La mémoire de l’envie
1Si le philosophe se doit de créer des concepts, il est une autre façon de procéder, qui consiste à repenser un terme de la langue commune, dont à force d’usage on a oublié la portée. Ainsi procède Fabrice Wilhelm qui, après un collectif intitulé L’Envie et ses figurations littéraires1, nous offre cette vue d’ensemble qu’est L’Envie : Une passion démocratique au xixe siècle.
2Avant tout, cet essai procède à une réhabilitation. À mesure que la culture analytique plaçait au premier plan la notion de désir — et chez René Girard de désir mimétique —, l’envie devenait l’un de ces termes convenus de la psychologie ancienne. Le travail de F. Wilhelm a donc pour ambition de réécrire l’histoire d’un mot et, partant, de restituer l’horizon de pensée qui a été le sien au cours des siècles. Il convient donc de s’entendre sur le mot-clef, dont l’usage courant masque parfois l’ambiguïté. On peut avoir envie de quelque chose, et dans ce cas le terme équivaut vaguement à la notion de désir. Mais l’envie qui nous intéresse ici est celle que l’on éprouve envers quelqu’un et la situation qui est sienne ; plus précisément, elle est cette tristesse éprouvée à la vue du bonheur d’autrui ou, en d’autres termes, cette joie maligne que certains éprouvent devant le malheur des autres. L’envie a donc à voir avec la jalousie, et par là peut conduire aux pires dérèglements ; mais, on le voit bien à la lecture de cet essai, elle peut aussi, dans un contexte différent, susciter l’émulation et par là contribuer au bien commun.
3Comme le montre F. Wilhelm une bonne part des débats aura tourné autour de l’origine de l’envie — ontologique ou social — et de son rôle — constructif ou dévastateur — dans la vie de la cité. Sur ces points, tout oppose la tradition gréco-romaine à la lecture chrétienne, que le texte va mettre en regard. Dans un premier temps, l’auteur procède à une véritable archéologie de la notion d’envie, telle que pensée par Platon et surtout par Aristote — avec les problèmes que pose la traduction d’un tel mot. Conscients du danger que peut constituer l’envie (la fureur envieuse de tel héros épique, les incessantes rivalités entre villes voisines), mais désireux d’intégrer cette passion au fonctionnement de la cité, les textes anciens anticipent curieusement sur les débats du xixe siècle, quand on tentera de penser le politique à l’aune des passions et quand, de l’envie, on cherchera le bon usage.
4Mais entretemps, l’envie, ou plutôt l’invidia, a été repensée dans une perspective autre. F. Wilhelm, dont la familiarité est grande avec les Pères de l’Église (aux côtés d’Augustin et de Thomas d’Aquin passent les noms de Cyprien de Carthage ou de Grégoire de Césarée), montre de façon éclairante comment l’envie est apparue comme la conséquence de l’orgueil et a pu devenir un péché capital. Chez les commentateurs, des épisodes essentiels, tels que le meurtre d’Abel par Caïn et plus encore la mort du Christ, apparaissent ainsi comme l’effet de l’envie : la jalousie de Caïn devant la préférence accordée à son frère ; celle des prêtres et des pharisiens envers le Christ. De sorte que l’envie a partie liée avec la Chute, et le Mal. Ainsi, F. Wilhelm renoue ainsi avec un horizon de pensée où la psychologie avait partie liée avec la théologie.
5Pendant plusieurs siècles, et notamment au xviie siècle, l’envie va rester marquée par la tradition augustinienne, jusqu’au moment où Rousseau propose, du Mal et par extension de l’envie, une lecture radicalement nouvelle. Alors que l’envie était jusque‑là un « sentiment du fond du cœur », le citoyen de Genève choisit de voir en elle un produit du fait social. Or, si ce trouble dans la théorie apparaît au xviie siècle, c’est que, comme le montre bien F. Wilhelm, l’imaginaire égalitariste des Lumières crée une tension nouvelle. Paradoxalement, la société ancienne, fondée sur l’inégalité de condition, n’avait guère à craindre de l’envie : le noble pouvait s’emporter soudainement contre une faveur accordée par le Prince à l’un de ses pairs (Don Diègue) et le grand bourgeois rêver de rejoindre un jour la caste des aristocrates ; en aucun cas le peuple ne pouvait éprouver de l’envie pour un monde dont tout le séparait. Car l’envie ne peut concerner que le proche. Tout change donc dès lors que le principe d’égalité entre les hommes crée l’illusion d’une proximité. Surtout quand cette égalité en droit s’oppose à une inégalité de condition.
