Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Janvier 2014 (volume 15, numéro 1)
titre article
Véronique Porra

Auteurs « français » venus d’ailleurs

Passages et ancrages en France. Dictionnaire des écrivains migrants de langue française (1981-2011), sous la direction de Ursula Mathis-Moser & Birgit Mertz-Baumgartner, Paris : Honoré Champion, coll. « Dictionnaires & Références », 2012, 965 p., EAN 9782745324009.

1Le dictionnaire raisonné des « écrivains migrants de langue française », édité en 2012 aux éditions Honoré Champion par Ursula Mathis-Moser et Birgit Mertz-Baumgartner de l’Université d’Innsbruck, est le résultat d’une longue et ambitieuse coopération internationale. Il est avant tout le fruit d’un travail conceptuel très rigoureux commencé au début des années 2000, et donc bien antérieur à l’émergence remarquée du concept de « littérature-monde1 ». À l’instar du coup médiatique orchestré par Michel Le Bris en 2007, il s’inscrit dans la lignée des réflexions sur la nécessaire redéfinition des approches et des catégorisations face à l’internationalisation de la littérature en France. Mais il s’en distingue fondamentalement par sa rigueur scientifique qui ne laisse aucune place aux accents pamphlétaires ou discours idéologiques.

Remarques sur l’émergence tardive d’un champ scientifique

2Passages et ancrages vient, à n’en pas douter, combler une lacune du champ scientifique et éditorial français. Tandis qu’au Québec, les études systématiques sur le corpus des auteurs migrants ont été plus précoces2, il faut attendre le tournant des années 2000 pour voir paraître les premières publications d’ampleur portant sur le corpus français. Les raisons de ce décalage sont multiples :

  • tout d’abord, le Québec, pour des raisons historiques, n’a pas fixé ni figé la notion de littérature nationale, laissant ainsi un espace autre aux écrivains venus d’ailleurs ; et même si la question de la place des écritures migrantes dans le champ littéraire québécois n’a pas été sans susciter de nombreux débats parfois très polémiques3, leurs positionnements dans le champ littéraire s’agencent différemment ;

  • la question de la différence d’origine n’y est par ailleurs culturellement et politiquement pas abordée de la même manière : dans une France reposant sur l’idée républicaine et le principe d’égalité prônant, après l’assimilation, l’intégration, ayant inscrit dans sa constitution l’interdiction de la stigmatisation par l’origine, l’établissement de listes de personnes selon le critère de l’origine a longtemps relevé et relève toujours partiellement du tabou. Les conditions symboliques et sociales d’appréhension d’un tel corpus diffèrent donc forcément de celles qui sont à l’œuvre dans une société qui se définit explicitement comme multiculturelle ;

  • enfin, la question des écritures migrantes au Québec n’implique pas de la même manière les enjeux des débats sur la culture postcoloniale : en France, au contraire, se développe dans le discours politique mais aussi scientifique une dichotomie entre littératures de l’immigration francophone issue des anciennes colonies et écritures migrantes non marquées par le discours de la culture postcoloniale et souvent liées à la question du changement de langue. Si les premières font l’objet d’études relativement précoces, les secondes, en revanche, n’ont très longtemps été perçues que comme une succession de « singularités » qu’il n’était pas judicieux de constituer en corpus d’études4. En effet, si le corpus des productions issues de la migration dite « post-coloniale » et notamment nord-africaine sont antérieures — et l’on citera ici notamment les travaux de Charles Bonn — ont fait l’objet de nombreuses études, il faut attendre la fin des années 1990, voire le début des années 2000 pour voir les premières tentatives d’intégration des auteurs initialement issus d’espaces non-francophones au corpus des littératures migrantes. Ces littératures, qui font souvent l’objet d’un discours idéologique de stylisation de la nation comme terre d’accueil5 et de confirmation prétendu « rayonnement » français à l’instar du discours qui préside à l’ouvrage d’André Brincourt Langue française — terre d’accueil (1997), accèdent, dans les années 2000 au discours scientifique et sont fondées en corpus d’études6. Parallèlement, au sein même de ces ouvrages ou dans des volumes collectifs et des travaux académiques (dont les premiers ont été publiés et réalisés à l’étranger et n’ont pas été toujours perçus par la critique française), les écritures migrantes font l’objet de réflexions conceptuelles et d’interrogations théoriques et méthodologiques approfondies7.

