Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Février 2014 (volume 15, numéro 2)
titre article
Clément Girardi

Julien Benda, en mouvement

Pascal Engel, Les Lois de l’esprit. Julien Benda ou la raison, Paris : Ithaque, 2012, 346 p., EAN 9782916120317.

1Dans son livre Les Lois de l’esprit. Julien Benda ou la raison qu’il a fait paraître en 2012 aux éditions Ithaque, le philosophe Pascal Engel se donne l’ambition difficile de rendre sa place à une figure trop largement, et trop aisément oubliée des études littéraires et philosophiques. Julien Benda, juge sévère des idées de son temps jusqu’à sa mort en 1956, figure centrale pourtant de la NRf de Jean Paulhan, grand opposant des philosophies des deux xxe siècles, — du bergsonisme et de l’existentialisme, du pragmatisme et du marxisme —, théoricien connu d’une « trahison des clercs » mal comprise, est resté largement prisonnier de l’ambition polémique de ses propos et de la réception conflictuelle de ses concepts. P. Engel saisit bien la nature de l’enjeu, qui dans sa monographie abondante voudrait débarrasser la pensée de Benda de son apparente inconséquence et de son apparence surtout de réaction systématique. Le pari théorique du livre est de retrouver sous le carcan dogmatique et la machinerie polémique des textes de Benda une assise rigoureuse et un souci fondamental, susceptibles d’organiser en profondeur l’illisibilité de fait des positions bendaïennes, y compris pour son temps. Ce souci fondamental, c’est celui de remettre au cœur de la philosophie une raison à l’empire contesté, désormais repensée dans la complexité de ses évaluations et la validité de ses options.

2C’est en ce point aussi que l’ambition théorique de P. Engel se redouble d’une ambition polémique, assumée comme telle, et qui organise largement son livre. C’est que l’illisibilité des textes de Benda ne tient pas seulement à leur auteur, nous dit‑il, mais bien plutôt à la position de minorité qui était la seule possible pour lui dans l’histoire d’une « philosophie française » qui se serait fondée tout entière, au xxe siècle, sur le rejet principiel de la raison. Benda devient l’occasion de la réévaluation radicale de cette tradition philosophique dont P. Engel lit la continuation profonde de Bergson à Sartre et de Sartre à Deleuze et Foucault, et dont les excès appellent à en revenir à une philosophie de type analytique. Benda devient même le précieux représentant dans la pensée française de la résistance à cette « philosophie française », l’homologue symbolique d’un Russell ou d’un Peirce, mais qui serait né de l’héritage même qui a donné Bergson, Sartre et Foucault.

3Benda prend ainsi place au cœur d’un va‑et‑vient constitutif du livre de P. Engel, et aux deux mouvements indissociables. Mouvement d’abord de retour à Benda comme à l’ancêtre susceptible de dés‑essentialiser, et de critiquer de l’intérieur, une tradition philosophique française reconstruite selon une cohérence hyperbolisée — et mouvement ensuite de redescente, des intuitions théoriques redécouvertes de Benda, à leur formulation dans la conceptualité analytique contemporaine. P. Engel se donne tout autant l’ancrage d’une scène primitive que la justification d’une ambition programmatique.

L’autorité de la raison

4L’ouvrage s’organise en quatre chapitres, qui tous repartent d’un problème fondamental de la pensée de Benda, où « problème » doit s’entendre à la fois comme proposition théorique et comme nœud d’illisibilité. Chaque chapitre est l’occasion de restituer la rigueur et la cohérence — mais ce n’est pas dire toujours, la justesse — des options théoriques de Benda : de manière externe dans l’histoire de la philosophie, mais aussi à l’intérieur de la pensée analytique, où Benda semble retrouver une pertinence propositionnelle forte.

