L’autofiction face au mythe d’Œdipe
1L’usage du terme autofiction demeure encore problématique car plusieurs définitions existent ; il désigne un univers dont les limites restent mobiles et flottants. Il s’agit d’une forme d’écriture autobiographique assez récente dans laquelle le « moi » semble vivre la crise du sujet du xxe siècle. Cette forme peut aussi être considérée comme l’un des résultats contemporains du procès de fictionnalisation du réel : Serge Doubrovsky — l’auteur auquel est attribuée l’invention du terme pour désigner en 1977 son propre roman Fils — parle en effet de « fiction des faits strictement réels », à propos de l’autofiction.
2Dans l’autofiction, l’invention et la fiction deviennent des moyens de recherche identitaire à travers la psychanalyse, tandis que le pacte autobiographique de vérité de Philippe Lejeune1 n’est pas respecté, car l’auteur devient conscient de l’impossibilité de s’écrire de façon totalement sincère et il se sert d’une certaine ambiguïté afin de montrer comment le moi du texte n’est pas le même moi de la réalité, en revendiquant l’acte de fictionnalisation de soi. En cherchant à s’affranchir des censures intérieures, l’autofiction s’ouvre aussi à l’expression de l’inconscient dans la narration de soi.
3Selon Philippe Gasparini2, on peut trouver une des différences entre l’autobiographie et l’autofiction dans le différent niveau de conscience de l’écrivain : dans l’autobiographie traditionnelle, l’auteur semble ignorer la dissimulation de l’écart qui existe entre le monde réel et celui de l’écriture ; par contre, dans l’autofiction l’auteur est conscient qu’il n’y a pas de continuité entre la vie réelle et l’écriture et il reconnaît l’écart existant entre le langage et la réalité en présentant sa propre histoire sous la forme d’une fiction.
4L’autofiction accueille sans doute l’héritage de l’autobiographie traditionnelle (elle se fonde, par exemple, sur le principe d’identité des trois instances narratives : auteur, narrateur et personnage coïncident), mais en même temps elle prend ses distances avec celle‑ci en se réclamant de la fiction dans les modalités narratives comme dans le péritexte, en remettant en cause les défauts de l’autobiographie à travers l’ironie et en cherchant à invalider la théorie des pactes de lecture de Ph. Lejeune : lorsque le moi fabule et se fictionnalise en se projetant dans des personnages imaginaires qui sont des prolongements de lui‑même ou en modifiant certains événements de son existence, la représentation de soi confine à la fiction. Dans l’autofiction, en effet, le moi se figure comme une instance fictive et le texte vise par ce détour à une vérité personnelle qui se situe au-delà de la vérité factuelle des faits racontés.
5L’ouvrage d’E. Samé, docteur en littérature française de l’université de Bourgogne, se situe à la croisée des champs littéraire et psychanalytique. À travers l’étude et la comparaison de trois textes exemplaires et représentatifs — Fils de Serge Doubrovsky (1977), Le Miroir qui revient d’Alain Robbe-Grillet (1984) et À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie d’Hervé Guibert (1990) — E. Samé aborde par une approche psychanalytique le fantasme à l’œuvre dans l’autofiction, c’est-à-dire la nature du sujet à défaire de l’emprise de la loi et du père, dont la figure emblématique serait celle du psychanalyste et celle du médecin.
