Lettres rousseauistes au féminin
1À partir de 1793, la ferveur révolutionnaire élève Rousseau au rang de père de la nation et impose à chaque écrivain, homme ou femme, de prendre position par rapport à cet œuvre fondateur. Pour les autrices, la tâche n’est pas simple : la morale rousseauiste a considérablement compliqué le positionnement des femmes qui écrivent et, surtout, qui publient, dans la sphère médiatique. Le rejet révolutionnaire d’une participation des femmes à la vie politique, entériné par les nouveaux textes de loi, rend plus précaire encore la position de celles qui font le choix de s’exprimer publiquement. Parmi ces autrices, Marguerite de Coüasnon entreprend de décrire le parcours d’Isabelle de Charrière (1740-1805) et de Caroline Stéphanie de Genlis (1746-1830). Elles ne sont pas les seules à écrire mais, et M. de Coüasnon insiste sur ce point, elles occupent une place prépondérante dans les cercles littéraires de l’époque et proposent, l’une comme l’autre, un remaniement des positions rousseauistes qui ne tient ni de la franche rupture avec l’illustre prédécesseur ni d’une acceptation pleine et entière de son verdict.
2Genlis et Charrière partagent un double intérêt commun : pour les émigrés d’une part et pour l’éducation d’autre part. La question de l’émigration est imposée par les circonstances historiques et l’inscription sociale de deux autrices qui, soit qu’elles émigrent elles-mêmes, dans le cas de Genlis, soit qu’elles assistent à l’arrivée des émigrés, pour Charrière, observent les conséquences de la Révolution sur une population noble qui peine à s’adapter à son nouvel environnement. La question de l’éducation, elle, est imposée par l’héritage rousseauiste, particulièrement par l’Émile et l’affirmation d’une éducation parentale où les mères occupent une place ambiguë, à la fois nécessaire et subordonnée à l’autorité maritale, une place exclusive à toute autre activité et, notamment, à l’activité d’écriture. Pour Charrière et Genlis, l’acte même d’écriture et de publication est une rupture avec la tradition rousseauiste, mais une rupture dont la radicalité peut être tempérée par le confinement de l’autrice à un domaine féminin de prédilection.
3De fait, Genlis a à cœur de se présenter sous les traits d’une éducatrice experte, celle-là même qui, en plus de nombreux traités et romans sur la question, a éduqué les enfants royaux. De ce point de vue, elle incarne un idéal rousseauiste d’autant plus aisément qu’elle ne cesse de mettre en évidence la proximité de ses méthodes pédagogiques avec celles qui sont préconisées par l’Émile et notamment la nécessité, pour l’enfant, même noble, d’apprendre une profession. Genlis n’en laisse pas d’être suspecte en tant que femme d’esprit et sa position à l’intérieur de l’émigration est souvent difficile à tenir : rejetée longtemps par la France révolutionnaire, elle l’est également par les cercles d’émigrés. C’est que Genlis comme Charrière adopte le rôle d’une éducatrice dont les prescriptions ne s’appliquent pas qu’aux enfants : dans les romans d’émigration des deux femmes, ce sont les émigrés qui doivent apprendre un métier, à la façon d’Émile, c’est-à-dire réapprendre à occuper une place dans une société modifiée. Loin d’un royalisme aveugle, les deux autrices constatent les vices de l’émigration nobiliaire et entreprennent de faire, pour les nobles déjà adultes, la promotion d’une éducation rousseauiste d’inspiration libérale, occupant ainsi une position intermédiaire, et donc conflictuelle, entre deux forces antagonistes.
4À partir de ce point, l’enquête de M. de Coüasnon se dédouble : il s’agit tout à la fois de rendre compte de la fonction éducative des romans des deux autrices et de leur manière de se présenter (ou non), elles-mêmes, comme des éducatrices et de décrire la représentation de l’éducation à l’intérieur des romans d’émigration étudiés. En effet, l’éducation est à la fois une fonction et un thème de ces romans et, selon le modèle littéraire rousseauiste, Charrière et Genlis se projettent dans leurs fictions grâce à des personnages qui les représentent ou, tout du moins, incarnent une partie de leur personnalité. Pour Genlis notamment, la fiction serait la réalisation exemplaire des projets éducatifs décrits dans d’autres écrits. Pour Charrière en revanche, l’exemplarité fictionnelle est beaucoup plus problématique, parce que l’optimisme éducateur le cède devant un scepticisme qui fait émerger, régulièrement, les échecs, les apories et les difficultés de la constitution cohérente d’une image de soi, pour une intellectuelle héritière du rousseauisme. Mettre en scène des éducatrices à l’intérieur de la fiction ne revient donc pas nécessairement à les peindre en gloire : chez Charrière, des personnages comme la Constance des Trois femmes ou la Lady C. de Sir Walter Finch proposent une représentation ambiguë où l’intellectuelle oscille entre opprobre et respect, ridicule et admiration.