5Le premier chapitre tente de redonner l’option théorique fondamentale de la pensée de Benda, qui rayonnera ensuite dans le sens d’une morale, d’une esthétique, d’une politique : l’affirmation de la transcendance absolue de la raison, et de l’éternité de ses principes et de ses problèmes, contre un bergsonisme déclaré philosophie de la mobilité. Signe d’époque, la pensée de Benda trouve son origine dans une réflexion sur la forme de la vie psychique. La direction toutefois qu’il suit le met d’emblée à contre‑courant de cette même époque : contre la solution retenue par Bergson, notamment, et qui fait paradigme, il opte pour une psychologie clairement associationniste, ainsi que pour un dualisme sans conciliation, et qui constituera l’un des ressorts essentiels de sa pensée. P. Engel inscrit Benda dans une filiation renouviériste et tainienne, où il voit la source et la formule de son opposition fondatrice à Bergson. Certes, Benda ne se dispense pas d’une sociologie du bergsonisme et reconnaît le caractère problématique de cet ensemble qui n’est pas, justement, la philosophie de Bergson. La pensée de Benda continue toutefois de s’alimenter structurellement à la critique du concept bergsonien d’intuition, problématique à tous égards. D’abord parce qu’il incarne, à ses yeux, le fantasme d’une fusion du sujet connaissant avec l’objet de la connaissance. Bergson, dit Benda, pervertit l’idée de vérité ; elle qui était jusque là la propriété d’un jugement parvenu à l’adéquation avec le réel, se trouve redéfinie en identité du connaissant avec le connu. Le concept d’intuition appelle la confusion du connaître et de l’être, laisse croire que le connaître devrait s’absorber dans une pleine immanence pour opérer — l’intuition appelle à calquer, sur l’incontestable mobilité du réel, une prétendue mobilité de la raison. Puis mobilité du concept, après celle de la connaissance : Bergson maintient autour de l’intuition un flou sémantique, déployé au fil du corpus bergsonien. Bergson ne sait pas choisir entre une intuition-méthode et une intuition‑confusion, entre l’intuition rationnelle de la tradition philosophique et l’intuition, formellement mystique, rêve d’immédiateté et de confusion ontologique, que Bergson voudrait lui substituer, tout en en capturant l’allure rationnelle. La mobilité bergsonienne n’est que le nom d’un opportunisme conceptuel. Et le bergsonisme n’est pas autre chose, ultimement, que l’alliance d’un relativisme et d’un mysticisme. Une fois cette base posée, la pensée de Benda peut se déployer avec une vitesse infinie et selon une sérialité implacable. De l’accusation de relativisme intellectuel Benda passe à l’accusation de relativisme moral : dire que la pensée doit se calquer sur son objet, c’est exactement dire, pour Benda, que « l’action prime la pensée », que la pensée doit se conformer aux exigences de l’action. Ce qui se dit encore : le bergsonisme est un pragmatisme. Mais ce sont bientôt le marxisme, puis l’existentialisme qui sont pris dans la spirale : tous deux sont des pragmatismes, donc des bergsonismes. Petit à petit, c’est toute l’histoire de la philosophie française du xxe siècle qui se trouve requalifiée en mobilisme.

6Quant à l’ambition programmatique de ce premier chapitre, elle est directement ancrée dans la critique bendaïenne du bergsonisme. P. Engel veut écouter chez Benda l’appel au renouveau d’une pensée qui assume son lien avec une rationalité aux principes intangibles et transcendants, absolument distincts des formes de l’être. Et il faut même aller plus loin que Benda :

La question n’est pas simplement de savoir si l’on peut temporaliser ou historiciser la raison, si des principes rationnels changeant avec l’expérience peuvent encore demeurer tels. La question est de savoir si la raison peut être encore normative et gouverner quoi que ce soit dans le domaine théorique. [...] Il est de savoir s’il peut y avoir encore des normes de rationalité tout court et si elles sont elles-mêmes normatives. (p. 130)

7Ainsi, ce qu’il faut lire, derrière la critique bendaïenne de la raison mobile, c’est tout simplement une interrogation sur la possibilité de la rationalité tout court, et de la vérité. Le programme que s’assigne Engel est considérable :

Le problème n’est plus seulement de savoir à quoi pourrait ressembler le rationalisme de l’avenir. Il est de savoir si le rationalisme a encore des chances de survivre face à un scepticisme généralisé. (Ibid.)

