La langue de Perec entre stylistique, linguistique & rhétorique
1« Le style c’est l’homme même » : cette célèbre citation de Buffon (Discours sur le style) semble on ne peut plus éloignée de la conception que Georges Perec se faisait de son propre style, qu’il n’aurait jamais consciemment cultivé (p. 7). Longtemps, les commentateurs se sont fait l’écho de ces propos de l’auteur, en considérant « l’effacement énonciatif » et stylistique de Perec comme le corollaire de son appartenance au formalisme oulipien. Par conséquent, dans la volumineuse bibliographie des études perecquiennes, les études de style sont en minorité. C’est de cette idée reçue que le présent volume collectif prend résolument le contrepied en proposant une série d’études sur de multiples aspects du style de Perec. Un de ses mérites est d’avoir laissé la parole non seulement à des spécialistes des études littéraires et de Perec, mais également à des linguistes et à des stylisticiens, mettant ainsi en lumière la dimension artisanale de l’écriture perecquienne. En effet, en bon oulipien, Perec se voyait non comme un artiste créant une œuvre ex nihilo, mais littéralement comme un « homme de lettres » (ibid.), comme un artisan travaillant le matériau des lettres de l’alphabet, du langage et des textes existants (d’où la primauté de l’intertexte et du pastiche dans plusieurs de ses œuvres). Il en résulte un volume qui part des plus petites unités linguistiques du style de Perec — lexique, verbes, ponctuation — pour aller vers le style au sens courant du terme (au niveau de la phrase) et se concentrer, pour finir, sur un trait stylistique typique de son œuvre : la liste.
Statistique & stylistique
2Chez un auteur qui adore compter, dénombrer, l’approche quantitative a une importance certaine. Elle constitue la base solide de toute analyse thématique et stylistique. Aussi le volume ouvre‑t‑il par une étude statistique à partir de la base Frantext, qui comporte aujourd’hui en version numérique la majeure partie des œuvres de Perec. S’attachant au lexique perecquien, Véronique Montémont étudie la fréquence de termes se rapportant à l’espace, au métadiscours, à la création artistique et aux objets. Elle constate notamment la prédominance des substantifs (52%) par rapport aux verbes : Perec atteint un chiffre record de substantifs par rapport à ses contemporains, en particulier dans des ouvrages à forte « pulsion descriptive » comme Les Choses ou La Vie mode d’emploi (p. 23). Article qui se trouve utilement complété par celui d’Isabelle Dangy, qui étudie justement ces verbes minoritaires, dans La Vie mode d’emploi, en montrant le jeu subtil des temps. Comme on sait, bien des chapitres de ce « romans » s’ouvrent par une description détaillée des lieux (décor, tableaux…) pour passer ensuite à un ou plusieurs rocambolesques récits sur les habitants des lieux. Comme souvent, le passé simple est le marqueur du récit événementiel, l’imparfait est le signe de l’itératif mais c’est du côté de la description que se trouve la puissante originalité du style perecquien, dans ce roman : c’est l’emploi obsessif du présent, qui vise à rendre sensible une infinité d’événements et de situations simultanées, figées en ce 23 juin 1975 — le moment unique où tout ceci a lieu.
3Ces études des éléments constituants (vocabulaire, verbes) sont complétées par un travail de stylisticien sur la ponctuation perecquienne. S’interrogeant pour commencer sur les points de suspension au début d’Espèces d’espaces, Jacques Dürrenmatt fait le lien avec les célèbres points de suspension de Céline et de Sarraute (p. 32) mais on se demande un peu ce que ceux‑ci — d’ailleurs bien différents entre eux — peuvent avoir à voir avec l’emploi qu’en fait — sporadiquement — Perec. L’analyse des parenthèses semble, elle, plus pertinente : dans le prolongement de Leo Spitzer sur les parenthèses proustiennes et leur effet de retardement1, et plus récemment d’Isabelle Serça, l’auteur montre que les abondantes parenthèses, chez Perec, sont des procédés d’expansion mais aussi de digression, ajoutant quelque chose d’apparemment dérisoire qui s’avèrera être l’essentiel (p. 37).
