Le théâtre du monde au prisme de la nouvelle
Fabliaux, nouvelles et diseurs : l’art de conter
1Tout commence avec le Décaméron de Bocacce. Ou plutôt non : avec les fabliaux médiévaux. À moins que ce ne soit, tout simplement, avec l’habitude de conter ? Il est difficile de situer l’origine de la tradition dans laquelle s’inscrivent les Cent Nouvelles nouvelles. Ce recueil de cent courtes histoires offert au xve siècle1 au duc de Bourgogne Philippe le Bon proclame, par son titre, son affiliation au Décaméron (« Les Cent nouvelles ») de Boccace. Ami de Pétrarque, ce dernier avait été le premier à écrire en italien des histoires courtes et frivoles puisant dans différents fonds, tant anecdotiques qu’exemplaires. On trouve notamment l’histoire de Griselda, reprise par Christine de Pisan dans La Cité des dames, et de nombreux récits d’adultère, de vengeance, de duperie. Marguerite de Navarre s’inspira de cette littérature libre et grivoise pour rédiger ses cent nouvelles à elle, qui ne seront que soixante‑douze, réunies sous le titre d’Heptameron. Elle en reprit le récit‑cadre : un groupe de conteurs, réunis par hasard, bloqués dans un lieu clos à cause des ravages d’un orage dans l’Heptameron, d’une épidémie de peste dans le Décaméron. Dans les Cent Nouvelles nouvelles, les « diseurs » sont des membres de la cour de Bourgogne (Mgr le duc, Philippe de Laon, le dauphin Louis...), rassemblés par un plaisir commun : celui de conter et d’écouter. Longtemps attribué à Antoine de la Sale, le recueil reste à ce jour anonyme : si un « Mgr de la Sale » est bien l’auteur de la cinquantième de ces cent nouvelles, il s’agirait du maître d’hôtel du duc de Bourgogne et non de notre écrivain2, dont le style n’a rien de comparable3 à celui de cette nouvelle.
2Il ne nous reste qu’un manuscrit des Cent Nouvelles nouvelles (MS Hunter 252, Glasgow University Library). Copié en 1482 sur vélin, en lettres gothiques, il est richement enluminé, sans doute par un artiste de Tours ; Pierre Champion y voit une copie du manuscrit original. Le texte connaît une grande renommée à l’heure de l’imprimerie : publié d’abord à Paris entre 1486 et 1499 par Vérard, il l’est ensuite par Desprez en 1505, par Trepperel entre 1512 et 1517, par Le Noir avant 1520, puis passe à Lyon grâce à l’édition d’Arnoullet de 1532. Il faut attendre le début du xviie siècle pour rencontrer de nouvelles impressions du texte, à Cologne, Amsterdam, La Haye. Forte de cette abondance de sources, Alexandra Velissariou se livre à un examen attentif du manuscrit et des premières éditions imprimées du texte pour en sonder un aspect original : son oralité.
3Les nouvelles présentées dans ce recueil sont en effet livrées par des « diseurs » : leur oralité est signalée dès leur titre par des mentions semblant indiquer tant leur auteur que leur récitant4. Pourtant, cette mise en abyme de la lecture, à voix haute, du texte, ne suffit pas à justifier l’ampleur du présent travail de recherche. Pourquoi étudier les aspects dramatiques des Cent Nouvelles nouvelles ?
À la recherche de traces d’oralité & de dramatisation
4La question des aspects oraux d’un recueil de nouvelles mérite d’être posée. Nelly Labère avait rappelé, dans sa thèse « Et le verbe se fit chair ». Étude du genre de la nouvelle au Moyen Âge, que le terme de « nouvelle » désigne d’abord une information publique et que le genre littéraire du même nom se présente comme « une information écrite jouant avec la fiction de l’oralité5 ». Alexandra Velissariou se saisit ainsi de la question de l’oralité des nouvelles et met d’abord au jour les points de rencontre entre les Cent Nouvelles nouvelles et différentes traditions orales.
5L’examen de ces collusions commence par une étude iconographique des enluminures des recueils. Celle‑ci vise à montrer, pour l’édition Vérard, que les pointes des nouvelles, parce qu’elles font le sel du récit, mènent à une mise en image qui évoque la mise en scène dramatique. Ainsi, la vignette de la nouvelle LXXV montre le personnage principal, un soldat bourguignon, pendu. Le soldat s’était laissé capturer par les ennemis anglais pour mieux les espionner et c’est sur le gibet qu’il attend que ses compagnons viennent le chercher. Pendu, il joue de la cornemuse pour les appeler. C’est cette scène, cocasse, que montre la vignette, condensant le sens du récit. Mais le lien avec l’oralité à proprement parler est ici assez lâche, la dimension visuelle du récit étant plus importante que son aspect oral.
6Il en va de même pour la question, étudiée ensuite, du lieu et des corps. On trouve dans les Cent Nouvelles nouvelles différentes situations « vecteurs […] de théâtralité »(p. 188) : les personnages sont amenés à se cacher, comme l’amant dans les latrines pour échapper au mari rentré chez lui à l’improviste ; plusieurs d’entre eux se déguisent, comme dans « La damoiselle cavalière » (XXVI) où la femme se déguise en homme pour rejoindre son ami ; plusieurs encore se substituent à d’autres personnages, comme dans « L’eschange » (XXXV) où une femme se fait remplacer par sa chambrière dans le lit conjugal. Mais s’il est question, pour ces personnages, de jouer un rôle, y a‑t‑il pour autant « théâtralité » ? Si le ressort comique de ces récits est le même que celui des pratiques dramatiques contemporaines, comment savoir qui, du drame ou de la nouvelle, inspire l’autre ?
