L’été indien d’une fin-de-siècle européenne
1Composé d’articles parus entre 1969 et 2010, le présent ouvrage fait honneur à l’érudition de Christian Berg, « passeur de frontières », pour reprendre la formule de ses épigones, passeur de savoir et passeur de passion. Le recueil suscite l’enthousiasme : les close readings s’allient aux perspectives synoptiques, la littérature côtoie la philosophie, la sociologie, les arts ; la littérature française voisine les lettres belges et anglaises. Divisé en trois sections, successivement intitulées « L’Automne des idées », « Signes de signes » et « Schopenhauer et les symbolistes belges », le recueil s’apparente à un tissu dense, aux motifs complexes, mais d’une grande homogénéité : en effet, les études mettent en lumière l’unité souterraine de l’imaginaire fin-de-siècle. L’étendue de la culture et le style enlevé de Chr. Berg dessinent un paysage crépusculaire rayonnant, que transmet de la plus belle des manières ce livre-hommage.
« Horloge ! Dieu sinistre, effrayant, impassible1 »
2Le temps est, pour Chr. Berg, la composante fondamentale de la décadence2. Tantôt perçue dans la perspective cyclique d’une mort annonciatrice de renaissance, comme l’hiver qui précède la Reverdie, tantôt représentée comme l’étape finale d’une régression, la décadence est temps.
3Si l’œuvre wagnérienne sature l’espace romanesque du Crépuscule des dieux d’Élémir Bourges, elle en détermine également la figuration du temps ; placé sous l’égide du mythe, le récit est tendu vers une fin annoncée. La conscience du fatum suspend le temps, l’étire, l’épaissit dans une durée semble-t-il infinie, que Bourges incarne dans la décomposition lente du corps de Charles d’Este. Densifié, le temps prend de l’espace. Il en prend d’autant plus que les lieux sont confinés ; exilés, les personnages sont opprimés par l’espace autant que par le temps.
4En réaction à une conception évolutive et centrifuge de l’histoire, alors dominante grâce aux progrès techniques et économiques, les récits fins-de-siècle obéissent à un schéma involutif et centripète. La dynamique spiroïdale à l’œuvre dans les romans décadentistes marque un « divorce entre l’imaginaire et les réalités socio-économiques ». Chr. Berg s’oriente vers une interprétation sociologique : « les textes de l’époque mettent en place des stratégies d’involution et de récession qui visent à transformer la décadence en condition même de l’existence artistique au sein d’un monde profondément hostile à l’art, à la création et aux écrivains » (p. 10). Thébaïde, rade, pour reprendre des termes huysmansiens, l’isolement dans l’espace se double d’un enfermement dans un passé idéalisé ; cette temporalité uchronique stricto sensu constitue un double rempart contre le monde. Cependant, en voulant se protéger de l’espace-temps de la vie, les personnages se condamnent à la mort ; l’asphyxie narrative, son étisie mortifère sont mises en scène par Huysmans dans « une sorte de degré zéro de la progression temporelle » (p. 12), écrit Chr. Berg.
5Diluée, distendue, la temporalité décadente se pétrifie à mesure que la trame narrative s’amenuise et que le verbe s’emballe et tourne à vide : le personnage n’est que poussière de mots, verbum vidé de toute substance dans une durée figée au bord du gouffre baudelairien. Loin d’une vision téléologique, d’une conception hégélienne de l’histoire, le temps décadent, qui doit beaucoup au temps schopenhauerien, est itératif et stérile.
