Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Avril 2014 (volume 15, numéro 4)
titre article
Annelise Narvaez

La comédie à la vie, à la mort

Erich Segal, La Mort de la comédie, traduction de Paul Bouffartigue, Paris : Belin, coll. « L’Antiquité au présent », 2013, 543 p., EAN 9782701157801.

1Plus de dix ans après la parution de The Death of Comedy (2001), Paul Bouffartigue offre aux éditions Belin une traduction de l’ouvrage magistral d’Erich Segal, romancier, universitaire et auteur, notamment, de Roman Laughter, l’une des rares monographies consacrées aux comédies de Plaute.

2L’ouvrage débute de façon abrupte, la préface de l’ouvrage original n’ayant pas été reproduite dans le volume traduit : si les remerciements ne sont guère nécessaires à la compréhension, on peut toutefois regretter l’absence d’explications sur la perspective d’ensemble de The Death of Comedy, qu’ E. Segal conçoit non comme une histoire de la comédie mais plutôt comme l’exploration partielle de l’évolution d’un genre, dont il dégage les grandes lignes. C’est en réalité à la fin de l’ouvrage que l’on trouve formulé explicitement le projet de lecture de l’auteur : il s’agissait pour E. Segal de

retracer l’évolution de ce genre dramatique, depuis ses lointaines origines — une plaisanterie misogyne du quasi légendaire Susarion de Mégare au vie siècle av. J.‑C. — à travers une multitude de mariages et de happy ends, jusqu’aux monosyllabes désincarnés de Samuel Beckett, le Buster Keaton des dramaturges modernes, dont les personnages ne peuvent même pas dire « je fais », et encore moins faire quoi que ce soit. (p. 478)

3L’ouvrage constitue donc une somme, d’une érudition incontestable — les notes, situées en fin de volume, sont très fournies, en particulier en ce qui concerne l’Antiquité, dont E. Segal est spécialiste —, qui s’adressera nécessairement à un public hétérogène, puisqu’elle couvre plusieurs champs académiques traditionnellement distincts.

4Il est à noter que, dans l’édition originale, l’auteur termine sa préface par des considérations sur la traduction des passages cités : il précise avoir souvent opté pour une traduction privilégiant le sens plus que la fidélité au texte. P. Bouffartigue, quant à lui, explique parfois d’une note ses choix de traduction du texte d’E. Segal — en particulier ses jeux de mots —, mais nulle part n’indique d’où proviennent les citations présentées en français, si bien qu’on ne sait pas si le traducteur a traduit en français les traductions anglaises d’E. Segal ou s’il s’est référé aux langues d’origine (grec, latin, italien, anglais). Un bref propos liminaire aurait, pour ces raisons, été le bienvenu. On déplore enfin dans cette traduction la disparition de l’index des auteurs et des œuvres, présent dans la version anglaise de l’ouvrage. Le traducteur a toutefois facilité le parcours de lecture en proposant, à l’intérieur de chaque chapitre, des subdivisions dotées d’un sous-titre.

Le cycle de vie de la comédie

5L’ouvrage est composé de 21 chapitres, classés par ordre chronologique. Après trois chapitres consacrés aux origines — étymologiques, sociales, symboliques — de la comédie, on en trouve quatre portant sur une partie des comédies d’Aristophane, suivis d’un détour quelque peu inattendu par Euripide, d’un chapitre sur Ménandre, deux sur Plaute1 et encore deux sur Térence. Passant par-dessus le Moyen Âge2, E. Segal atteint Machiavel puis Marlowe. Deux chapitres sont consacrés à deux pièces de Shakespeare. L’auteur se penche ensuite sur trois des comédies de Molière, avant d’en venir en un chapitre aux comédies du xviiie siècle puis à celles du xxe, marquant d’abord « l’explosion de la comédie » avant d’en incarner « la mort », comme l’annonçait le titre. Une brève coda de quatre pages vient clore le développement : elle est consacrée au film de Kubrick, Docteur Folamour.