8Le second chapitre est dédié à l’analyse de la notion de « cléricature » et à son corollaire immédiat qu’est la notion de « trahison des clerc ». P. Engel place cette dernière au cœur de l’illisibilité de Benda : outre que celui‑ci en fait un usage trop lâche et trop englobant, elle est victime de la succession des lectures qui en ont été faites, et surtout de l’apparente contradiction que les commentateurs n’ont pas cessé de relever entre la théorisation par Benda d’un certain retrait politique du clerc, et l’engagement de Benda dans bon nombre de débats, politiques justement, de l’affaire Dreyfus jusqu’à son engagement au côté des communistes à partir de la Seconde Guerre mondiale. Ce constat posé, P. Engel s’attache à rétablir finement, et avec beaucoup de pertinence, le sens de la notion de cléricature, et la grande cohérence de la manière dont Benda se l’applique. La cléricature n’est pas un éloignement absolu, et elle n’implique pas le refus a priori de l’engagement politique, au contraire. Elle détermine seulement la forme et les conditions de cet engagement. Le clerc est celui qui conditionne son intervention dans la sphère publique à la considération des valeurs éternelles de la raison, et qui repousse toute action qui serait justifiée par un intérêt politique immédiat. Au risque de paraître parfois tomber dans le quiétisme, ou à l’inverse dans une radicalité incompréhensible — celle‑là même qui pousse Benda à prendre un parti systématique pour la raison d’État. Ainsi en tout cas P. Engel ramène‑t‑il les divers engagements de Benda, en apparence contradictoires, à leur systématicité rigoureuse. De là, il en appelle à reconnaître la complexité tout sauf abstraite de la rationalité bendaïenne. Et au‑delà de l’axiologie particulière de la pensée de Benda — qui énonce l’indépendance des valeurs intellectuelles vis‑à‑vis des valeurs morales et des valeurs esthétiques — c’est à la nécessité d’une nouvelle pensée des valeurs et de leurs rapports en général qu’il conclut. La philosophie analytique vient ici systématiser l’effort bendaïen d’une séparation rigoureuse entre les différents ordres de valeur. À l’aboutissement de cette logique, c’est bien un nouveau visage de Benda qui se dessine : ni réactionnaire, parce que le passé n’a pas de valeur en soi, ni surtout la race, et sur ce point Benda est bien l’anti‑Maurras ; ni moralisateur, pour la même raison qui fait qu’il refuse à l’inverse tout esthétisme.