6Dans cet ouvrage, qui s’articule en trois grandes parties (« Faire sa propre statue », « Se projeter hors de soi », « La castrature du cercle »), l’auteur se propose d’étudier l’imaginaire de l’autofiction qui, depuis l’invention du néologisme par Doubrovsky, reste encore une notion qui ne cesse à la fois d’échapper au critique et de susciter son désir. La réflexion s’articule autour de deux axes principaux qui rendent compte du discours autofictionnel : d’une part, l’autobiographe faisant sa propre statue, et d’autre part l’autofictionnaliste y opposant sa volonté de se projeter hors de soi et de se construire face à une sorte de « père-analyste » qui devient une figure rivale et gémellaire au même temps. Cependant, le geste transgressif des auteurs d’autofictions ne peut que se reposer sur la valeur juridictionnelle du genre autobiographique, laquelle joue un rôle de paternité et de filiation, et inversement. Dans ce double rapport d’opposition et d’adhésion, l’autofiction ne semble donc pouvoir exister qu’au miroir de l’autobiographie. L’auteur autofictionnaliste, en effet, évoque toujours, à travers le moyen de l’ironie, l’autobiographe qui est en lui. E. Samé affirme que l’autofictionnaliste se présente sous l’image d’un fils face à un père autoritaire : l’autofiction semble s’écrire et se développer en marge de l’autobiographie comme un fils qui s’oppose au père afin de réclamer son autonomie. Cet ouvrage cherche ainsi à établir, à travers une lecture psychanalytique, la façon par laquelle un fils (l’autofictionnaliste) s’écrit dans l’absence du père (l’autobiographe) et interroge la manière dont la vérité dans l’autofiction advient.
L’autorité du père
7Pour ce faire, E. Samé se sert de la lecture psychanalytique du mythe œdipien et illustre le rapport qui existe entre autobiographie et autofiction, rapport dans lequel deux forces s’opposent et s’affrontent : l’une « paternelle », qui tente d’ancrer le sujet et d’établir des règles, l’autre « filiale », qui refuse ce lien en se rebellant contre l’autorité. Dans cette poétique, « l’autofictionnaliste serait sans cesse dans une pro-jection, c’est‑à‑dire à la recherche d’un interdit ou d’une frontière étrangère à franchir, tiers séparateur relançant toujours le désir » (p. 8).
8L’autofictionnaliste évoque ironiquement la figure de l’autobiographe qui demeure latente en lui et il se présente sous l’image d’un fils soumis à une structure rigide :
L’autofictionnaliste s’introduit lui‑même comme un personnage supplémentaire dans le récit sous la figure d’un opprimé, d’un fils, « pervers ». Très vite, le lecteur entre dans un fantasme du complot bien différent de celui prêté communément à l’autobiographie. (p. 14)
9L’écrivain autofictionnaliste se présente donc comme un fils face à un père oppresseur, « car le corps du texte autofictif est soumis à une procédure d’examen par le censeur lejeunien comme le corps l’est par le médecin et la psyché par le psychanalyste » (ibid.). Il évoque une figure paternelle dont la caricature a à la fois une finalité ludique, ironique et démonstrative, en esquivant tout regard et en s’inscrivant dans une ironie nouvelle dans le rapport à soi.
10E. Samé souligne le rapport de filiation de trois livres du corpus avec La Nausée de Sartre, en comparant l’angoisse de castration de Roquentin à cette angoisse face au passé qui inhiberait et féminiserait le sujet à cause de son déterminisme, rappelant par là la dette des auteurs des textes étudiés envers la formule sartrienne qui suppose que « tout présent se donne comme un passé nié de sorte qu’au moment où j’écris je peux affirmer du moins que j’ai été » (cité p. 9).
11Le problème de la temporalité concerne celui de la liberté, comme l’a conçu Sartre en affirmant que « le passé est ce qui est hors d’atteinte et ce qui nous hante à distance. S’il ne détermine pas nos actions, au moins est-il tel que nous ne pouvons prendre de décision nouvelle sinon à partir de lui », car en effet, comme l’écrit Sartre, « toute action destinée à m’arracher à mon passé doit d’abord être conçue à partir de ce passé-là, c’est-à-dire doit avant tout reconnaître qu’elle naît à partir de ce passé singulier qu’elle veut détruire3 ».