6On pourra donc s’étonner du rythme auquel E. Segal nous fait avancer par endroits. S’il prend son temps dans l’étude d’Aristophane, l’ensemble du corpus plautinien est traité en deux chapitres. Dans le premier, l’auteur s’appuie sur deux pièces, les Ménechmes et la Casina, et montre que ces comédies incarnent, de façon plutôt traditionnelle, le triomphe du désordre et de la satisfaction des instincts, tout en introduisant l’élément nouveau qu’est le triomphe de la jeunesse sur la vieillesse — alors qu’Aristophane avait fait rajeunir et reverdir ses vieillards. Toutes les comédies de Plaute répondraient à ce modèle, selon l’affirmation quelque peu expéditive d’E. Segal de façon quelque peu expéditive et particulièrement discutable pour des pièces comme Les Captifs ou le Rudens. L’Amphitryon, qui est d’ailleurs traité à part, dans le chapitre suivant, marquerait l’exception. De même, les comédies de Shakespeare sont réduites à deux pièces (la première, La Comédie des erreurs, opportunément empruntée à Plaute, et la dernière, La Nuit des Rois), et les conclusions tirées au sujet des autres comédies fonctionnent par généralisation ou par analogie. On peut voir là une des limites d’un tel ouvrage : pour conserver une certaine lisibilité et parce que l’auteur lui-même est avant tout antiquisant, le parcours proposé, bien qu’il se distingue par son ampleur, son érudition et sa finesse, n’a pas vocation encyclopédique.

7C’est peut-être ce qu’E. Segal présente malgré lui qui constitue le point fort de cet ouvrage : à travers le choix de telle ou telle pièce, à travers aussi des absences qui peuvent parfois curieuses, l’auteur fournit une définition du genre de la comédie, que l’on considère souvent comme allant de soi. Ainsi, E. Segal n’offre pas un parcours de l’évolution du genre, mais cerne plutôt une certaine acception de la comédie, dont il étudie la genèse, l’épanouissement et la disparition. L’auteur prend soin de remonter jusqu’aux hypothèses étymologiques du terme « comédie », pour en distinguer trois : kôma, la nuit, kômê, la bourgade, et kômos, la fête débridée où coule le vin. Il s’attache d’abord à rappeler que les deux premières sont d’anciennes hypothèses désormais récusées : la comédie, étymologiquement, ne peut être rien d’autre que le chant du kômos. Il n’en demeure pas moins que les trois composantes de ces étymologies, fantaisistes ou avérées, peuvent être tissées entre elles pour éclairer la comédie sous différents aspects. Toutes sont légitimes, dit E. Segal : la comédie tient à la fois du rêve, de la rusticité et de la fête; elle est « le chant rêvé d’une fête champêtre » (p. 14). Creusant la notion de kômos, centrale dans son ouvrage, E. Segal souligne que dans l’orgie sexuelle, ou dans la libération collective des pulsions, est recréé le chaos originel à la naissance du monde, expliquant une certaine violence, en particulier verbale, indissociable de la comédie. Le kômos, qui tient à la fois du chaos et de l’éros, est toutefois limité pour permettre à la société de retrouver son unité : c’est une « orgie sexuelle [...] institutionnalisée » (p. 22). E. Segal en vient ensuite à l’origine du théâtre et de la comédie en particulier, rappelant que nous n’en savons presque rien, si ce n’est l’association faite par Aristote entre la comédie et ceux qui conduisent des chants phalliques. Ces cultes au phallus, souvent associés à Dionysos, s’accompagnaient d’insultes (on les retrouve à Rome dans les vers fescennins) et avaient une importance rituelle et sociale très forte : le point de jonction des ces rites et de la comédie est bel et bien le rire, phénomène physique et biologique lié, selon E. Segal, à la fertilité. Les ingrédients de la comédie seraient ainsi le kômos (la libération des instincts, en particulier sexuels), le gamos (l’union), et le happy end (l’ordre retrouvé).

8L’idée est solidement parcourue, en particulier dans les chapitres portant sur sa genèse et sur Aristophane. Elle est toutefois aussi difficile à soutenir de bout en bout, notamment parce qu’elle n’est pas clairement énoncée telle quelle. Cette ambiguité conduit parfois l’auteur à recourir à des formules vagues et contradictoires, par exemple lorsqu’il s’agit de situer le point culminant de la comédie selon la définition offerte. Ainsi, c’est « avec Les Oiseaux que la comédie se trouve emmenée aussi loin que possible » (p. 97). Mais, un peu plus loin, E. Segal avance que « la comédie [a] atteint sa phusis au moment précis où Aristote écrivait sa Poétique », c’est-à-dire avec Ménandre. Enfin, à l’autre extrémité de l’ouvrage, c’est Le Mariage de Figaro qui fait figure de point culminant : « la révolution qui s’était amorcée deux mille ans plus tôt avec une simple plaisanterie de Susarion de Mégare avait atteint avec Beaumarchais son point de perfection » (p. 424).