5L’exemplarité des héroïnes de Genlis ne les met nullement à l’abri d’une réception sociale difficile de leurs projets éducatifs et nul personnage n’incarne mieux cet état de fait, selon M. de Coüasnon, que Pauline dans les Mères rivales : incarnation de la perfection, Pauline n’en subit pas moins l’humiliation répétée des doutes jetés sur son honnêteté. Dans les fictions de Charrière et Genlis, l’impératif rousseauiste paraît donc contradictoire : il pousse certes les femmes à assurer l’éducation de leurs enfants et, éventuellement, dans le cas de Genlis, de ceux des autres, mais en leur interdisant toute intellectualité, il les empêche d’assurer efficacement cette tâche et, dans le cas où elles se cultiveraient pour y satisfaire, les expose au mépris et à l’incompréhension. Pour les deux autrices, il est donc nécessaire, tout en faisant fonds de l’Émile, d’apporter la démonstration biographique et/ou fictionnelle de ces incohérences. Pour M. de Coüasnon, Charrière et Genlis construisent, par leur parcours personnel et leurs créations fictionnelles, une autorité féminine à l’intérieur du cadre rousseauiste, profitant de leurs positions particulières au sein de l’émigration pour apporter une discussion nuancée des projets éducatifs. Cette autorité féminine n’a rien cependant du féminisme positif d’Olympe de Gouges qui, à la même époque, ne rencontre quasi aucun public : Genlis et Charrière adoptent nombre des présupposés rousseauistes fondamentaux qui distinguent l’écriture féminine de l’écriture masculine. En étant tout à la fois dépassionnées et éducatrices, voire, dans le cas de Genlis, véritablement maternelle, elles se soumettent à la description extérieure de leur identité qui cadre étroitement leurs publications. Mais c’est cette soumission qui est la condition d’un succès auprès du lectorat. Pour Genlis, ce succès passe même par la construction patiente d’une image de soi pour la postérité. En incitant tous ses élèves à prendre la plume et, par exemple, à écrire leurs mémoires, Genlis s’assure de devenir un personnage historique décrit et célébré par des personnalités aussi prestigieuses que les enfants royaux. En faisant des pratiques scripturales une part importante de ses projets éducatifs, Genlis non seulement légitime sa propre pratique et les publications qui en découlent, toujours grâce à son rôle affirmé de pédagogue, mais également construit, par la plume des autres autant que par la sienne propre, une image de soi qui pourra servir à autoriser d’autres pratiques féminines.
6On le voit, les cas de Genlis et de Charrière permettent d’examiner de près l’épineuse question du rousseauisme révolutionnaire et de la place qu’il ménage (ou ne ménage pas) à l’intellectualité féminine. La question de la réception du rousseauisme depuis la période révolutionnaire et tout au long du xixe siècle, pour avoir déjà été abondamment étudiée, est loin d’être épuisée et l’ouvrage de M. de Coüasnon apporte nombre de nuances et de précisions nécessaires à une compréhension fine du phénomène. Cependant, il est regrettable qu’en examinant de si près des problèmes dépendant du genre des acteurs littéraires, M. de Coüasnon fasse si peu usage des recherches importantes déjà produites sur la question, en France comme dans le monde anglo-saxon, du point de vue conceptuel comme du point de vue historique. La méfiance que les études de genre continuent à susciter en France, y compris dans la recherche sur les femmes et leur participation à la création littéraire, n’aide pas à démêler l’écheveau complexe de ces questions. Il paraît difficile cependant de comprendre la complexité des positions de Charrière et, à plus forte raison, de Genlis sans adopter une approche systémique de la diffusion des pouvoirs par les discours, y compris les discours de celles (et ceux) sur lesquels ces pouvoirs s’exercent. Est-il si certain que la négociation rousseauiste d’une gloire posthume par Genlis mette en place une autorité féminine et ne faut-il pas plutôt y voir la soupape de sécurité d’un système plus en plus fermé à l’intellectualité féminine et néanmoins capable de contrôler ses marges, en intégrant quelques rares élues ? Il est à souhaiter pour notre compréhension de la période que ces questions de fond trouvent une réponse dans les recherches futures.