Construction pyramidale & légitimité scientifique

3Très conscientes de la gageure que constitue leur entreprise dans le champ littéraire concerné, les éditrices ont su asseoir la légitimité de leur discours par une construction scientifique très élaborée : elles-mêmes spécialistes autrichiennes de la question des écritures migrantes de langue française, elles se sont assuré la collaboration de nombreux universitaires qui comptent parmi les meilleurs spécialistes des diverses aires géographiques concernées. La coordination des parties ainsi définies a été confiée à des binômes de chercheurs qui se sont eux‑mêmes appliqués à mettre à contribution les spécialistes internationaux de chacun des trois cents auteurs répertoriés. Ainsi, la partie sur les pays francophones d’Europe a‑t‑elle été confiée à Paul Dirkx et Pierre Halen ; celle portant sur le Moyen-Orient et l’Océan Indien à Dominique Combe et Pascale Solon ; les littératures migrantes issues du Maghreb ont été prises en charge par Charles Bonn et Birgit Mertz-Baumgartner ; celles issues d’Afrique subsaharienne par Susanne Gehrmann et Jacques Chevrier. La partie consacrée à l’Extrême-Orient a été dirigée par Julia Pröll de l’Université d’Innsbruck, qui se fait actuellement un nom dans ce champ d’études dans l’espace germanophone8 ; Ursula Mathis-Moser assurant elle‑même la coordination des parties consacrées aux pays non francophones d’Europe et aux Amériques. Une telle organisation pyramidale a donc permis d’assurer tout à la fois l’optimisation scientifique de l’entreprise mais aussi sa cohésion. De surcroît, la composition même des équipes, au sein desquelles se joignent les efforts de jeunes chercheurs et de spécialistes confirmés, permettent tout à la fois de travailler sur les fondamentaux et de les enrichir de perspectives nouvelles ; notons également que les parties portant sur les auteurs issus d’Afrique (Afrique du Nord, Afrique sub-saharienne) ont été traitées par des binômes binationaux, chacun apportant les spécificités de sa culture scientifique et ouvrant l’horizon vers des discours critiques sortis des interprétations nationales, ce qui, dans la perspective des littératures postcoloniales en particulier, peut s’avérer très productif9. En tout état de cause, l’on sort ici enfin du discours du rayonnement français, qui perçait encore au sein du volumineux inventaire des « Auteurs et livres de langue française depuis 1990 » publié en 2006 par l’Association pour la diffusion de la pensée française (adpf)10, pour privilégier des approches analytiques qui mettent tout à la fois en évidence les raisons historiques ou plus généralement contextuelles de tels phénomènes et leurs dimensions esthétiques.

4La délimitation du corpus est elle aussi très rigoureuse. En collaboration avec les coordinateurs, les éditrices ont déterminé un certain nombre de critères de sélection ou d’exclusion, dont on peut certes discuter (de celle des auteurs issus des DOM-ROM en particulier, exclus sur la base du critère de nationalité mais dont les parti-pris d’hybridité et les esthétiques « exilaires » eussent assurément mérité une prise en compte) mais qui sont en même temps la condition sine qua non pour éviter que l’entreprise n’atteigne des dimensions incontrôlables et perde en cohérence méthodologique. Sont donc retenus les « auteurs qui publient en français chez des éditeurs français et pour qui la migration et la résidence en France ont (ou ont eu) une influence déterminante », ce qui entraîne par définition l’exclusion de nombreux groupes : auteurs de la deuxième génération, auteurs des DOM-ROM (à partir du critère de la nationalité, comme nous venons de le préciser), les « auteurs qui viennent en France dans l’enfance ou la prime adolescence » (p. 10) ainsi que les auteurs spécialisés dans les genres dits populaires que sont le roman policier, la BD, la littérature de jeunesse, etc. Quant à la période étudiée 1981-2011, elle n’est pas non plus le fruit du hasard. Le choix de 1981 se fait sur la base de constatations d’ordre historique : les éditrices évoquent ici, à partir de ce que l’on a communément appelé les « Années Mitterrand », les modifications de certains discours politiques et sociaux fondamentaux, les changements dans les politiques migratoires, l’entrée dans une « phase accélérée de mondialisation » et parallèlement, l’augmentation du nombre de ces auteurs en France et leur reconnaissance grandissante par les instances de consécration. Pour être courageuse, l’inclusion des littératures de l’extrême contemporain n’en est pas moins pertinente puisque ce dictionnaire intègre les changements de paradigmes qui marquent l’avènement des sociétés mondialisées.

