Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Mars 2014 (volume 15, numéro 3)
titre article
Caroline Gondaud

Qu’est ce que la méchanceté ?

Dictionnaire de la méchanceté, sous la direction de Christophe Regine & Lucien Faggion, Paris : Max Milo, 2013, 384 p., EAN 9782315004805.

1Comment définir la méchanceté ? On pourrait penser que c’est du fait même de l’impossibilité de répondre à cette question qu’est née l’idée de ce Dictionnaire de la méchanceté.

2Les universitaires qui ont dirigé les travaux, Christophe Regina et Lucien Faggion, tous deux historiens ayant travaillé en particulier sur le phénomène de la violence, soulignent d’emblée le caractère évanescent de la notion de méchanceté dans leur introduction. Face à la difficulté d’appréhender la notion et « à défaut de la saisir dans toutes ses dimensions » (p. 11), c’est une approche interdisciplinaire qui a été privilégiée, sur un large éventail temporel et géographique. « [A]u delà de l’impossible exhaustivité », c’est « la variété » des contenus et des entrées « qui est au fondement du projet » (p. 12). Il s’agit d’apprécier la méchanceté aussi bien en tant que réalité factuelle, « à travers la présentation attendue de certaines figures unanimement reconnues comme méchantes » (ibid.), mais aussi en tant que concept, en tant qu’« essence ». À cet objectif s’ajoute la volonté de ne pas perdre de vue le fait que la méchanceté est aussi un discours, énoncé à partir d’un certain point de vue et reçu comme tel, et qu’il faut en conséquence « questionner la construction du méchant » à travers ce discours. Le postulat est que l’appréciation de la méchanceté « demeure à la fois personnelle, conjoncturelle et collective, liée aux figures de l’altérité et aux représentations préexistantes… de l’acte moralement répréhensible » (p. 13). C’est dire que ce dictionnaire, au-delà de ses entrées singulières, ne se veut pas un dictionnaire des méchants, réels ou fictifs, illustres ou inconnus, mais bien de la méchanceté au sens très large du terme.

Un parti pris d’extrême ouverture

3La volonté d’étendre à l’extrême le spectre couvert par la notion de méchanceté donne lieu à un exercice étourdissant de diversité, d’érudition, de fantaisie même. La diversité réside d’abord dans les figures incarnant la méchanceté, multiples et multiformes. Ces figures peuvent relever de catégories génériques (les brigands, les bagnards, les maures, les bohémiens, les sorcières… ou encore les roux !) qui mettent en particulier l’accent sur la dimension stéréotypique et fantasmatique de la représentation de la méchanceté. Le Méchant incarne souvent jusqu’à la caricature la figure de l’Autre, de l’altérité radicale conçue comme une menace. Les figures de la méchanceté peuvent aussi être des personnages individuels (Néron, Dracula, Médée, La Cousine Bette, Gilles de Rais, ou La Voisin par exemple). Dans le Dictionnaire, les monographies savantes (sur Caïn par exemple) côtoient des éclaircissements jubilatoires sur des personnages de bandes dessinées, de contes de fée, de science-fiction (Dark Vador, les men in black de Matrix), de films d’horreur (Freddy) ou d’espionnage (les méchants de James Bond). Les articles consacrés à des hommes d’État (César Borgia), à des bourreaux nazis ou khmers (Eichmann, Douch), à des reines sanglantes (Frédégonde ou Marie Tudor) alternent avec des portraits de personnages mythologiques, mythiques ou bibliques (Lilith, Circé, Salomé…) ou avec des criminels célèbres (Lacenaire, Henriot), solitaires ou en couple (Bonnie et Clyde) et autres psychopathes de tout poil. Le critère de fictionnalité de la figure a finalement peu d’importance dans son traitement, puisque Patrick Bateman, le héros d’American Psycho et Dexter, le héros éponyme de la série télévisée, y côtoient sans encombres Jack L’Éventreur, la Brinvilliers ou Élisabeth Báthory. C’est bien la construction et la perception du méchant qui priment — voire son caractère structurant dans les récits et les imaginaires (l’article consacré aux méchants de Hitchcock est éclairant à cet égard). Plusieurs entrées sont ainsi consacrées aux écrivains de la méchanceté (Poe, Mirbeau, Mauriac, Montherlant, mais aussi Proust). On note aussi la diversité des supports auxquels les articles renvoient (livres, séries TV, films, comics), traduisant nettement la volonté de ne pas distinguer la culture savante ou classique de la culture populaire.