9Le troisième chapitre aborde la question de la place de la littérature dans la pensée de Benda — question délicate, tant la littérature se situe au confluent de toutes les critiques adressées par Benda au bergsonisme et aux autres « mobilismes ». Toute la réflexion bendaïenne sur la littérature se construit autour de l’idée de sa crise : la littérature, observe‑t‑il, réclame l’autonomie de son exercice et de ses justifications, dénonce tout devoir de référence au réel. Toute l’ambition de Benda, au contraire, est de maintenir une continuité absolue entre la littérature et les autres formes de discours, c’est‑à‑dire de continuer à soumettre la littérature aux exigences de la rationalité, de la vérité, du réel. Benda conteste la double revendication de la littérature à la spécificité et à la supériorité englobante. C’est à partir de cette orientation générale qu’il conduit sa critique du « littératurisme » d’époque, véritable mélange de genres selon lequel la littérature revendiquerait pour elle les prétentions de la pensée sans en accepter les contraintes. C’est selon cette orientation encore qu’il croise le chemin de Proust, de Mauriac, de Thibaudet, ou de Paulhan, selon des dialogues que P. Engel esquisse, et qui appelleraient chacun un traitement systématique. P. Engel choisit plutôt de réfléchir, à partir de l’exigence bendaïenne, aux modalités d’une « esthétique littéraire intellectualiste » (p. 196). Benda opère à cet égard, aux yeux de l’auteur, un certain nombre de réarticulations décisives. Celle du vrai et du bien, d’abord : la question est ici bien sûr celle de l’engagement ou du non‑engagement du clerc, et le grand interlocuteur est Sartre. Mais aussi celle du vrai et du beau, qui touche en fait à la question de la poésie. Or Benda, s’il accorde in extremis une place à la poésie — et c’est peut-être le seul endroit de son œuvre où il se fasse bergsonien, comme le note P. Engel —, nie l’existence de tout ce qui s’approcherait d’une vérité poétique, d’une vérité atteinte par la poésie. Le sauvetage de la poésie n’en est donc pas un, et toute la littérature, chez Benda, continue d’être absorbée par l’ambition d’une littérature d’idées. Là où il reprochait à son époque, parfois avec justesse, de vouloir faire passer la pensée dans la littérature, c’est bien la littérature qu’il fait ultimement passer chez les philosophes (p. 204). Et si P. Engel doit se résoudre à reconnaître les limites de la littérature de Benda, et donc de la littérature selon Benda, il reprend la plupart des jugements de celui‑ci lorsqu’il décide de reposer en ses propres termes la question du lien entre littérature et connaissance. En quelques pages particulièrement intéressantes, il offre un bilan complet des différentes positions du problème. Et parmi celles‑ci, c’est l’intuition de Benda qu’il préfère : le contenu intellectuel de la littérature, plutôt que son contenu moral ou d’expérience, est le plus apte à fonder sa prétention à la vérité.

10Le quatrième chapitre, enfin, a le grand intérêt de faire le bilan des engagements politiques de Benda, et de leur compatibilité avec sa notion de cléricature. La leçon finale de Benda sur ce point est de considérer l’engagement du clerc comme un engagement métaphysique — au nom de la métaphysique, et vers un accroissement métaphysique, nous renvoyons pour ce point aux pages que P. Engel consacre à l’Essai d’un discours cohérent (p. 151 et sq) — et jamais comme un engagement politique. La politique de Benda est clairement kantienne, et même platonicienne : à cet égard, la mort de Socrate a valeur paradigmatique. P. Engel ne manque pas cependant de noter non plus l’extrême difficulté d’incarner une telle politique, exactement de la même manière que l’on se prenait à douter de la possibilité de la littérature bendaïenne. Toute la pensée politique de Benda, note‑t‑il encore avec profondeur, s’alimente au souvenir de l’affaire Dreyfus et s’organise autour de cette configuration unique — et dont Benda n’a pas fait le deuil — où vérité et justice ont un jour coïncidé parfaitement. Ce constat formulé, P. Engel maintient néanmoins son pari théorique de défendre l’anti‑pragmatisme politique de Benda ; il y a du sens, dit‑il, à guider une action politique par des valeurs immuables. En ce sens, l’absence de pensée de l’histoire chez Benda, qui lui fut tant reprochée, ne serait pas faiblesse. À partir de là, il peut redécouvrir la formule particulière du nationalisme de Benda, si proche dans ses effets, mais si éloigné dans ses principes, du nationalisme racial de Maurras — mais également l’affinité particulière du rationalisme de Benda avec la forme démocratique, dont il est un patient défenseur. L’ouvrage se conclut, pour son apport théorique, sur une réflexion qui tente de définir, dans les termes de la philosophie analytique toujours, l’articulation structurelle du régime démocratique et de la valeur de vérité.

Rejouer l’histoire

11L’ouvrage de P. Engel est précieux à bien des égards. Il manquait à Benda une monographie susceptible de lui rendre une place et une présence autre qu’en creux dans les études littéraires et philosophiques. Outre l’extrême cohérence de sa pensée, et sa tentative constante de fournir une réponse unifiée aux diverses sollicitations de l’existence, il était urgent de dissiper autour de Benda l’effet de plusieurs illusions, celle qui faisait de lui un réactionnaire, ou un passéiste, ou un moralisateur — et de hausser l’ensemble de ses intuitions au niveau théorique qui les rend signifiantes. Le rationalisme de Benda est exigeant et précis, ce jusque dans les moments où il confine à l’artifice. Et à l’autre extrémité de la démarche d’Engel, nous retrouvons, pleinement justifiés, et audacieux dans leur position, les efforts de la pensée analytique contemporaine pour repenser la pertinence et les modalités d’une philosophie rationaliste assumée, de ce que P. Engel appelle une « philosophie des propositions » (p. 34).