6Loin de s’en tenir à la psychologie individuelle, la question de l’envie constitue donc une clef essentielle à la compréhension de l’Histoire. Penser la Révolution française, cela implique sans doute de connaître l’état économique et social de la France ; mais tout autant, et chez certains plus encore, de connaître le retentissement affectif de cette vérité objective. Ou plutôt, ce qu’il faut comprendre, c’est la relation entre un régime politique et le régime des passions, comme on le voit dans le parallèle stimulant entre Tocqueville et Michelet. Si Michelet a bien compris le rôle de l’envie dans les derniers temps de l’Ancien Régime, à mesure que les inégalités de conditions devenaient insupportables, il peine à expliquer le déchaînement de l’envie révolutionnaire, une fois les privilèges abolis et la nation réconciliée. C’est que, contrairement aux États‑Unis, la Première République n’a pas réussi à convertir l’énergie négative de l’envie. Peut‑être parce que cette République ne fut pas une démocratie. En effet, dans son célèbre essai, Tocqueville montre bien en quoi cette passion démocratique qu’est l’égalité va de pair avec l’envie, dont elle est à la fois le cause (l’égalité est un produit de l’envie) et l’effet (l’envie est exacerbée par l’idéal d’égalité). Mais le pari démocratique consiste à croire en une véritable sublimation de l’envie sous la forme de la solidarité ou de la fraternité, de sorte qu’il lui revient en définitive de faire lien et d’assurer la cohésion de la communauté.
7Cette sublimation, nous ne la verrons guère dans les exemples littéraires qu’analyse F. Wilhelm. Du fait sans doute que ces textes renvoient à un monde dominé encore largement par les valeurs aristocratiques (Le Rouge et le Noir, Ruy Blas), par la prise de pouvoir de la bourgeoisie (La Comédie humaine) ou par le murmure de l’archaïque, comme dans L’Œuvre de Zola, avec la rivalité « fraternelle » et la peur du féminin. À première vue, les héros que mettent en scène ces romans ne sont pas forcément affectés par l’envie ; mais tout se passe comme si, par déplacement, l’auteur les avait exemptés de ce sentiment pour mieux l’attribuer à un autre (Don Salluste) ou à un groupe (« le complot envieux »). Petit à petit, il apparaît ainsi que la mélancolie, caractéristique du xixe siècle, doit être repensée à l’aune de l’envie, et qu’il convient de distinguer la tristesse mélancolique de la tristesse envieuse. Au point que la mélancolie ne constitue peut‑être qu’une représentation idéalisée de l’envie.
8Enfin, F. Wilhelm en vient à interroger l’envie au miroir de la psychanalyse qui, à l’exception notable de Mélanie Klein (Envie et Gratitude2), aura montré peu d’intérêt pour la question. C’est donc dans une optique kleinienne qu’il cherche à penser la relation entre l’envie et la création. Prenant appui sur cette image traditionnelle qui montre l’Invidia sous les traits d’une vieille femme aux seins pendants, il suggère que l’acte créateur procède d’une réparation, du fait que l’objet créé vient remplacer l’objet détruit sous l’effet de l’attaque envieuse.
***
9Les études littéraires intéresseront avant tout les dix-neuvièmistes — comme le laisse entendre le sous-titre. Les enjeux d’un tel essai vont cependant bien au‑delà. Pour dire le monde et le moi, il convient en effet de disposer du juste mot et de s’entendre sur sa signification. De sorte que l’épistémologie procède de la lexicologie. Le beau travail de Fabrice Wilhelm révèle ainsi de quelle mémoire est porteur le terme d’« envie » et de quelle façon l’« invidia » continue à murmurer à mi‑voix