« Il n’y a de vrai que le boxon, oh oui !3 » : les maisons closes, cercles littéraires de la fin-de-siècle
6Les études de Chr. Berg sont de précieuses et passionnantes enquêtes sur les débuts de la modernité belge et française, l’entrelacs des relations transfrontalières, les combats, les errances et tâtonnements d’une nouvelle littérature. L’auteur met en évidence une « sphère de sociabilité » (p. 43), l’apparition de thèmes et de motifs, de stylèmes aussi, qui composent petit à petit ce qu’il nomme « le réseau du boxon ». Chr. Berg éclaire ainsi un pan de l’histoire littéraire, à la lumière de données esthétiques, sociologiques, économiques et historiques qui permettent d’apprécier le rôle déterminant d’auteurs comme Huysmans, un des principaux vecteurs ou passeurs entre le naturalisme et le décadentisme, les Français et les Belges. L’analyse des Rimes de joie, de Théodore Hannon, illustre de manière exemplaire les méthodes du « réseau du boxon » :
Rimes de joie est somme toute une œuvre collective, fruit avéré de la collaboration intense entre Hannon, Huysmans et Céard, sans oublier Félicien Rops dont l’apport ne se limita pas aux eaux-fortes du recueil, mais qui invita Hannon à instaurer un véritable dialogisme entre ses planches et les poèmes du recueil. (p. 55)
7Fer de lance d’une jeunesse littéraire désireuse de renouveler le roman et de faire parler d’elle, la maison de tolérance est une composante nodale de la littérature fin-de-siècle. Sur les pas des pionniers naturalistes, la nouvelle génération d’écrivains et d’artistes prend la prostituée comme égérie dans ses combats esthétiques et politiques : il s’agit de continuer la lutte visant à émanciper l’art du carcan moral et donc religieux, afin d’élargir le champ d’expression artistique. Les riddecks, quartiers rouges des villes de Flandres, constituent ainsi un nouveau terrain d’investigation, sociologique et artistique : le béguinage du sexe, pour reprendre l’heureuse formule de Georges Eckhoud, devient sous la plume des Goncourt un lupanar du monde et par extension une pornotopie, « lieu où s’exhibent librement la pornè et la pornocratie » (p. 71).
8Lieu d’inspiration, le boxon est aussi celui de la sociabilité, les jeunes plumes y rencontrant leurs maîtres, et de la publicité. L’auteur ne manque pas de souligner la modernité piquante de la stratégie commerciale qui sous-tend les scandales déclenchés par la muse moderne, la prostituée : la publicité sulfureuse des journaux permet aux jeunes talents de se faire connaître et de vendre. « Rien de nouveau sous le soleil », en somme.
« Tout en ce monde n’est que signes, & signes de signes4 »
9L’hyperesthétisation est l’une des composantes fondamentales du décadentisme. Chr. Berg continue d’éclairer les linéaments souterrains d’un réseau artistique européen en s’intéressant à l’influence de Max Elskamp sur cette esthétique fin-de-siècle, tournée vers le culte du beau. Dans une érudite recontextualisation de l’œuvre de l’artiste belge et notamment des six sonnets de L’Éventail japonais5, « reproduits par le procédé de la pâte à polycopier sur fond d’estampes japonaises », Chr. Berg dévoile l’avant-gardisme d’Elskamp et la dynamique européenne qui sous-tend la création fin-de-siècle :
l’idée d’intégrer l’ornement au texte et de transformer le livre en un précieux bibelot fait d’Elskamp un vrai précurseur en matière d’esthétique du livre en Belgique. Ce n’est en effet que quelques années plus tard que les nouvelles tendances en matière d’ameublement, de décoration et d’édition, qui virent le jour en Angleterre sous l’impulsion de W. Morris, W. Crane, Mackmurdo, Mackintosh, Beardsley et d’autres, se manifestèrent en Europe et plus particulièrement en Belgique. (p. 92)
10Le culte du beau s’accompagne d’une défiance à l’égard de la nature, soumise à l’altération du temps, et d’une fascination subséquente pour l’artificiel, l’antiphysis. Chr. Berg revient sur l’importe étude Clément Rosset6 en y apportant une nuance pertinente :
[l]es artifices [de des Esseintes] ne relèvent plus nettement de l’antiphysis, mais plutôt de la pseudophysis. Car si l’artifice baudelairien est encore franchement opposé à la nature, celui du héros de Huysmans n’est déjà plus qu’un simili, une nature en toc, substitut, ersatz d’une physis jugée défaillante. (p. 135)