Et ce serait cette temporalité sartrienne faisant de l’autofiction, une autobiographie non plus « essentialiste » mais « existentialiste », en sorte qu’au « phallotexte » autobiographique, l’autofictionnaliste opposera un « gynotexte », s’incarnant en un ultra-autobiographe dont la négativité phallique serait gage d’authenticité. (p. 14)
12L’autofiction questionne donc la liberté de l’autobiographe à affirmer sa vérité face à la loi : l’autorité du père est niée et présente à la fois et l’évocation du nazisme et du stalinisme de la part de Robbe-Grillet dans Le Miroir qui revient illustre jusqu’à quelle extrémité peut aller la sujétion d’un fils à son père.
13L’auteur rappelle également que, selon Sartre, le recours à l’inconscient est pour l’auteur une excuse expliquant sa mauvaise foi4. Doubrovsky dans Le Livre brisé (1989) exprime sa pensée sur la psychanalyse qui révèle et dérobe le sujet en même temps, en imposant des analyses et des grilles de lectures à travers lesquelles lire l’individu, son identité et son enfance : « fidèle au projet sartrien, S. Doubrovsky fait de sa mauvaise foi une vérité, conscient du fantasme se jouant dans cette prise de pouvoir et du symptôme se mettant ici en scène » (p. 12).
Dans l’imaginaire sartrien de l’autofictionnaliste, dénier l’inconscient revient à dénier le père et tenter de liquider une névrose paternelle — car ce qui est refoulé n’est pas oublié et continue d’agir souterrainement — que l’écriture autobiographique actualise pleinement. […] L’autofictionnaliste serait cet autobiographe décillé, cet archéologue-analysant nouvellement autobiographe comme l’on écrirait nouvellement lucide, témoignant de son ambivalente emprise et dont la quête de soi aurait pour tenants un déni du père et de l’inconscient comme censure barrant le sujet et pour aboutissants un acte de libération et de prise de conscience de soi. L’autofiction serait la conquête politique, œdipienne et, ce faisant, ontologique de la maturité, non pas par le père mais contre le père, qui serait un agent névrotique répressif et régressif. (p. 18-19)
14L’autofiction partant du postulat que tout sujet est fictif dans son discours sur lui, cherche à écrire un récit du point de vue de l’analysé et non de l’analyste. En s’appuyant sur la pensée de Sartre, qui oppose la littérature à la psychanalyse et sur sa théorie de la dépossession du sujet décentré et agi par une instance autre, le moi autofictionnel, conscient de la censure qui agit sur lui, ne se veut plus soumis à la loi d’un regard autoritaire et extérieur (le regard du père-analyste) et il y substitue son propre regard et sa propre loi, prenant pour complice et témoin le lecteur : ce faisant, « il pervertit […] le procès autobiographique » (p. 13). L’autofictionnaliste renonce donc au regard censeur de l’autobiographie lejeunienne qui le dépossèderait et en tant que « fils pervers » s’oppose au « père oppresseur ».
15Une fois affranchie d’un tel regard, l’écriture de soi n’est plus en quête d’absolution et, « par l’entrée dans le pacte romanesque, devient autofiction, c’est-à-dire “construction par soi‑même” et non plus autobiographie c’est-à-dire “écriture” comme l’on dirait “dictée par soi de sa vie” » (p. 19).
L’autofiction comme image en négatif de l’autobiographie
16Partant de chaque texte du corpus et de l’imaginaire qui lui est propre, E. Samé analyse ce retournement symbolique qui semble faire de l’autofiction l’image en négatif de l’autobiographie, « non pour la confondre et l’accuser de pervertir le procès autobiographique mais pour y reconnaître la singularité d’une structure dont la polarité, par l’entrée dans le pacte romanesque est inversée » (p. 14). En reprenant et en se servant d’une formule de Robbe-Grillet, E. Samé oppose à l’autobiographe qui fait sa propre statue, l’autofictionnaliste qui se projette hors de soi pour dépasser enfin cette opposition afin d’établir comment la subversion de l’autobiographie par l’autofiction se révèle être une écriture du secret.