7Concernant ce « jeu » dramatique, les occurrences de termes de « personage » sont étudiées dans des locutions comme « faire son personage », « jouer son personage », mais aussi celles de « semblant » dans « faire semblant », « monstrer semblant » et de « maniere » dans « faire maniere », « tenir maniere ». Cette étude lexicographique des Cent Nouvelles nouvelles est croisée à celle d’un autre texte, Les Quinze joies du mariage. Toutes deux révèlent des emplois similaires de ces termes. L’auteur conclut à l’importance de la duplicité dans ces courtes pièces narratives, ce en quoi on ne peut que la suivre ; mais la question demeure de savoir si « le lexique de la duplicité contribue à théâtraliser les nouvelles »(p. 242). Répondre par l’affirmative impliquerait de définir les genres par des thèmes, non seulement par une forme et des pratiques spécifiques.
8C’est donc avec intérêt que le lecteur en vient au chapitre sur « l’ancrage oral du recueil »6. Mais affirmer, parce que les textes littéraires médiévaux étaient principalement lus à haute voix et en public, que « la littérature médiévale est d’origine théâtrale » ne va pas de soi. Les mots de Michel Zink indiquent avec quelle prudence il faut employer le terme de « théâtre » concernant la littérature médiévale, qui est « presque exclusivement chantée ou récitée. Elle n’existe qu’en performance. Elle relève donc tout entière de la mise en spectacle et de l’expression dramatique. Ce que nous nommons le théâtre n’est qu’un cas particulier de cette situation générale »7. Le théâtre tel que nous l’entendons aujourd’hui est fort éloigné, dans ses pratiques notamment, des jeux dramatiques du Moyen Âge tardif. Lire à haute voix pour un auditoire, en mettant le ton, ce n’est pas jouer un texte sur des tréteaux, en suivant une mise en scène, avec l’appui d’un décor, de costumes et d’accessoires. Oralité, théâtralité et dramatisation ne sont pas synonymes.
9L’inscription de la nouvelle dans la pratique de la veillée contée, qui intéresse plus directement la question de l’oralité, est révélée par une autre étude lexicographique. Les occurrences du verbe « oïr » (cinquante‑neuf dans la table des matières du manuscrit de Glasgow) ou du déterminant possessif « nostre » semblent refléter la mise en abyme du récit‑cadre... qui n’est peut‑être qu’un « truc littéraire, utilisé pour donner l’illusion d’un conte oral8 ».Quant au relevé exhaustif des différents types de discours rapportés et de leur volume dans le recueil, il nous apprend que le discours direct n’y est pas dominant et que c’est bien le récit qui prime, indice que l’on pourrait mettre au compte d’un texte assumant pleinement sa dimension narrative et jouant avec délices de la force de l’imagination.
10Reste le travail colossal de recensement et d’étude des proverbes et traits proverbiaux à l’œuvre dans les Cent Nouvelles nouvelles. Les proverbes sont souvent considérés comme une marque d’oralité, que ce soit de par leur utilisation dans les sermons des prédicateurs en langue vulgaire dès le xiiie siècle ou par leur ancrage dans une culture collective et populaire, plus volontiers orale et rudimentaire qu’écrite et savante. Mais à force de relever la présence de proverbes dans des textes littéraires (nouvelles, sermons ou poèmes), peut‑on encore dire que ces patrimoines idiomatiques appartiennent davantage à une tradition orale qu’écrite ? Est‑ce parce qu’ils reflètent une sagesse dite « populaire », qui s’est transmise jusqu’à nous par oral pour une bonne part d’entre eux, qu’ils marquent invariablement l’oralité ? Que conclure de leur emploi dans un récit ? La question reste ouverte.
Le théâtre au Moyen Âge, une notion difficile
11La conclusion à laquelle parvient cet ouvrage ménage ces zones d’ombres : « La nouvelle peut offrir des possibilités dramatiques et, de ce fait, peut être porteuse d’une certaine forme de théâtralité qui n’est certes pas du théâtre pur, mais qui est suffisamment présente pour permettre aux auteurs de farces de s’inspirer de ce genre narratif »(p. 566). Parce que ce sont des récits, les nouvelles peuvent donner lieu à des mises en scène. Dès le Moyen Âge, on se livre à des lectures dramatisées de textes, tant narratifs que spirituels : le texte est récrit et peut être dit « par personnages ». C’est après tout le propre de la narration que de donner prise à l’incarnation, au jeu scénique.
12On peut dès lors se demander si le gigantesque travail descriptif et analytique mené ici pourrait l’être au sujet d’autres textes narratifs. La comparaison avec Les Quinze joies du mariage indiquée par l’auteur tend à prouver que nombreux sont les récits pouvant se prêter à une telle lecture. Et il serait intéressant de savoir s’il existe des textes narratifs impossibles à inclure dans ce groupe de textes propices à la représentation scénique.
13La spécificité des Cent nouvelles nouvelles, qui a voué l’ouvrage aux gémonies de la critique pudibonde, est bien, comme le souligne à plusieurs reprises l’auteur, sa grivoiserie et sa truculence : est‑ce le propre du comique médiéval d’être grivois ? Et est‑ce le propre de ce type de comique d’être en interaction souterraine avec l’oralité? C’est là un autre champ d’exploration. Il permettrait peut‑être de donner à ce long travail des conclusions éclairant tant les registres et les genres littéraires que l’histoire de la littérature.