5Si les données biographiques sont, dans une telle entreprise, bien évidemment prépondérantes, l’on ne peut que saluer le fait que les responsables du dictionnaire ont pris le parti de mettre aussi l’accent sur les œuvres, leurs esthétiques et leur contextualisation. Ce parti-pris, qui est longuement expliqué dans l’introduction générale et qui est au fondement des textes de présentation des aires géographiques rédigés par les coordinateurs, se retrouve également, et c’est sans aucun doute la spécificité et le grand mérite de cet ouvrage, dans les notices consacrées aux auteurs,

6La plus grande partie du dictionnaire est constituée, comme il se doit, par ces notices (p. 57 à p. 886) dont la longueur est proportionnelle à l’importance de l’auteur et de l’œuvre. Trois cents auteurs sont répertoriés par ordre alphabétique et présentés selon un schéma commun. Outre un biogramme et quelques indications bibliographiques censées donner une première impulsion pour la poursuite de recherches éventuelles, les rédacteurs des entrées présentent également les grandes lignes directrices pour l’interprétation de l’œuvre, en s’attachant tout à la fois à la présentation des esthétiques mais aussi des phénomènes de réception et de consécration. Comme dans toute entreprise de ce genre, impliquant de très nombreux rédacteurs, la qualité des contributions est irrégulière, mais ce n’est assurément pas le dernier mérite des directrices de l’ouvrage que d’avoir néanmoins su assuré une grande cohérence aux propos et aux formes de présentation.

7Cette partie est suivie d’une bibliographie générale très complète scindée en sous-parties thématiques. Outre les parties consacrées aux régions et aux phénomènes (littéraires ou sociaux) de la migration en France, notons en particulier celle portant plus généralement sur les concepts d’études : « Ouvrages généraux – Exil, hybrididité, métissage, postcolonialisme et transculture » (p. 907‑920), autant d’instruments qui s’avèreront précieux pour tout chercheur s’intéressant non seulement aux écritures migrantes, mais aussi aux phénomènes littéraires marqués par les contacts de cultures.