17E. Samé rappelle aussi la façon dont Robbe-Grillet, dans sa trilogie Romanesque, parle des ses entreprises de subversion de l’autobiographie en voulant bouleverser l’ordonnancement des événements de la vie notamment, ou la manière de Guibert, dans À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, qui parle de son récit comme d’une « science-fiction » dont il serait l’un des héros : l’autofictionnaliste reproche à l’autobiographe son « écriture factice tendant à mettre en valeur son sujet de la manière la plus pompeuse » (p. 18).
18E. Samé interroge ainsi tout autant le genre littéraire que le genre sexuel du texte autofictionnel :
Le texte autofictionnel est un corps symbolique en cela que le corps s’inscrit dans le texte. Dès l’instant où l’autofictionnaliste affirme écrire un texte indécidable quant à son caractère autobiographique, s’engageant en son nom propre comme auteur et comme narrateur, il est possible de dire qu’il adopte une posture à travers laquelle il donne à son corps un caractère indécidable. La sexuation de l’écriture a tout à voir avec celle du sujet en sorte que la question autofictionnelle est une question du féminin. Entrer dans cette question du genre serait s’interroger sur cette position féminine du fils face au père. (p. 205)
19Le critique semble aussi reconduire la déconstruction barthésienne d’une littérature à l’écriture parricide à laquelle semble correspondre l’autofiction : l’écrivain moderne, en effet, s’invente dans le présent de son écriture en s’affranchissant de l’autorité de l’auteur qui pesait comme celle d’un père. Selon E. Samé, on peut y trouver une ressemblance avec rapport que l’autofictionnaliste entretient avec l’autobiographe :
L’autofictionnaliste redoute cette propension autobiographique à satisfaire, sa très grande difficulté à ne pas céder à la culpabilité, cette tyrannie à être dans l’impossibilité de poser une limite à ce regard comme à cette exigence de signification. (p. 206)
20Dans l’autobiographie, en effet, la parole et l’écriture de soi se posent face à la loi dans un rapport de dépendance qui « souligne toute la fragilité d’une confession, [et] à quel point son authenticité est liée à la liberté dans laquelle elle se dit, c’est-à-dire en l’absence d’une contrainte qui est celle d’un regard particulier, un regard légal, propre à évaluer et à avaliser » (p. 206). Dans ces conditions, la parole autobiographique ne peut que glisser vers les attentes du lecteur, vers lequel l’autobiographe a des obligations qui dérivent du pacte de lecture, oubliant ainsi de s’écrire.
21Une fois le pacte autobiographique établi, le texte est soumis à l’exigence de vérité et se trouve voué à la postérité : « manière dérisoire pour l’autofictionnaliste de clore sa vie, en la réduisant rationnellement. La simplification en quelques traits, le remplissage et le polissage du corps autobiographique en font un corps mort » (p. 207). L’auteur d’une autobiographie, en effet, semble écrire dans la crainte et la culpabilité et avoir une propension à feindre et à se justifier :
Puisqu’il y a évaluation, part est faite à la culpabilité comme à la faute. Coupable, elle subit une pression négative. Confessionnelle, elle se délivre afin de s’innocenter à l’image de la parole scolaire à travers laquelle l’élève ne cesse de justifier sa bonne foi face à une incrédulité et une méfiance de mise. (p. 206)
22Les figures de l’analyste (dans Fils et Le Miroir qui revient) et du médecin (dans À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie) montrent une analogie entre le corps biologique et le corps psychique qui fonde la question de la sexuation. Ces figurent représentent aussi celles de la possession qui sont omniprésentes dans l’autofiction :
L’autofictionnaliste est dans ce fantasme d’une percée ou d’une intrusion sans frein telle qu’elle sera policière, irréversible, totale, sans angle mort où se dissimuler par qu’il est lui-même sans frein face au regard de l’autre. [...] Le fils est pénétré, possédé et le dénie. Voici donc deux corps textuels, l’un psychique et l’autre biologique, troués en ce sens d’un féminin dont l’hystérie serait d’opposer au regard de ces pères, une manière de déni face à ces convictions inébranlables qu’elles soient psychanalytiques ou médicales. Cette trouée opaque, à la fois refuge et cachette […], constituerait une aire de résistance telle qu’elle refuserait au corps scriptural son caractère parfait, achevé, c’est-à-dire mort. (p. 207)
23E. Samé rappelle alors que S. Doubrovsky évoque, à propos de son écriture, un « gynotexte », c’est-à-dire le jaillissement spontané de l’écriture, auquel succède un « phallotexte », sorte de regard qui surveille et corrige, comme celui d’un père. En suivant cette définition, « l’autofiction serait un gynogenre face au phallogenre que représenterait l’autobiographie » (p. 207). Le mouvement métonymique de la parole de l’analysant figure ce contrepoint du genre autofictionnel, en cela qu’il émerge sans cesse comme partie d’un tout. Ligne de fuite d’un contre-modèle face au modèle » (p. 208).
