Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Mai 2014 (volume 15, numéro 5)
titre article
Anamaria Lupan

Étude d’une forme textuelle ouverte. L’essai chez Yourcenar

Julie Hebert, L’Essai chez Marguerite Yourcenar. Métamorphoses d’une forme ouverte, Paris : Honoré Champion, coll. « Littérature de notre siècle », 2012, 612 p., EAN 9782745323774.

1Lire les essais de Marguerite Yourcenar comme un roman d’apprentissage : telle est l’invitation que nous lance Julie Hebert à l’orée de son ample. Rigoureuse, attentive aux détails, équilibrée et originale, l’analyse de J. Hebert développe une réflexion qui suit le trajet scriptural métamorphique de Yourcenar. Les trois parties — « Des revues aux recueils, avatars de l’essai », « Des tocsins de 1914 aux trilles de Rossini » et « Portrait d’une voix » — soulignent la complexité de la démarche critique. Les perspectives analytique et diachronique sur les essais alternent et mettent en évidence l’érudition de J. Hebert.

2Si Yourcenar voulait réhabiliter les voix des écrivains oubliés par le canon littéraire et artistique ou par la grande littérature — comme par exemple le poète grec Constantin Cavafy —, J. Hebert semble reprendre cette démarche ; elle rend au public l’image d’une Yourcenar essayiste. Les essais ne sont plus examinés comme des textes‑annexes à l’écriture des romans ou comme des textes secondaires mais ils sont analysés et étudiés comme des textes littéraires ; chaque essai apporte un nouveau regard sur le monde. J. Hebert veut montrer que la complexité de l’écrivain reste à découvrir. Son défi lancé aux exégètes de Yourcenar et à ses lecteurs est important pour les études littéraires ; elle donne à lire une autre facette de l’écrivain. La métamorphose et l’ouverture de l’écriture sont les techniques textuelles qui offrent un nouveau regard sur l’œuvre de la première Immortelle.

3De plus, l’originalité de l’étude de J. Hebert peut se lire dans la façon dont la critique envisage le processus d’écriture ; elle présente en effet un rapport de complémentarité entre l’écriture de l’essai et celle du roman ; bien que chaque texte ait une valeur en lui‑même, il y a un dialogue qui se met en place entre ces deux genres littéraires. Une forme textuelle soutient l’autre. Un échange enrichissant s’établit ainsi entre ces deux formes textuelles dans la mesure où l’essai est à chaque fois une école qui enseigne la stylistique et qui permet la recherche de la voix de l’écrivain ; J. Hebert voit, de la sorte, dans les personnages de Yourcenar des étapes de son trajet intellectuel :

Comme ses trois grands personnages, Hadrien, Zénon et Nathanaël, qui sont, chacun plus ou moins consciemment en route vers eux‑mêmes, Marguerite Yourcenar essayiste marche vers cette révélation inouïe : l’émergence d’une singularité, authentifiée par la pierre de touche qu’est la mort imminente, et irréductible aussi bien à l’illusoire connaissance de soi de la jeunesse qu’à l’universelle équation où l’on tente de résumer la variété des expériences humaines. (p. 568)

4La volonté de Yourcenar de sortir de chez soi, de créer un lien avec une autre présence ou avec une autre voix nous rappelle ce que Jean‑Pierre Castellani1 appelait la dialectique ludique mise en place d’un « je » à « l’autre ». Le palimpseste est la figure qui définit le mieux l’écriture de M. Yourcenar, en général, et celle de l’essai, en particulier, parce que l’écrivain cherche sa voix dans l’acte de création littéraire ; cette recherche est marquée par les exercices de rature, de correction et de reprise d’un même texte. La structure stylistique donne la forme de l’être biologique et organique. Les frontières entre la vie et l’œuvre de l’écrivain s’estompent alors peu à peu aux yeux de J. Herbert ; cette piste de lecture était d’ailleurs soutenue par Yourcenar elle‑même lorsqu’elle soutenait qu’une œuvre aboutit dès lors que la vie et l’univers symbolique de l’écrivain se trouvent être inextricablement mêlés2. Le genre essayistique est ainsi une manière d’école littéraire pour Yourcenar, ou, pour le dire autrement, son laboratoire de travail.

5La question centrale à laquelle se propose de répondre J. Hebert est donc de savoir comment l’essai parvient à dresser un portrait stylistique de Yourcenar et de déterminer comment l’écrivain parvient à formaliser et à conceptualiser un genre littéraire qui échappe à l’institutionnalisation et au canon. La problématique principale de l’ouvrage tient ainsi à l’étude du rapport entre l’affirmation de soi en tant qu’écrivain et l’affirmation de l’essai comme genre littéraire. Yourcenar apparaît comme un écrivain protéiforme — elle a abordé tous les genres littéraires, du genre épique, au dramatique, du poétique à l’essayistique — qui ne présente jamais de manière frontale son art poétique.