9L’ouvrage repose par ailleurs sur une grille de lecture revendiquée, celle du freudisme. E. Segal voit en effet dans la comédie l’expression des désirs inconscients de la psyché, constante à travers les siècles, depuis Susarion de Mégare. C’est parce qu’il fait de cette expression du désir une composante décisive du genre comique que Segal en arrive à considérer que la comédie meurt avec Beckett et les dramaturges de l’absurde. Leurs pièces, mettant en scène des personnages dépourvus d’intériorité, exposent ce qu’E. Segal appelle une « anesthésie du cœur » (p. 481) : sans cœur, pas de sentiments, sans sentiments, pas de happy ends. C’est donc toute la chaîne structurelle de la comédie, pour E. Segal, qui disparaît dans le théâtre de l’après-guerre, où la satisfaction de désirs de transgression perdrait son sens.

Peut-on rire encore ?

10Le titre de l’ouvrage, La Mort de la Comédie, fait évidemment référence à La Naissance de la Tragédie de Nietzsche : même entreprise de totalité, même dimension physiologique, même approche généalogique et génétique, même langage métaphorique. E. Segal emprune de surcroît à Nietzsche sa réflexion sur la mort d’un genre :

Toutefois, lorsqu’on voit éclore un nouveau genre qui vénérait la tragédie comme son initiatrice et sa suzeraine, on s’aperçut avec effroi que s’il présentait bien les traits de sa mère, c’étaient ceux qu’elle avait montrés au cours de sa longue agonie. L’agonie de la tragédie, c’est Euripide. Ce genre tardif, on le connaît sous le nom de comédie nouvelle attique. C’est en lui que survécut la forme dégénérée de la tragédie, comme un rappel de sa mort infiniment douloureuse et violente3.

11Plus largement, Nietzsche avance que la tragédie est fondamentalement porteuse d’un esprit pessimiste, et que son rapport au monde est empreint de résignation : Euripide aurait mis à mort cet esprit tragique en invitant le spectateur à l’optimisme et à la rationalité. Si l’on adopte une grille de lecture inversée, la comédie serait-elle porteuse d’un optimisme qui mourrait avec elle ? C’est bien ce qu’E. Segal semble suggérer, à la fin de son ouvrage, à propos des clochards de Godot. « De toute évidence, si ces vagabonds sont emblématiques de quelque chose, on peut considérer leur échec à marcher à l’avant-garde de cette nouvelle ère comme symbolisant la dissolution de l’optimisme du xxe siècle » (p. 464). E. Segal termine en effet, dans les deux derniers chapitres, par des notes très sombres : il y est question de « régression des facultés humaines » (p. 454), d’une « incapacité à dire quoi que ce soit » (p. 462), et d’« hymne à l’impuissance » (p. 477).

12La perspective adoptée par l’auteur est toutefois discutable. E. Segal annonce la mort métaphorique de la comédie à l’aune de la définition qu’il en donne, définition qui se base sur des éléments thématiques : il y aurait ainsi des sujets dont on peut rire, qui se prêtent au kômos et à un traitement débridé et chaotique. Or, ces sujets, si l’on en croit E. Segal, n’existeraient plus après la Deuxième Guerre mondiale et ses horreurs. « Après les atrocités inhumaines des deux guerres mondiales, les auteurs comiques ont dû se mettre à la recherche de thèmes plus extrêmes encore [...] » (p. 478). Cependant, E. Segal n’étudie jamais la question sous l’angle inverse : quel pourrait être le socle commun de toutes ces pièces qui se revendiquent, encore aujourd’hui, comme des comédies, en dépit de leurs différences ? Ce qui a disparu, ce n’est pas la comédie, mais bien la comédie telle que définie par E. Segal, qui se place ici dans une perspective essentialiste. On peut alors faire à l’auteur la critique de Jean-Marie Schæffer envers la théorie des genres de Brunetière :

[...] cette science naturelle des genres a une drôle d’allure. On s’attendrait à ce qu’elle amène le critique à amasser autant de témoignages que possible concernant l’existence de tel ou tel individu générique donné, puis à en dégager les traits constants, à calculer les écarts par rapport à ce type moyen, à tenter de les expliquer, à analyser comment la relation entre le type et les écarts transforme l’espèce en question, et ainsi de suite. En fait, il n’en est rien : la seule chose qui intéresse Brunetière, c’est ce qu’il appelle le type essentiel. Contrairement à son postulat que chaque œuvre est la somme de toutes les œuvres qui l’ont précédée, il ne tient compte, dès lors qu’il s’agit d’une histoire concrète, que des œuvres marquantes du canon littéraire.4

13Dans la critique que formule J.-M. Schæffer, on retrouve nettement le parti pris de l’ouvrage d’E. Segal, dont les choix semblent orientés par des « types essentiels » (Les Oiseaux, La Casina, La Comédie des erreurs, etc.).

