Dictionnaires de second degré : entre satire & réflexion sociale
Genèse d’un genre littéraire mineur
1Genre de second degré : ainsi Denis Saint‑Amand définit‑il l’ensemble des ouvrages analysés dans Le Dictionnaire détourné. Cet essai scientifique présente une structure en huit chapitres au cours desquels l’auteur aborde différents arguments liés au contenu du corpus examiné. La plupart des sections sont introduites par un aperçu historique qui donne au lecteur les balises nécessaires pour une correcte interprétation et assimilation des paragraphes à suivre. Il ne serait pas possible d’analyser des ouvrages dictionnairiques du xixe siècle sans avoir a priori introduit les contraintes sociopolitiques auxquelles les faiseurs de dico1 (et par extension, de pseudo-dico) devaient forcement avoir à faire.
2Le sous-titre (socio-logiques d’un genre au second degré) rend bien évidente une focalisation sur la fonction sociale des ouvrages dictionnairiques traités. Aussi l’auteur, à travers l’analyse méticuleuse du corpus, identifie des traits communs à des écrivains aux styles hétéroclites tels que Flaubert, Sainte‑Beuve et Zola. Le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert et d’autres œuvres majeures prises en analyse dans les chapitres centraux ont, selon D. Saint‑Amand, des aspects en commun avec nombreux glossaires moins connus qu’il ne se lasse pas de citer, en appuyant ces citations par des extraits à la fois pertinents et colorés d’humour.
3Cependant, nous avons l’impression que la définition de genre de second degré est un peu trop réductrice. Les ouvrages analysés entretiennent en fait entre eux des relations de troisième, voire de quatrième degré. Le dictionnaire de Flaubert en particulier
partage avec d’autres textes qui lui sont plus ou moins contemporains des caractéristiques telles qu’il est difficile de le mobiliser comme une pièce à conviction démontrant la singularité de son auteur. (p. 155)
4L’auteur ne semble pas lésiner sur l’utilisation de notes de bas de page. Ce choix, qu’on peut justifier par un besoin de corroborer des affirmations en leur conférant de l’autorité, oblige le lecteur à plusieurs pauses et peut causer par conséquent l’interruption du fil du discours. Les notes constituent en effet la plupart de l’apparat textuel, et ce dans plusieurs pages2. En utilisant les mots de Pierre Corbon, on peut parler d’un mauvais emploi du critère de la lisibilité3.
5Cet artifice macro-textuel peut bien sûr être vu comme un clin d’œil aux lecteurs les plus avisés, qui trouveront dans les notes des approfondissements ouvrant de nombreuses pistes d’investigation exclues à cause de contraintes d’espace. Si l’ouvrage y perd donc en termes de clarté, il a le mérite de conduire le lecteur vers une réflexion épistémologique sans s’arrêter à une simple analyse quantitative et qualitative des données.
Sociolinguistique dictionnairique
6Si le premier chapitre démontre que trouver une définition du dictionnaire qui représente la réalité des faits est difficile voire presque impossible, ce qui frappe c’est la facilité avec laquelle l’auteur identifie les points faibles de ce genre littéraire. Il est indéniable que la littérature dictionnairique4 nous a habitués à remettre en question le contenu micro- et parfois macro-textuel des grands glossaires français (le Petit Robert, le Larousse, le TLFi pour en citer quelques‑uns). Le Dictionnaire détourné de D. Saint‑Amand tente plutôt une approche critique à caractère sociolinguistique, ce qui en démontre toute l’originalité. Cette lecture fascinante arrive à démontrer rapidement que ces ouvrages descriptifs (parfois prescriptifs) constituent en effet une véritable boîte de Pandore qui, une fois ouverte, déchaîne une multitude de spectres sociaux ouvrant au débat.
7Les œuvres du corpus analysé dénotent parfois « une forme de dédain pour les institutions » (p. 100). L’Académie française, en particulier, se voit plusieurs fois critiquée dans l’œuvre. Ainsi, la plupart des lexicographes de second degré étudiés se trouvent en accord pour parler d’une « incapacité des savants qui la composent à réaliser le travail dictionnairique dans l’optique duquel elle a été fondée » (p. 89). Là où ces faiseurs de pseudo‑dicos ne visent pas directement une institution politique, l’attention passe à des groupes sociaux (les femmes, les allemands, les bourgeois…). Il est clair que ces ouvrages visent à faire de la satire. La définition de ce mot, donnée par le Petit Robert 1967 (une des autorités dictionnairiques par excellence en France) semble à ce propos se retourner vers le lexicographe : « Écrit, discours qui s’attaque à quelque chose, à quelqu’un, en s’en moquant ».