6L’importance et la valeur de l’étude de J. Hubert apparaissent dès que les lecteurs aperçoivent le terrain instable sur lequel l’examen des essais de Yourcenar a été réalisé. « Le projet voué à l’approximation et à l’hypothèse » (p. 17), comme la critique caractérise son ouvrage, propose un dialogue entre la science et la créativité parce que J. Hebert tisse des liens à la fois très clairs et surprenants entre le contexte de publication des essais, le texte littéraire que chaque essai représente en soi et leur intertexte.

Les essais & le processus de dépassement de l’individu

7Un élément essentiel de l’étude de J. Hebert repose sur l’étude de la relation qu’elle pose entre l’écrivain comme marque textuelle ou comme présence culturelle et son existence physique ; il existerait ainsi un rapport de complémentarité entre ces deux formes de représentation. Yourcenar concrétiserait le processus de dépassement de l’individu par la création de ses essais.

8À cet effet, J. Hebert examine les éléments et les stratégies qui participent à la transformation de la personne physique en écrivain. Une sublimation apparaît par l’utilisation de marques textuelles récurrentes. Les pseudonymes, l’emploi des mythes, les influences culturelles et la technique de la « magie sympathique », si chère à Yourcenar, font que Marguerite de Crayencour devient Marguerite Yourcenar.

9Cette métamorphose est visible dans les différents changements qui ont pu être apportés aux textes. Si les premiers essais apparaissent tout d’abord comme signés d’une présence indéfinie, androgyne, sous la plume de Marg. Yourcenar, leur reprise en recueil fait entendre la voix de l’écrivain par la signature de Marguerite Yourcenar et par l’écriture au féminin. La femme de Lettres essaie de conquérir son statut par sa voix silencieuse. L’affirmation et la reconnaissance du genre se réalisent en même temps que la consécration de l’écrivain. Faire entendre sa voix dans le genre essayistique est pour Yourcenar une façon de faire entrer l’essai dans la grande littérature. J. Hebert souligne très bien l’interdépendance entre l’essai, genre mineur, et la jeune écrivain qui veut s’imposer :

Si l’essai est un genre dont la littérarité demeure conditionnelle, comme l’analyse Gérard Genette, la signature de l’auteur, une fois celui‑ci reconnu comme tel, suffit désormais à légitimer le texte comme objet littéraire, méritant d’être publié ou republié en recueil : devenu œuvre à part entière. (p. 79)

10L’analyse de ce genre chez Yourcenar invite en outre à une réflexion sur l’histoire même de ce genre littéraire qu’ont précisément étudié Marielle Macé d’une part, Pierre Glaudes et Jean‑François Louette d’autre part. J. Hebert voit, quant à elle, dans l’essai un genre‑remède qui, après la Seconde guerre mondiale, coupe littéralement la parole. La souffrance humaine s’exprime mieux dans l’écriture aiguë, profonde et réflexive de l’essai que dans tout autre genre littéraire. Yourcenar cherche sa voix en même temps qu’elle donne à lire l’état du monde où elle vit. Le dépassement de l’individu se révèle ainsi par le rôle joué par l’écrivain, qui se fait porte‑parole d’une génération. Le thème du filet et du réseau, que J. Hebert étudie en détail, montre un écrivain qui voit dans l’essai une manière de parler à autrui et une chance d’entamer un dialogue sans limites. L’essai serait, en d’autres termes, la création de Yourcenar par elle‑même.

Le temps de la recherche de soi‑même ou à l’école de l’essai

11La lecture de J. Hebert s’inscrit dans le prolongement des analyses proposées par des chercheurs comme Michèle Sarde, Jean‑Pierre Castellani ou Rémy Poignault. La problématique du temps qui parcourt les essais donne à voir un moi aux contours indéterminés. J. Hebert examine ainsi la construction de l’œuvre de Yourcenar comme une totalité en mouvement qui oscille entre stabilité et discontinu. Il existe un lien inextricable entre le cadre réel instable (le désenchantement proposé par Spengler et par les autres intellectuels des années 1920, comme, par exemple Paul Valéry) et les visions oscillantes sur le temps exprimées par les essais yourcenariens :

Sur ces deux visions du temps, le temps qui court vers la mort et celui qui réunit différents présents du passé en un seul instant également présent, se greffe, aussi instable, la question du moi. (p. 335, nous soulignons)

12Les temps instables ne peuvent articuler qu’un sujet métamorphique. Le lyrisme morbide et le lyrisme solaire de Pindare construisent un univers cohérent mais plein de tension.