Perec, le franglais, l’écriture de rêve & le style du quotidien
4Ces fondations statistiques une fois jetées, une question centrale est celle de l’écriture à contraintes et de son impact sur le style de Perec. Quels en sont les effets sur l’écriture de Perec, dans ses textes à contraintes ? La question n’est pas explicitement posée par ce volume mais plusieurs articles traitent de la question. À propos de La Disparition, après avoir fait l’inventaire bien connu des interdits imposés par le lipogramme en e, Marc Parayre montre, sans beaucoup sortir des sentiers battus, comment la « disparition » du e est la source d’une créativité étonnante du point de vue lexical (néologismes, mots étrangers, formules stéréotypées) et syntaxique (place de l’adjectif, « fautes » de syntaxe). Le corpus d’Isabelle Parnot est plus original : il inclut Les Revenentes, le roman monovocalique en e de Perec, et les poèmes d’Alphabets. C’est surtout le vocabulaire qui prend un coup de jeune dans Les Revenentes, empruntant de nombreux mots à l’anglais et à l’allemand — « self‑mède‑men », « gentlemèn » (p. 71) — ce qui engendre des cascades de nouveaux calembours. Pour ce qui est d’Alphabets — l’hermétique recueil d’onzains dont chaque vers comporte onze lettres, poèmes disposés en carrés sans ponctuation ni espaces —, l’auteur en propose une fascinante lecture bilingue, en franglais, qui révèle le double‑fonds de bien des mots. On regrette un peu, en terminant cet article, que la plupart des auteurs du volume aient gardé leurs distances par rapports aux poèmes oulipiens de Perec : terrain ardu mais déterminant si on interroge le style…
5Le style dans sa conception traditionnelle se situe au niveau de la phrase ou de membres de phrase comme dans le cas des jeux de mots. Dans Perec artisan de la langue, ce domaine est abordé de plusieurs manières qui se complètent : l’analyse de détail (sur le calembour ou le langage quotidien), l’approche linguistique (par la linguistique du discours ou l’indirection) et la réflexion sur la théorie barthésienne de « l’écriture blanche ». Le calembour, omniprésent chez Perec, l’est particulièrement dans La Boutique obscure, son recueil de récits de rêve. Ce recueil n’est pas une simple transcription de ses carnets de note mais révèle un véritable travail du texte, comme le montre Marie Bonnot. Le rêve, comme la contrainte ailleurs, fonctionne comme un déclencheur de l’écriture, résultant en une riche création verbale : mots composés, néologismes et membres de phrase ajoutés en superscription (p. 125) et donnant lieu à des sortes de phrases‑tiroir, polysémiques. De là il n’y a qu’un pas au calembour, le plus souvent implicite, indirect chez Perec et parfois même si caché qu’il en devient un « private joke » (p. 129). Si l’écriture de rêve se situe au plus intime, celle du quotidien, quant à elle, se situe à cheval entre l’intime et le collectif, comme le montre Dominique de Moncond’huy dans une analyse du langage d’Espèces d’espaces, l’essai sur les espaces de la vie quotidienne, de la chambre à la ville en passant par l’immeuble et la rue. L’analyse des pronoms personnels (je, nous, on) révèle une tension dans ce texte qui se veut tantôt impersonnel comme un ouvrage scientifique, tantôt subjectif jusqu’à l’autobiographique. La comparaison à d’autres essais de Perec et l’analyse quantitative (possible grâce à Frantext) pourra, à l’avenir, constituer un utile prolongement de cette étude.
Style, linguistique & rhétorique
6Depuis les travaux désormais classiques de Philippe Lejeune2 et de Bernard Magné3, il est devenu presque courant de considérer les textes de Perec — surtout ceux à contraintes mais les autres également — comme des voies obliques, indirectes de « cerner ce qui avait été non oublié, mais oblitéré, pour dire l’indicible4 ». Du côté du lecteur, cela mène à un regard, à une approche elle aussi oblique, où des éléments textuels sont lus comme codés, chiffrés, comme une référence à autre chose qui reste implicite. Encore faut‑il que le texte manifeste porte des traces tangibles du texte latent. C’est le cas, dans l’œuvre de Perec, pour certains nombres récurrents (3, 4, 7, 11) dont B. Magné a montré la portée autobiographique cachée. Dans le cas du texte sur la mode, « Douze regards obliques », analysé ici par Yvonne Goga, par le biais de la notion d’indirection, cela semble moins clair. En effet pourquoi admettre a priori que ces textes, qui parlent chacun d’un aspect de la mode — mannequins enfantins, magie de la marque — et en démontent les mécanismes, parleraient « en fait » d’une « certaine conception de l’écriture » (p. 115), que leur signification serait donc métatextuelle avant tout ? Si Perec dénonce impitoyablement les présupposés de la mode, lui préférant des objets personnalisés par la mémoire, la mode n’en constitue pas moins, à ses yeux, l’une des formes constitutives du quotidien, c’est pourquoi il s’y attache, tout en concevant son analyse même, et le langage qui la compose, comme un antidote, il est vrai, aux servitudes de la mode.
7Après l’indirection, notion empruntée à la linguistique pragmatique, c’est encore une autre orientation linguistique qui est testée, de manière plus convaincante, sur le texte de Perec. Il s’agit, dans l’article de Julien Longhi, de la linguistique du discours, qui situe le style au niveau non de la phrase ou de la succession linéaire des phrases mais d’un texte dans son ensemble, comme réseau, texture ou trame (p. 110). Appliquant cette optique à la double structure de W ou le souvenir d’enfance, l’auteur montre comment les deux textes s’éclairent mutuellement grâce à des « figures », parfois implicites, qui font le lien entre récit autobiographique et récit fictionnel. Comme le propose la fin programmatique de l’article, c’est un type d’analyse qui gagnerait à être appliqué à d’autres textes de Perec.