24En effet, l’autofiction se sert de l’ironie pour agir de manière subversive en ouvrant une « zone de non-prédication » (ibid.) et en s’intéressant aux marges où le sujet ne semble émerger que par opposition, par divergence au regard qui l’observe. E. Samé oppose à la clôture et à la fixité du corps textuel autobiographique l’ouverture de l’autofiction :
le sujet autofictionnel décide non de faire sa propre statue comme l’autobiographe mais de la ruiner systématiquement. Dans l’auto-subversion, le rapport du sujet à la connaissance de soi diffère en sorte que les motifs de l’oubli, du silence, de l’errance, du déracinement et de l’inachèvement y sont essentiels pour ce personnage glissant tout entier livré à une glissade existentielle tenant de l’ironie. (p. 50)
Le désir du texte blanc
25L’autofictionnaliste évoque à travers l’ironie l’autobiographe qui est en lui en se présentant sous l’image psychanalytique d’un fils soumis à une structure hystérique face à un père sévère : cette figure d’autofictionnaliste jouerait à être un autobiographe plus « ultra » que le père afin de séduire le lecteur en tenant le jeu de l’énigme et en soutenant le désir du lecteur plus qu’il ne dévoilerait. C’est ainsi que, selon E. Samé, se construit un « texte blanc », c’est-à-dire le secret du texte à venir qui est promis sans cesse mais qui ne viendrait jamais : le texte blanc est « ce texte dont l’écriture ne révèle rien mais au contraire construit ce désir d’un texte à venir qui ne viendra pas, tout le jeu consistant à le faire oublier » (p. 211). « L’autofictionnaliste situe sans doute du côté de l’expérience à venir la connaissance de soi, c’est-à-dire là où encore rien de se sait » et la mise en question de l’autorité et du sujet par lui-même devient pour lui principe d’autorité, une sorte de « mise en abyme du paradoxe » (p. 53).
26L’écriture de soi à laquelle se livre l’autofictionnaliste est un lieu de passage, de glissement, un travail de déconstruction qu’il compare « à un travail d’oubli, en ce sens où il faut oublier ce que l’on a cru être » (p. 53). L’oubli, les trous de mémoire, les silences et la page blanche correspondent à une sorte de tabula rasa, à la liberté et à la possibilité de l’être, une « manière de mise à zéro régénératrice rendant la mémoire à la perte de mémoire, à sa fragilité » (p. 53), au concept de Neutre5 qui suspend la valeur attributive du langage et qui est désiré par le sujet autofictionnel.
27Comme l’écrit E. Samé, « l’autofictionnaliste se retranchant sans cesse du rôle qu’il incarne, la somme autobiographique devient soustraction autofictionnelle » (p. 53).