8Une troisième critique regarde le concept de Doxa, et vise à inviter les usagers à réfléchir sur plusieurs lieux-communs, préjugés et opinions enracinés dans la France du xixe siècle. L’auteur parlera à ce propos d’une « doxa toujours navrante » et du « caractère aléatoire de certains savoirs » (p. 133). Ces textes amènent donc le lecteur critique-esthétique5 (en opposition au lecteur naïf, voire ingénu) à une réflexion sociale par rapport aux « systèmes de croyances et [aux] stratégies de différenciation qui se font jour au sein de l’univers littéraire » (p. 261).
Parodies, luttes de pouvoir & sensibilisation des masses
9Les dictionnaires de second degré témoignent donc à la fois d’une fonction de divertissement, d’une fonction subversive et enfin d’une fonction didactique. Les deux premières fonctions ne peuvent guère être séparées puisqu’il est bien évident que l’hilarité naît du contraste entre les attentes du lecteur et le contenu même des définitions des glossaires étudiés. Ainsi les auteurs critiquent et réélaborent à la fois plusieurs présupposés idéologiques cristallisés (PIC), « c’est-à-dire des points de vue dont les mots de la langue imposent l’acceptation préalable à la compréhension des discours et des textes qui les utilisent6 ».
10Si de nombreux articles et essais ont été écrits à propos des deux premières fonctions, la fonction didactique de ces dictionnaires mineurs est moins connue et son explicitation semble être un des plus grandes mérites de D. Saint‑Amand qui a trouvé à intérieur des textes analysés la preuve de la véridicité de la thèse sartrienne selon laquelle « le seul moyen de dépasser un lieu commun, c’est de s’en servir, d’en faire un instrument de pensée7 ». Le discours métalittéraire a assurément une position de prééminence dans le Dictionnaire détourné. Ainsi, D. Saint‑Amand réussit à définir un lien direct entre le monde canonique de la lexicographie et la presse, qui contribue constamment à raviver et populariser une réflexion à la fois sociale et linguistique.
La bêtise consiste à vouloir conclure
11Dans le chapitre conclusif du Dictionnaire détourné, D. Saint‑Amand ne se lasse pas de citer Flaubert8 une dernière fois pour indiquer le choix de l’utilisation du titre « Envoi » au lieu du plus traditionnel « Conclusion ». L’auteur fait preuve dans ces pages conclusives d’une très grande humilité, mettant en évidence les points faibles d’une recherche qui se fonde sur un corpus défini pour l’occasion comme « artificiel » (p. 258).Les ouvrages étudiés ont néanmoins « une comparable dimension hétéroclite », et tracent « des pistes d’investigation pour une histoire sociale de la littérature soucieuse de prolonger les récits singuliers et paratactiques que nous avons pour habitude de lire à propos des “grands auteurs” et des “grandes œuvres” » (p. 259).
12Le Dictionnaire détourné invite donc à la réflexion sociale contemporaine à travers la littérature dictionnairique du xixe siècle, et incite à se poser de nombreuses questions. Cette analyse rétrospective nous porte surtout à nous interroger, a posteriori, sur la portée effective des PIC dans les dictionnaires contemporains et sur leur impact par rapport à notre bien-être intellectuel et émotif. Une doxa littéraire touche ainsi à différents degrés non seulement les ouvrages dictionnairiques et leurs dérivés, mais aussi d’autres acteurs littéraires que, dans la plupart des cas, le lecteur évite de critiquer en confiant sur l’aura d’autorité qui les couvre (l’écrivain, le journal, la maison d’édition, etc.). Ainsi Denis Saint‑Amand porte le lecteur à pondérer l’ensemble des opinions, préjugés et convictions que la société, dans ce cas à travers le médium littéraire, impose au lecteur en les faisant passer pour des vérités absolues, et qui finissent par établir avec nous une parfaite relation symbiotique.