12Pour autant, le chemin de ce point de départ à ce point d’arrivée aurait pu être plus court, et quelques réserves paraissent s’imposer quant à ce qui, dans le livre de P. Engel, dépasse ce strict projet théorique.

13L’on regrette ainsi la tonalité générale de l’ouvrage, polémique toujours, et dont les termes menacent parfois de brouiller la justesse du geste critique premier de l’auteur. L’on ne saurait reprocher à P. Engel de défendre une acception stricte de la rationalité contre les déplacements que la philosophie du xxe siècle a prétendu opérer sur la notion. L’on ne saurait non plus lui reprocher de formuler son regret que la philosophie analytique échoue à trouver en France la reconnaissance qu’elle trouve dans beaucoup d’autres traditions académiques. Mais la formulation hyperbolique de ce même regret paraît insuffisante, en un temps où, justement, les représentants de la philosophie continentale et de la philosophie analytique devraient s’efforcer de penser leur appartenance réciproque, et la compatibilité de leurs discours.

14Le premier chapitre du livre, intitulé « Rêve d’Eleuthère », et où l’auteur s’essaie à l’écriture d’un dialogue philosophique entre le personnage d’Eleuthère‑Benda et lui‑même, dévoile vite son ambition : le fantôme de Julien Benda n’est ressuscité que pour reconduire pour la pensée contemporaine sa condamnation d’un belphégorisme dominant. À p. Engel qui lui dit naïvement que les belphégoriens qui étaient la cible de ses attaques ont tous disparu, et que Benda, donc, aurait peut‑être définitivement perdu toute pertinence pour notre présent, le même Benda répond : « Mais êtes‑vous sûrs qu’ils ne se sont pas réincarnés à votre époque ? […] croyez‑vous vraiment que vos pontifes du néant soient meilleurs que les miens ? » (p. 55) L’aboutissement naturel du dialogue est la critique acerbe de la domination académique des philosophies post‑structuralistes et de la domination médiatique d’une philosophie d’actualité incarnée par les autoproclamés « nouveaux philosophes » — ceci, en un amalgame qui étonne (p. 60).

15Et l’on regrette plus généralement l’agencement énonciatif du livre, qui entretient une certaine indistinction entre la voix de Benda et la voix de son critique. Comme s’il s’agissait de reconduire tout entière la position bendaïenne. Or cette reconduction pose problème, et notamment parce que le corpus bendaïen se fonde sur un certain nombre de lectures, par exemple de Bergson, et sur un certain nombre de gestes critiques, proprement inacceptables. Il ne fait aucun doute que Benda se trompe sur le sens de l’intuitionnisme bergsonien, et qu’il méconnaît la rigueur propre de son effort philosophique. Et Benda refuse encore trop arbitrairement la tentative bergsonienne de dépassement des dualismes — mais il est vrai que c’est sur, et peut-être pour, le maintien a priori de ces dualismes que Benda construit sa philosophie (p. 65). À terme, c’est l’accusation d’un mysticisme bergsonien qui se voit reconduite. Or, si dans le dernier moment qu’elle ait donné, la philosophie de Bergson s’efforce de penser la mystique, c’est à partir d’un problème circonscrit, qui ne saurait en aucun cas contaminer rétrospectivement la conceptualité bergsonienne. Quant à la question du pragmatisme bergsonien, elle est traitée avec le même biais problématique par Benda. Celui‑ci se trompe en lisant chez Bergson une primauté de l’action sur la vie. Bergson ne dit que deux choses. D’abord, qu’une grande partie de notre connaissance — celle que Bergson nomme intelligence — se modèle profondément sur les exigences de l’action. Mais l’énoncé est alors herméneutique, non pas éthique, et encore moins prescriptif. Ensuite, que l’accomplissement de la philosophie est dans une augmentation de la vie, au‑delà d’une simple justesse de pensée. Mais dire que la philosophie a valeur existentielle n’est encore pas la soumettre à l’action. Lorsque Bergson parle de vie dans cette optique, ce n’est pas au sens du vitalisme que Benda veut y lire. Il est possible certes qu’il faille ramener à Péguy la transformation de la philosophie bergsonienne en philosophie de l’action — c’est même une hypothèse stimulante de Benda —, et il est possible même que la philosophie de Bergson offre en de certains points une similarité à la philosophie de Nietzsche. Mais dans les deux cas, c’est bel et bien un geste d’histoire des idées qui est attendu, et que ne nous donnent vraiment ni Benda ni son commentateur.