14Il semble alors qu’E. Segal, après avoir élaboré, par tissages successifs, une définition forte et personnelle de la comédie, s’en trouve quelque peu prisonnier. De façon très fine, l’auteur démontre par exemple qu’En attendant Godot est un anti-Oiseaux (p. 474-476) : même décor — une route et un arbre —, un endroit tranquille, avec entrée en scène de deux vagabonds vieillissants, « sexuellement dysfonctionnels », à la poursuite d’une même quête (p. 475). E. Segal dresse encore toute une série d’analogies pour exposer comment la visée comique est inversée chez Beckett, qui refuse au spectateur le kômos et le happy end attendus. Il faut toutefois constater qu’il s’agit là d’une lecture orientée, selon une thèse qui ne dit pas son nom : aussi, au lieu de présenter ce qu’il y a de comique dans les pièces de Beckett, E. Segal se borne à montrer que celles-ci ne se plient pas à sa lecture du genre de la comédie — pire, la prennent à rebours.

15Ainsi, dans les limites de la définition de la comédie qu’E. Segal propose — la comédie comme libération des instincts permettant un retour à l’ordre dans la célabration d’un happy end — la seule façon de rire serait celle des Anciens : disparue, survivrait-elle éventuellement dans le discours sur les Anciens ?

La comédie est morte, vive la comédie !

16Le plus souvent, l’ouvrage s’avère en effet très drôle et ses formulations plaisantes, généralement bien rendues dans la traduction française. Pour n’en donner qu’un exemple, E. Segal balaie avec humour la question du nom de Plaute qui fit tant parler les spécialistes : « Titus Maccius Plautus (250-184 avant J.-C.) est très probablement un nom de scène, car quels parents iraient appeler leur enfant ‘Popaul Crétin du Pied-plat’ ? » E. Segal prend ainsi souvent le contre-pied de la critique universitaire, qui, pour parler d’un genre longtemps dit mineur, s’est crue tenue de redoubler de sérieux, au détriment de l’essence même de l’objet étudié. L’ouvrage est en lui-même un parcours réjouissant, à travers de grands monuments de la comédie européenne. Le parti pris de la narration des intrigues est totalement assumé : E. Segal sait mêler ses talent de romancier (il est l’auteur du roman à succès Love Story, adapté au cinéma avec non moins de succès) à ceux de critique. C’est peut-être cette volonté de faire entrer le lecteur dans les pièces qui amène E. Segal à n’aborder qu’un petit nombre de comédies parmi toutes celles qu’il avait à sa disposition — outre le fait que son corpus aurait alors été démesurément large et quasi impossible à manœuvrer. Bien que frustrante pour le lecteur spécialiste de tel ou tel domaine, cette optique permet aussi de s’adresser à tous : le spécialiste de Plaute ne trouvera des développements que sur les Ménechmes, la Casina et l’Amphitryon, mais il saura gré à l’auteur de le dispenser de lire ou de relire Volpone, La Nuit des Rois ou Ubu-Roi. Le propos renonçant à l’exhaustivité, la lecture gagne quant à elle en fluidité et en simplicité.

17C’est sans doute le même choix de légèreté qui conduit E. Segal à ne pas alourdir sa marche par une explicitation trop lourde des articulations logiques : tout s’éclaire après coup, mais le lecteur peut parfois être décontenancé dans la démonstration. Ainsi, on ne saisit pas d’emblée pour quelles raisons les comédies d’Aristophane font l’objet de quatre chapitres distincts (Les Acharniens, Les Cavaliers et La Paix dans le chapitre IV, Les Nuées et Les Guêpes dans le chapitre V, Les Oiseaux dans le chapitre VI, Les Grenouilles et le Ploutos dans le chapitre VII). Il faut attendre la fin de cette séquence argumentative pour comprendre qu’E. Segal a voulu mettre en évidence le mouvement ascendant, par étapes, vers une forme de comédie totalement aboutie dans les Oiseaux, puis son déclin dans les productions postérieures.

In coda venenum ?

18Le regard rétrospectif que le lecteur est amené à adopter à la lecture de l’ouvrage n’est-il pas aussi celui qui guide la démarche de l’auteur, vers la définition du genre comique ? C’est en effet toujours par rapport au présent de l’écriture que l’on perçoit un processus, une évolution. E. Segal clôt ainsi son parcours de lecture par l’évocation des pièces les plus contemporaine. La queue de la coda, si l’on peut dire, ouvre cependant vers le futur, et plus précisément le film Ce cher disparu, postérieur au Docteur Folamour : « Mais cela dépasse notre entendement », disent les derniers mots de l’ouvrage. Par le choix d’un autre support (le film, et non plus le théâtre) et par la surprenante ouverture de ce qui s’affiche pourtant comme une fermeture, E. Segal rappelle que le parcours proposé dans son ouvrage n’est nullement à lire comme un constat historique figé.