logique narrative s’ingéniant à détruire les codes et signes qui la fondent et garantissent sa validité. C’est de cette tension entre un dispositif littéraire, dont les enjeux impliquent la création ou le renouvellement constant des voix, et un système énonciatif qui viendra les prendre en charge que naît une littérature adulte, pleinement consciente de ses enjeux. À charge pour l’exégète de prendre toute la mesure de cette mutation, transition difficile à appréhender sans un solide bagage rhétorique et critique.
2C’est pourtant de manière fort limpide et naturelle que Dominique Rabaté, dans son dernier ouvrage, livre ses réflexions autour de la constitution de l’œuvre littéraire en tant que creuset d’expérimentation de la puissance — et des limites — du langage, cette voix qui tour à tour façonne et menace l’énonciation selon des lois dont la complexité mérite une approche méthodique.
3Les trois parties qui composent l’ouvrage jalonnent le parcours en partant des fondements mêmes de l’énonciation puisque la réussite du texte produit réside avant tout dans la capacité d’accorder le principe narratif ou langagier à la substance propre de l’acte littéraire. Convoquant Blanchot, Poe ou Dostoïevski, D. Rabaté cherche à montrer, dans une analyse approfondie des différents états de la parole — dialogisme, soliloque ou monologue — la poétique singulière qui la sous-tend et constitue sa matière.
4La recherche se poursuit par une étude de l’adaptation de la voix romanesque au type de récit imposé par un genre en pleine mutation au tournant du siècle. C’est le moment où le cadre étroit du medium semble débordé par les objectifs que les romanciers assignent à l’écriture. L’analyse de Heart of Darkness et de Dubliners montre bien la complexification des rapports entre les bouleversements de la conscience et la tentative de traduction romanesque qui en est proposée. Le récit moderne fait ainsi l’expérience d’un langage auquel revient la lourde charge d’organiser la polyphonie énonciative née d’une profusion de voix difficiles à canaliser. À cet égard, un chapitre entier est consacré à la relecture des épiphanies joyciennes, « déplacements [qui] inventent un tempo inédit [au récit], où l’instant se charge d’un poids nouveau par rapport au rythme homogène de la ligne temporelle majeure », que le critique replace dans le cadre des expérimentations du début du siècle sur la ductilité de la matière langagière. Là où Dorrit Cohn, dans La Transparence intérieure, multipliait les typologies pour rendre compte du statut exact de la parole proférée dans les textes de Joyce, D. Rabaté se livre à une passionnante mise en perspective de cette voix romanesque spécifique, à la fois sous- et surinvestie dans l’ordonnancement du discours de la conscience qu’il compose et décompose tout à la fois, en en étudiant les prolongement dans l’écriture de la contemporanéité.
5Le troisième volet ferme provisoirement le parcours critique avec l’analyse d’œuvres de Borges, Sarraute ou Quignard, écrivains dont l’œuvre s’articule autour de la relation dialectique qui s’installe entre l’objet fictionnel et sa mise en énonciation, en poursuivant les travaux d’élucidation de Joyce et de Conrad. Le roman, si l’on suit D. Rabaté, semble tirer de cette crise de la représentativité étudiée plus haut la logique même de son existence. La réflexion sur les limites de la parole romanesque met au jour un système qui prend pour objet son incomplétude en l’érigeant en enjeu narratif — ce qui semble particulièrement vrai dans le cas de Borges avec des textes comme La Quête d’Averroës ou La Demeure d’Astérion. Pleinement conscient des implications qu’entraîne l’idée même de création littéraire, doté d’une conscience aiguë de ses limites face à une voix romanesque qu’il pousse à l’aphasie afin d’en dénoncer la limite — et partant l’imposture —, l’écrivain montre une acuité de pensée bien éloignée du contact naïf qu’entretenaient les créateurs avec leur œuvre au temps d’une certaine innocence littéraire.
6Au romancier désireux de « placer [au mieux] sa voix » a succédé un analyste méthodique, soucieux de faire de la mise à nu des mécanismes formels qui régissent l’écriture la raison d’être de sa création. La radiographie minutieuse du corps discursif, qui confère au texte le statut de commentaire permanent de son aventure conceptuelle, en lui confiant le soin de s’interroger à chaque instant sur la validité de ses moyens d’expression, a quelque peu tendance à stériliser un acte créatif qui n’opère plus que sur le mode de la critique. S’il est très juste de voir dans la littérature des deux dernières décennies une méditation sur l’impossibilité fondamentale pour la voix d’être (et de dire) sa propre incarnation, la question n’en demeure pas moins ouverte : le silence auquel aboutit cette mise en ordre de l’essouflement, de l’« épuisement », constitue‑t‑il une menace pour la littérature ou un point d’aboutissement recevable ?