16Sur tous ces points, l’on attendrait une prise en compte plus nette de l’insuffisance critique de Benda, et une évaluation plus sévère des dialogues théoriques qu’il noue avec les penseurs de son temps. Ainsi, lorsque P. Engel corrige Benda sur la question du pragmatisme, ce n’est jamais qu’en déplaçant le malentendu : le concept bergsonien d’une morale ouverte, dit‑il, réintroduit de toute façon du relativisme moral, en soumettant les idéaux moraux au changement (p. 102). Mais c’est là encore une lecture discutable de la leçon des Deux sources de la morale et de la religion. Et d’une certaine manière, Benda ne comprend pas plus Sartre ni Paulhan que Bergson, et le débat à chaque fois mériterait d’être reposé avec un démarquage plus net de la conceptualité bendaïenne. L’on s’interroge in fine sur le maintien, à côté de la formulation d’un programme théorique strict, de cette attitude polémique où P. Engel avait cru lire la source de l’illisibilité de Benda. Quant à l’ironie d’un énoncé comme celui‑ci, où P. Engel a semblé un moment vouloir déconstruire l’unité postulée par Benda de tous les belphégorismes, elle paraît un peu vaine :

Mais il serait faux de soutenir que les thèses bergsoniennes proprement dites, aussi floues soient-elles dans certains cas — sur la mémoire, sur l’évolution, sur l’espace et le temps, sur la conscience, la liberté et le possible, ou même sur la nature de l’intuition — aient été adoptées comme des articles de doctrine par ses contemporains et ses successeurs. (p. 125‑126, nous soulignons)

17C’est que P. Engel reconduit ultimement le geste fondamental de la critique bendaïenne. Nous avons déjà commenté la structure du long premier chapitre, et nous avons vu comment Benda propageait le bergsonisme, c’est‑à‑dire le belphégorisme, au point de rendre chacune des philosophies du xxe siècle, jusqu’à l’existentialisme, absolument superposable aux données fondamentales de la philosophie de Bergson. Or, loin de critiquer ce mouvement d’amalgame — il y a le bergsonisme, puis le pragmatisme qui est un bergsonisme, puis l’existentialisme qui est un pragmatisme, etc. —, P. Engel le reprend à son compte (« Le bergsonisme mène tout droit à l’existentialisme » (p. 118)), et le prolonge, donc, jusqu’au structuralisme, jusqu’à Deleuze et jusqu’à Foucault. C’est ainsi qu’il aboutit, par moyennisation et analogie, à la construction d’une « philosophie française » totalitaire (p. 29). Avec cette coloration propre à la démarche de P. Engel, qu’à l’aboutissement de ce mouvement initié par Bergson, il n’y a pas seulement le marxisme, mais aussi tout le structuralisme et toute la philosophie de Foucault, devenu grand sceptique nietzschéen, et négateur radical de l’innocence de la raison. Or, contre Benda, il aurait fallu restituer à la fois l’histoire externe des devenirs de la philosophie de Bergson, et l’histoire interne de chacune des philosophies qui ont rencontré Bergson au cours de leur cheminement propre. Contre Benda, il aurait fallu rétablir le geste d’une histoire des problèmes philosophiques.