13Il est significatif de remarquer également que la métaphore du double apparaisse à plusieurs reprises sous la plume de Yourcenar essayiste. Le double peut, en effet, se lire dans les remaniements constants de ses textes, comme le rôle du critique‑écrivain qu’Yourcenar joue dans ses essais portant sur des personnalités culturelles ou sur des événements culturels ou sociaux aussi bien que dans les écrits paratextuels. Ce jeu sur plusieurs dimensions traduit en filigrane une volonté de parvenir à l’expression la juste. La métamorphose participe ainsi aux yeux de J. Hebert à l’art de perfection de Yourcenar ; la mesure et la modération sont les horizons d’attente dressés par l’écrivain :

S’il n’y a certainement pas là chez Marguerite Yourcenar l’expression d’un art poétique consciemment programmatique, il n’en est pas moins que l’idéal de mesure, de modération, restera comme un horizon à atteindre, vers quoi devait tendre la prose [...]. (p. 169‑170)

14La liberté de l’essai lui permet alors de se forger le portrait voulu, l’ethos désiré, parce que dans cet espace d’expression, la voix de l’écrivain ne subit pas la pression des autres groupes ou des autres formes d’attachement. Le seul lien pour Yourcenar reste celui qui est offert par le sens textuel.

Le style & la voix de l’écrivain

15Si, dans les essais, il existe bien un lien thématique, de grandes différences font néanmoins jour sur le plan de l’expression. Le rapport étroit entre la langue et l’identité, si cher à Yourcenar, et qui apparaît comme une présence plutôt culturelle que biologique, est palpable dans l’examen du style des essais. L’autoportrait stylistique présenté par le travail constant des essais souligne une métamorphose constante de la voix de l’essayiste. Les essais stylisés, « ornés », des années 1930 sont remplacés par les carnets de notes et par les notes prises pour soi à la fin de la vie.

16L’hypothèse de J. Hebert est séduisante : l’essai doit gagner ses titres de noblesse au cours des années 1930, d’où l’importance accordée au style dans les essais yourcenariens. Elle a, en outre, le mérite de montrer la corrélation entre l’écrivain qui se légitime dans le monde culturel et qui tente de rendre légitime l’essai dans les institutions littéraires.

17D’autre part, le style de Yourcenar est une marque du dialogue qu’elle entretient avec les écrivains qu’elle admire ; la simplicité expressive du poète grec Constantin Cavafy qu’elle traduit en français se reflète dans son attrait pour le « pur prosaïsme ». J. Hebert propose, à ce propos, une étude critique des plus subtiles où elle postule, dans la perspective des théories de la réception, l’existence d’un lien entre le changement du public des écrits de Yourcenar et le changement de son style :

Renoncer à la méditation poétique traduit aussi un changement de posture énonciative : les essais des années 1930 se caractérisent [...] par leur ampleur oratoire, voire oraculaire, qui plaçaient l’essayiste en position de surplomb, maniant depuis son promontoire d’initié une langue plus ou moins cryptique. Entre temps, le statut de l’auteur Marguerite Yourcenar a changé, tout comme son public : alors que les essais de jeunesse étaient destinés à un lectorat restreint, happy few abonnés aux revues littéraires, qui seuls connaissaient et prisaient le jeune auteur, inconnu hors de ce cercle, ceux écrits et retouchés dans les années 1980 émanent d’un auteur célèbre, médiatisé surtout après l’élection à l’Académie française, et s’adressent donc à un très large éventail de lecteurs [...]. (p. 165)

18Yourcenar cherche sa voix sans cesse dans ses écrits ; elle tient compte du climat intellectuel où elle s’exprime mais aussi des idées trouvées chez les auteurs qu’elle admire ou de son dialogue avec les lecteurs. Le changement constant du style montre une voix instable ; Yourcenar découvre, grâce aux exercices stylistiques, qu’elle est étrangère à elle‑même comme le disait Julia Kristeva dans son célèbre ouvrage du même nom.


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19Julie Hebert propose ainsi une analyse serrée des essais de Marguerite Yourcenar, en développant et en interrogeant la problématique de la relation à autrui. Les essais de Yourcenar apparaissent comme un dialogue condensé avec les lecteurs, avec le temps passé mais aussi avec soi‑même. J. Hebert nous montre ainsi la manière dont la conscience de soi de l’écrivain s’affine au fil de ses interactions avec le grand univers symbolique. La métamorphose de l’essai est la métamorphose de sa propre identité. Le dépassement de sa propre personne empirique par et dans l’écriture des essais ouvre l’espace de la recherche de sa voix. Les essais deviennent des journaux de formation parce qu’Yourcenar est avant tout une personne culturelle. Une question, ouverte par l’ouvrage de J. Hebert, reste toutefois à élucider : quel lien peut‑on tisser entre la technique de la métamorphose présente dans les essais de Yourcenar et le baroque ? Et cela parce que beaucoup de traits des essais de Yourcenar, comme la figure du double, les scènes présentées en abyme, la vision multiple, la domination du décor, rappellent bien des traits du baroque littéraire, avec lequel l’écrivain semble entretenir un dialogue fructueux.