8Si on a longtemps pris Perec pour un « sujet sans langue » (p. 8), sans style propre, cela a pu mener à assimiler son écriture à la fameuse « écriture blanche » de Barthes, et c’est ce rapport qui demandait à être éclairci. Maryline Heck rappelle fort à propos que l’écriture blanche est une notion assez floue chez Barthes, car elle recouvre beaucoup de choses différentes : l’absence idéale de style, la dimension utopique du degré zéro, le style de l’absence… Mais par écriture blanche, elle entend non seulement cette notion barthésienne mais aussi « les écritures blanches », qu’elle assimile aux « écrivains du désastre » (p. 91). De ces écrivains, elle n’en nomme aucun sauf naturellement Blanchot. M. Heck rappelle à juste titre que, dans certains écrits de jeunesse, Perec se démarque explicitement de Blanchot, et montre avec subtilité comment, dans W ou le souvenir d’enfance, il s’en distancie également mais sans le nommer : « Perec n’écrit pas “pour dire qu’[il’] n’a rien à dire” : s’exprime ici son refus de faire du rien, du silence un but de la littérature. » (p. 98). Résumé un peu caricatural de Blanchot puisque, dans les essais de La Part du feu, de L’Espace littéraire et du Livre à venir, celui‑ci prône une conception de l’écriture qui, tendant en effet à l’absence du monde, débouche en fin de compte sur une parole vide, sur le « ressassement éternel », qui n’est pas précisément le silence. Il est vrai cependant que cette parole vide est bien éloignée de l’écriture comme témoignage mais aussi de la fiction telle que la pratique Perec. Il faut donc, comme le fait M. Heck, démarquer nettement Perec de l’orthodoxie blanchotienne telle qu’elle régnait dans les années 1960‑70, mais pourquoi parler d’ « écritures du désastre » alors que ce terme ne surgit qu’en 1980, avec le recueil homonyme de Blanchot, L’Écriture du désastre ? Outre le fait que rien n’indique que Perec ait lu ce Blanchot‑là, il faut prendre en compte que justement en introduisant ce terme de désastre, la pensée de Blanchot va vers une confrontation avec l’Histoire « avec sa grande hache » justement, et notamment avec la Shoah. De plus, dans cet ouvrage, on trouve une écriture fragmentaire, tissée de blancs, dont le rapport à Perec serait à examiner.
9Pas d’écriture blanche donc chez Perec, comme le souligne également Paulette Perec dans le Prologue, où elle insiste sur le ton lyrique qui caractérise bien des descriptions perecquiennes, et sur la conséquente abondance de son univers (p. 14). Cela explique l’un des traits stylistiques les plus marquants de Perec : le privilège des listes, qui forme l’objet de la dernière partie de ce volume collectif. Plusieurs auteurs mettent en valeur la dimension paradoxale de la liste, chez Perec : visant l’exhaustivité, elle est certes l’expression de l’abondance, de la saturation mais dans cette œuvre de rescapé, ses racines plongent dans son contraire, dans le vide, dans la menace de l’oubli et dans le manque. Faire des listes, énumérer c’est alors compenser ce manque, comme le rappelle fort à propos le premier vers du neuvième poème de La Clôture : « Sature l’incomplet. » (cité p. 150). Si les listes sont particulièrement visibles dans Espèces d’espaces et La Vie mode d’emploi, elles sont toutefois déjà présentes, sous plusieurs formes, dans les premiers récits que sont Les Choses et Un homme qui dort. Dans Les Choses, la liste est un marqueur du réalisme critique de Perec, soutient Matthieu Rémy. Elle sert à convoquer, à donner au lecteur « un bain de réel » (p. 170) mais elle aussi toujours‑déjà une mise en garde. Son ton ironique appelle le lecteur à prendre ses distances et à prendre conscience de l’aliénation des personnages du récit (p. 172).
10Selon les dires de Perec lui‑même, Un homme qui dort fait le tour des « lieux rhétoriques » de l’indifférence. Alors que tous les auteurs signalent la dimension rhétorique de l’écriture perecquienne, seule Florence de Chalonge, dans un article remarquable, analyse plus précisément celle‑ci. Au niveau de l’inventio d’abord, elle examine l’indifférence comme mot, et les manières dont ce mot dissout le langage, et prend sens à travers les figures de la négation, de la neutralité et de l’inertie (p. 146‑148). Au niveau de la compositio ensuite, de la phrase perecquienne dans Un homme qui dort, elle étudie le style de l’indifférence : ses figures de style (zeugme, prétérition, amplification), ses particularités syntaxiques (rythme ternaire des phrases, construction parallèle des propositions…), ses sonorités, qui en font un véritable texte poétique, sans oublier les effets de liste, omniprésentes dans ce récit (p. 149‑150).
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11Véronique Montémont et Christelle Reggiani proposent un volume collectif novateur, qui ouvre de multiples voies de recherche quant à la langue (ou aux langues ?) de Perec. Parmi celles‑ci, les approches de la linguistique semblent particulièrement prometteuses, surtout la linguistique du discours. Une collaboration plus intensive entre spécialistes de Perec et linguistes pourra faire avancer la recherche dans ce sens. L’autre orientation à retenir est l’affinité — déjà connue mais encore peu exploitée — entre l’écriture perecquienne et la rhétorique, qui pourra susciter une infinité d’études à venir, incluant dans son corpus la poésie et les essais de Perec, à côté des romans déjà très étudiés.