18Et l’on s’interroge, finalement, sur cette répétition de l’histoire qui se joue entre Benda et P. Engel. Une critique de la pensée structuraliste, une critique de la philosophie foucaldienne, auraient été possibles indépendamment de ce geste d’amalgame, et indépendamment de cette remontée à Bergson. La persistance du référent bergsonien, sa vocation à se placer au cœur de constructions totalisantes comme celle de Benda ou celle de P. Engel, seraient à questionner pour elles‑mêmes. Et l’on pourrait même aller plus loin, en remarquant, chez Benda et d’emblée, la préexistence d’un schème de répétition. En d’autres termes, P. Engel répète Benda, qui luimême n’a jamais fait en quelque sorte que se répéter. La France byzantine est un deuxième Belphégor, et le Belphégor n’est qu’un deuxième Succès du bergsonisme, une énième Philosophie de la mobilité. Ainsi, là où P. Engel faisait le pari herméneutique — très nécessaire — de ne retenir dans Benda, et derrière l’empêtrement polémico‑dogmatique de sa pensée, qu’un certain nombre de propositions théoriques, il faut voir aussi, chez Benda, ce quelque chose qui s’absorbe tout entier dans un acte d’énonciation, et qui y consent.

19Et c’est encore ce que le livre de P. Engel formalise à sa manière. Lui‑même est comme la réénonciation d’une scission en quelque sorte déjà acquise : P. Engel rejoue le moment historique des anti‑bergsonismes, celui de Benda en tête, et il rejoue encore la scission de la philosophie continentale et de la philosophie analytique. La conclusion de son livre, d’ailleurs, revendique l’inscription dans cette sérialité longue : si à chaque fois, dit‑il, la raison a semblé perdre la bataille, si Ribot a perdu contre Bergson, Peirce contre James, Meyerson contre Bachelard (p. 343), le retour incessant de cette même bataille est bien la preuve, lui, que la guerre n’est pas finie, que les revendications de la raison sont éternelles, et le problème irrésolu. Il y aurait beaucoup à dire sur cette raison éternelle, condamnée à l’éternelle redite de ses raisons. Mais il faut peut‑être dire surtout : la sérialité dans laquelle veut s’inscrire P. Engel n’est pas seulement celle de scissions répétées, mais celle de défaites répétées. Les derniers mots du livre sont pour dire l’éternelle solitude de la raison. Et l’on se demande in fine si tout le livre ne prend pas tout son sens qu’au sein d’une mise en scène de l’échec. Puisque la scission, justement, ne va pas de soi — puisque l’échec de la raison est d’abord proclamé par ceux qui le dénoncent. Et tout se passe alors comme si Bergson, instance germinale, devait devenir l’élément scénaristique incontournable de la construction d’une minorité de la raison.

Benda & la chimère

20Du livre de P. Engel, on retient l’appel à une philosophie des propositions, l’appel à une philosophie réaliste, et jusqu’à l’indication que la philosophie continentale ne prospère peut‑être que sur la base des mythes qu’elle se donne d’elle‑même (en particulier celui de sa conversion à l’histoire, cf. p. 32‑33). Mais on se prend à espérer, justement, une fiction qui ne soit plus celle d’un écart, et qui prépare à la philosophie un chemin pour relier ses domaines.