11Or cette orientation dévoile le discours autoréflexif critique qui apparaît en creux dans bon nombre de récits fin-de-siècle. Dans les romans de Rachilde comme de Huysmans, « la mécanique [pervertissante] destinée à susciter l’antiphysis [grippe] à plusieurs reprises » (p. 138). Ainsi, dans Monsieur Vénus,
le côté moralisateur de ce soi-disant roman « scandaleux » est très apparent : car la toile de fond, constituée par le discours naturaliste, ne sert pas uniquement à suggérer les forces qui s’opposent au projet de Raoul de Vénérande. Elle se charge de culpabiliser et de condamner l’héroïne décadente dont la tentative ne peut déboucher que sur la mort. (p. 139)
12Hypertrophiés, la littérature et les arts se replient sur eux-mêmes, hors du monde, et répètent à l’envi ce qui a déjà été dit ; l’intertextualité étaie l’itération, la stérilité, le figement. Ainsi, dans le récit de Bourges, comme dans ceux de Schwob, « à chaque page se manifeste une hyperconscience par rapport à la tradition littéraire, picturale et musicale. Tout, ici, renvoie à tout » (p. 29). Cette circularité se fait, selon Chr. Berg, promesse d’assèchement de la source d’inspiration, de mort esthétique, mais aussi ontologique : « le costume se vide du corps, comme le masque évacue le visage : pure extériorité sans intériorité » (p. 151). Les analyses de l’œuvre de Jean Lorrain mettent de l’avant la finitude programmée de la littérature décadentiste, qui aurait brisé le lien entre le signe et le monde pour se mouvoir dans un monde de signes. Le masque, détournement artificiel du réel, est en ce sens un « objet issu de la déformation du réel pour se muer en discours de la non-coïncidence de soi avec soi, symbole de la coupure avec une intériorité inassumable » (p. 148). Le travail de Lorrain conduit « lentement mais sûrement, à la perversion de toute littérature mimétique pour en faire une littérature-simulacre qui intériorise de plus en plus les conditions de sa propre répétition » (p. 156).
13De là le pessimisme de la littérature décadentiste et ses accointances avec le symbolisme : « Schopenhauer, rappelle Chr. Berg, […] apporta aux Jeune Belgique une assise philosophique à la théorie de l’Art pour l’Art, un renforcement de leur pessimisme, une confirmation que le monde n’était que le voile de Maya, tissé par l’illusion » (p. 261). Le thème du miroir, qui traverse l’imaginaire d’alors, prend sens : « l’un des éléments du système [de Rodenbach, par exemple] consiste à voir le réel à travers sa réverbération » (ibid.) ; l’invisible devient visible par analogie. Mais Chr. Berg va plus loin :
réverbéré, doublé, calqué, médiatisé, le sensible devient acceptable parce qu’il échappe à la causalité et au temps : « Les choses dans l’Eau vont échapper à leur loi / Et plongent un moment dans un ciel sans durée7 ». La structure de réitération du monde ainsi mise en place permet non seulement sa déréalisation — puisqu’elle accentue la représentation d’un univers voué à la représentation — mais libère du même coup le réel des déterminismes qui l’emprisonnent. […] À l’issue d’un processus qui a fait ses preuves, il ne reste plus qu’un monde hâve, blême, spectral, dévitalisé, mais dont on nous assure que l’existence posthume sera immortelle. (p. 262)
« Je crois en toi, Néant, mains jointes sur le trône8 »
14Nous ne saurions rendre compte ici de la richesse de L’Automne des idées, tant les études s’entrelacent, se répondent et tissent une trame dense et complexe à l’image du tissu fin-de-siècle. Chr. Berg montre avec brio la richesse de cette « queue de siècle » brillante comme une comète qui continue d’éclairer notre ciel. L’étude de la « lyre poitrinaire9 » d’un Verlaine tenant salon à l’hôpital de l’assistance publique, durant les dernières années de son existence, et celle consacrée au roman d’Alan Hollinghurst, The Folding Star10, réécriture « gay » de Bruges-la-morte, illustrent bien l’ambivalence de la fin-de-siècle, à la fois morbide et féconde, en même temps que le roman d’A. Hollinghurst révèle le dialogue intime qui unit cette époque à la nôtre, à une exception près : si la littérature fin-de-siècle souffre d’une « malady of dreaming » (The Portrait of Dorian Gray), il est loisible de se demander si la nôtre sait encore rêver.