4La méchanceté n’est pas seulement représentée par des figures et des personnages, dans la mesure où l’ouvrage ne se réduit pas — c’est bien souligné dans l’introduction —, à un simple dictionnaire des méchants. Les différentes formes de la méchanceté ainsi que ses notions voisines donnent lieu à plusieurs articles. La méchanceté est traitée aussi bien en tant qu’état qu’en acte : la malice, le vice, la perversité, la cruauté, décrite comme « le stade ultime de la méchanceté », sont abordées au même titre que le fanatisme, l’homophobie, le terrorisme ou encore la rumeur, l’invective, la trahison, la dénonciation… On y trouve aussi des descriptions de systèmes totalitaires (Angkar, le régime mis en place par Pol Pot au Cambodge), des analyses de concepts philosophiques (l’hubris), politiques (le machiavélisme) ou théologiques (l’antéchrist), des thèmes très vastes (« la méchanceté dans les arts ») ou à l’inverse très pointus (« Envie et ressentiment dans l’opéra wagnérien »). À l’entrée « Cour et courtisans », l’auteur — qui fait une analyse intéressante du lien entre la cour et la méchanceté, associées à une certaine « civilisation des mœurs » — nous rappelle que la méchanceté au xviie siècle signifiait « de mauvaise qualité », « qui ne vaut rien » (p. 82). L’article « Méchanceté » lui-même se livre à une évolution sémantique du mot depuis le Moyen Âge qui rappelle qu’à l’origine la méchanceté était associée au malheur. Comme « malchance », « méchant » vient du verbe mescheoir, « mal tomber ». Le méchant au Moyen Âge était donc un malchanceux, moins à craindre qu’à plaindre… Après le xvie siècle, le sens se stabilise, et la méchanceté devient une notion morale qui désigne aussi bien une inclination au mal que l’acte relevant de cette inclination. Une entrée spécifique consacrée à la parole méchante souligne la dimension orale, verbale, de la méchanceté. Comme le note l’auteur, « on n’est pas forcément méchant de façon ontologique » (p. 268).

Une impression de bric‑à‑brac

5Le parti pris d’extrême ouverture est évidemment à double tranchant. Le Dictionnaire a les défauts de ses qualités, et la contrepartie de la variété est évidemment le risque de l’hétéroclite. On est séduit, et en même temps submergé, par l’impression de bric-à-brac se dégageant de l’ensemble. Cette impression tient d’abord à des choix éditoriaux qui peuvent apparaître comme discutables. Certaines figures, comme celle de Don Juan, font l’objet de deux articles juxtaposés sans justification apparente, alors qu’à l’inverse Méphistophélès n’est traité qu’en tant que personnage d’opéra. De la même façon, un article est consacré au Iago de Verdi, mais pas à son original shakespearien… Même en gardant à l’esprit la vaste extension donnée à la méchanceté, on ne peut s’empêcher d’être perplexe devant la sélection de certaines entrées (comme celle d’Alceste, le misanthrope de Molière). Plus fondamentalement, on peut éprouver une certaine gêne devant une sélection qui met au même niveau, par l’ordre même du dictionnaire, la dictature des khmers rouges et… « l’Orangina rouge ».

6Au-delà du choix des sujets, l’impression d’éclatement est renforcée par le traitement hétérogène des sujets eux-mêmes par les différents contributeurs, qui les abordent de façon très différente, plus ou moins factuelle, plus ou moins scientifique. Les analyses de récits judicaires et les compilations érudites cohabitent avec des articles relevant davantage de l’appréciation subjective. Des articles portant sur des thèmes très larges vont se concentrer sur un seul aspect du thème en question, tandis que d’autres annonçant une monographie (par exemple sur le Juif Errant) vont évoluer vers une réflexion plus générale sur l’antisémitisme. Le lien du sujet traité avec la méchanceté est établi de façon variable. Certains auteurs, dont Elisabeth Rollo-Ditche dans son article sur Don Juan, confrontent d’emblée la figure à la définition du méchant du xviie siècle. Dans d’autres articles, au contraire, la notion de méchanceté n’apparaît que de façon marginale, parfois tout à la fin, comme si l’auteur souhaitait in extremis justifier l’existence de l’entrée.

7En fin de compte, on n’est pas loin du parti pris de subjectivité qui est celui des « dictionnaires amoureux », mais qui se combine ici avec un projet et une démarche résolument scientifiques, confirmés d’ailleurs par le groupe d’universitaires ayant contribué à l’ouvrage. Ce flottement méthodologique est illustré par l’entrée « Méchanceté », intégrée dans le dictionnaire. L’article, comme on l’a vu plus haut, donne une définition très claire de la notion et souligne en particulier son lien avec une autre notion morale également difficile à circonscrire, le Mal. Mais cette définition demeure déconnectée du projet éditorial dans son ensemble et la pensée du Mal n’est pas traitée — sinon de façon indirecte à travers l’article consacré à Jankélévitch. On peut regretter que cette question n’ait été abordée dans l’introduction.


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8Il n’est pas certain que ce Dictionnaire de la méchanceté, au demeurant passionnant, nous aide à mieux cerner son sujet. Mais le but des auteurs n’était‑il pas justement de provoquer le questionnement, en amenant le lecteur à prendre conscience de la relativité, voire de l’évanescence de l’idée de méchanceté ?