21Et la question de la littérature reprend ici toute sa place, impensé final de la critique bendaïenne dans le moment même où elle en constate la crise. Benda reste trop profondément pris dans cette dichotomie qui oppose la raison à tout ce qui n’est pas elle, dans ce paradigme d’une vérité exclusivement propositionnelle et d’une littérature exclusivement référentielle, dans cette réitération d’instances — le beau, le vrai — qu’il ne questionne en aucun moment. L’incapacité profonde de Benda à faire une place à la poésie, mais aussi à l’acte d’écriture, est très révélatrice de l’impasse à laquelle conduit son fantasme d’une lutte entre littérature et littérature d’idées. Une réflexion qui s’inquiète du rapport de la littérature aux valeurs, et en particulier du rapport de la littérature à la valeur de vérité, a tout son intérêt — mais la question des valeurs ne doit pas non plus évacuer la question de la nature du littéraire, et de son rapport complexe à la pensée. Il faut ainsi reprendre la description que Benda se donne de la « crise de la littérature », et tenter de lire, à travers l’accumulation des symptômes, la cohérence d’un déplacement. En particulier, la présence de Bergson dans le corpus bendaïen demande à être revisitée sous cet angle : de l’association contextuelle qu’il construit entre bergsonisme et redéfinition de la littérature, il faut faire une pensée de leur lien conceptuel.

22Toutefois ce qu’il faut prendre en compte encore, c’est cette dynamique propre de la pensée de Benda que P. Engel, désireux de restituer une direction théorique fondamentale, devait écarter, mais que l’on pourrait choisir, selon un geste critique exactement inverse, de considérer comme définitoire. Nous avons dit la faiblesse, au regard de l’histoire critique des idées, des constructions amalgamantes de Benda, de ses schèmes de propagation qui lui font lire en bloc plusieurs décennies de propositions littéraires et philosophiques. Mais il ne sort pas de là qu’une telle construction soit sans intérêt. Seulement faut‑il se souvenir de ce qu’elle organise. Il y a chez Benda cette option théorique fondamentale, et que toute réflexion sur la construction sur l’histoire de la littérature ou de la philosophie, devrait questionner : ce qui compte, dans une philosophie, ce n’est pas son point de départ, c’est son résultat. C’est pour cela que la sociologie des bergsonismes, chez Benda, ne parvient pas à disculper ultimement le bergsonisme. Bergson reste responsable du devenir de sa pensée. Benda ne fait pas une histoire des points de départ, une histoire des problèmes ; il fait une histoire des points d’arrivée. Ainsi Benda ne construit‑il pas des généalogies, comme P. Engel lui en fait crédit (p. 109), mais bien plutôt un air du temps — à l’intersection de Bergson et de Nietzsche, de Bergson et de Valéry, de Bergson et de Gide — dans la ressemblance finale de leurs concepts et dans l’apparent rapprochement de leurs thèmes. Il y a même chez Benda, et comme le revers exact de l’étroitesse de son système, une logique active, et constante, de multiplication, de glissement, de déplacement, de propagation, de contamination. Comme si l’unité austère de sa postulation théorique ne devait pas se séparer d’une pratique simultanée de confusion — tout ce qui n’est pas lui doit tenir du même chaos. Et sa pratique de la réfutation en cela est signifiante, toujours heureuse de trouver chez l’un de quoi contester l’autre, sans souci d’une cohérence dans ses convocations, et dans l’exercice délibéré d’un certain opportunisme théorique. Au final, donc, la pointe rigoureuse du système, et le déploiement de la chimère. Tout Benda est peut-être dans la forme de ses livres.

23Il n’est peut-être même pas interdit, enfin, de poursuivre l’enquête dans le sens d’une recherche de ce qui, malgré tout, ressemblerait chez Benda à un régime impensé de son discours, quelque chose comme l’échappement de la littérature d’idées, chez lui, vers la littérature tout court. Une suggestion ici seulement : que Benda est faiseur de fictions, que ses concepts, peut‑être, n’organisent que de la fiction. Et de ces fictions, la pensée mobile serait en quelque sorte la plus belle. Cette addition constante des moments de la pensée, ce glissement de concept à concept, cette pensée qui procède par propagation et agrégation, et où il voit le trait unifiant de toute la philosophie de son temps — n’est‑ce pas là justement le mode essentiel de son écriture, le trait minimal de sa pensée ? Où la mobilité est à la fois le mal fantasmé, et le remède convaincu. Voilà en quelque sorte Benda au miroir de lui‑même, quelque chose comme Benda en mouvement.