***
28Emmanuel Samé ne conclut pas moins sa réflexion en signalant qu’il convient de dépasser l’opposition entre phallogenre autobiographique et gynogenre autofictionnel : dans le texte autofictionnel le sujet n’est plus dans un rapport d’imitation au modèle comme dans l’autobiographie, mais dans un rapport de parodie. L’auteur d’un texte autofictionnel semble montrer au lecteur des clichés autobiographiques avec ironie, en semblant éviter la pente hystérique à travers laquelle il dénonce l’autobiographie. Dans la propension de se projeter hors de soi au lieu de faire sa propre statue, l’autofictionnaliste ironise toujours sur la propension de l’autobiographie à se soumettre au modèle ne cessant pas d’évoquer ainsi l’autobiographe qui se cache en lui en sommeillant : « si l’autofictionnaliste ne cesse de citer ses pères en autobiographie, peut-être […] que les modèles parodiés sont évidemment canoniques et incontestables » (p. 210). La transgression de l’autofiction tend en effet à maintenir l’impératif autobiographique afin de subir la transgression des règles du genre sur le mode du déni :
C’est parce qu’il existe un corps autobiographique clos tel que se plaît à le croire l’autofictionnaliste qu’il existe un corps interdit que celui‑ci ne cesse de transgresser mais, ce faisant, le corps s’autorise en sorte qu’il ne devienne plus qu’un corps dont il faut se séparer. (p. 210)
29L’autofiction, face à la « légalité » de l’autobiographie, se veut criminelle et son corps textuel est désirable car il est interdit.
30La « rigidité » du sujet d’une autobiographie est comparée à celle du sujet d’une photographie qui « donne à voir du sujet une représentation figée que le regard, éminemment prédicatif, tend naturellement à constituer en objet de savoir, c’est-à-dire en modèle » (p. 21), et qui transforme le sujet en objet6 :
la pose photographique suppose la manipulation du corps textuel, une représentation circonstanciée et dictée. Les sens préexiste en ce sens d’un modèle idéologique dans lequel le sujet se fond comme d’un désir auquel il collerait. L’adjectif, la métaphore, le passé simple deviennent autant de déclinaisons d’un regard médusant. L’identité s’y perd. L’appétit comme le désir y disparaissent. L’autofictionnaliste, dans cette vision critique de l’autobiographe, esquisse les motifs d’une dépendance hystérique au modèle en sorte que le manque non signifié réduit tout désir comme tout appétit. Le fils n’accepte pas plus d’être en manque lui-même que de manquer à l’exigence de cette doxa. (p. 209)
31E. Samé oppose à la métaphore photographique une métaphore cinématographique, suggérant un sujet en mouvement qui n’est pas pris dans une modélisation rigide et immobile de soi et de son passé : les fragments du vécu sont ainsi des producteurs du récit en devenir, en écrivant ce que l’auteur de cet ouvrage appelle “autobiocinématographie”, néologisme qui définit une « écriture par soi du mouvement de sa vie ou écriture par soi de sa vie en mouvement » (p. 59).
32L’écrivain autofictionnaliste refuse de « faire sa propre statue », d’être enfermé dans une structure rigide et immobile, et se projette dans un univers fictionnel en devenir : ce faisant, le « fils » fait sa révolution contre le « père » et sa loi. L’autofictionnaliste, en outre, reproche à l’autobiographe de ne pas savoir accepter les manques, les contradictions, les trous de mémoire, et de ne pas laisser d’espaces vides ni de liberté : se définissant comme un projet existentiel, l’autofiction se présente comme une subversion de l’autobiographie caractérisée par l’ironie.
33Ainsi, selon E. Samé,
l’entreprise dérisoire qu’initie S. Doubrovsky […] ne veut et ne peut structurellement connaître de fin. Il se dessine un jeu par lequel le désir de prédication est à l’aune du caractère insaisissable de l’autofiction en sorte que la démoniaque, évanescente et, ce faisant, hystérique autofiction fait de l’épistémophilie du critique un absurde qu’elle fait naître et dont elle se nourrit. Ni pacte, ni anti-pacte mais compromis, l’autofiction possède deux significations diamétralement opposées […]. (p. 8)
34L’univers autofictionnel se caractérise donc toujours par une sorte d’ambiguïté : en tant qu’espace hybride où la réalité exprime des revendications vers la fiction, l’autofiction définit l’égarement qui empêche d’interpréter certains éléments du récit comme des faits réels ou inventés.