Au-delà du biographisme

8On a pu s’interroger plus haut sur la définition d’un corpus d’études qui, à l’heure de la mondialisation et au sein même d’une entreprise qui se propose d’étudier précisément de tels phénomènes d’internationalisation, pose la pensée du « national » au principe même du raisonnement : d’aucuns s’interrogeront en effet sur la délimitation stricte au territoire français et à l’opposition français / non français qui est à la base même de cette étude, précisément au moment où les frontières, dans ce que Jürgen Habermas a appelé la « constellation postnationale »11, semblent s’effacer. Si cette démarche relevait d’une forme élémentaire de biographisme, elle serait assurément hautement problématique puisque reposant sur un principe essentialiste et littérairement insignifiant. Mais telle n’est pas la perspective des éditrices et rédacteurs qui soulignent à juste titre et de façon récurrente l’importance de telles données dans la détermination esthétique et institutionnelle des œuvres : bien plus qu’une donnée anecdotique, ces éléments d’« étrangeté », au premier sens du terme (et non au sens que Julia Kristeva lui a conféré) contribuent en effet à déterminer tant les motifs déclinés dans nombre de ces textes, qu’ils soient poétiques, théâtraux ou narratifs, que les esthétiques mises en œuvre. La prise en compte de ces données sont la plupart du temps d’un grand intérêt pour l’appréhension de motifs et des esthétiques générées par les auteurs en situation d’exil ou de déplacement puisqu’elles permettent d’appréhender au niveau esthétique la part d’autoréférentialité, l’expérience et les modalités de la traduction d’une situation d’entre-deux, les modalités esthétiques des constructions identitaires. Quant à la « territorialisation » en France, elle n’est pas non plus sans conséquences, puisque qu’elle confronte l’œuvre à certaines attentes et surtout à un système éditorial générant des pressions auxquelles les auteurs peuvent choisir de répondre ou non en développant, dans de nombreux cas, des stratégies qui s’inscrivent au sein même de leur œuvre. Paradoxalement, la dimension « nationale » n’est pas un critère anodin pour l’analyse (esthétique) de l’internationalisation du champ littéraire français. Quelques développements sur les concepts d’hybridité et d’écriture migrante dans l’introduction générale eussent vraisemblablement contribué à plus de clarté dans ce domaine, mais on ne peut, dans la limite d’une introduction à un dictionnaire, même raisonné, attendre un traitement exhaustif de phénomènes aussi complexes et aussi intensément discutés par la critique littéraire. On peut, pour cela, se reporter aux études citées en bibliographie.

Par-delà la « littérature-monde »

9Bien que la conception de ce dictionnaire soit très antérieure à la publication du manifeste « Pour une littérature-monde en français » dans les colonnes du Monde des Livres en mars 2007, les éditrices, en 2011, n’ont pu faire l’économie de cette référence et d’un positionnement discursif par rapport à un discours qui s’est rapidement voulu dominant, même si les milieux universitaires en ont depuis abondamment montré les limites. Faisant référence de façon récurrente à l’initiative lancée par Michel Le Bris, les éditrices en rappellent les principaux arguments.

10Le dictionnaire partage avec le manifeste l’idée que les catégorisations en vigueur, et notamment celles qu’implique la notion de « littérature francophone », atteignent leurs limites. Il s’agit là aussi d’inviter au dépassement des cloisonnements en proposant une lecture transversale des corpus : il est donc ici moins question de réfuter les modèles que de les nuancer et de les compléter afin de rendre compte des complexes phénomènes d’internationalisation à l’œuvre dans le domaine des littératures en français, de surcroît à l’ère de la mondialisation. Pour le reste, le dictionnaire assume une position discrètement mais sûrement critique par rapport aux accents du manifeste. En effet, cette entreprise démontre de façon exemplaire, tant par sa définition scientifique qu’au sein même des nombreuses notices que ni ce que Michel Le Bris appelle « littérature-monde en langue française » ni même la consécration des auteurs venus d’ailleurs dans les positions centrales du champ littéraire français n’émergent en 2006, mais sont bien au contraire des phénomènes ancrés depuis longtemps dans le paysage littéraire français et en aucun cas aussi globalement marginaux que d’aucuns ont bien voulu le prétendre ; que les esthétiques présentes dans ces littératures ne se laissent pas résumer à une simple opposition entre les proses enchantées des auteurs venus d’ailleurs et un supposé minimalisme squelettique de la prose française étouffée par ce que Michel Le Bris considère ouvertement comme les dérives de la pensée critique. En somme, le dictionnaire oppose un discours scientifique reposant sur des critères d’analyse poétique à un discours idéologique et manifestaire, ce qui n’est pas son moindre mérite dans les débats actuels.


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11Pour conclure : malgré les quelques réserves mineures, qui sont au demeurant plus à mettre au compte des limites inhérentes au genre du dictionnaire qu’à la qualité scientifique de l’entreprise, il est évident qu’Ursula Mathis-Moser, Birgit Mertz-Baumgartner mais aussi tous les coordinateurs et rédacteurs livrent ici une contribution fondamentale à l’étude de ce / ces corpus. À chacun désormais d’utiliser ce précieux instrument pour ouvrir de nouveaux discours scientifiques sur un ensemble d’une extrême richesse et sur une période charnière vers les paradoxes de l’ère de la mondialisation.