Les langues du roman, de George Sand à Annie Ernaux
1« [C]omment “représenter” une société d’individus1 ? » : Nelly Wolf a fait sienne cette question de l’historien Pierre Rosanvallon en la transposant du domaine politique de la démocratie au champ littéraire du roman. Représentativité et communauté sont en effet au cœur de ses recherches depuis ses premiers travaux consacrés à la représentation du peuple2 et plus encore depuis la parution du Roman de la démocratie (Saint‑Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2003), qui a fait connaître ses thèses à un large public. Dans cet ouvrage stimulant, elle postulait une équivalence entre la forme du contrat social liée à l’instauration de la démocratie en France et la forme romanesque, livrant ainsi une histoire conjuguée des mutations politiques et des évolutions du roman, de la fin du xviiiesiècle aux années 1970. Les degrés de polyphonie chez Flaubert et Zola correspondaient à l’apparition du peuple comme acteur politique ; la crise de la représentation était analysée à l’aune des crises politiques (du totalitarisme puis de son occultation ou « amnésie »), de Gide à Modiano. La force et l’audace de ce livre tenaient à la volonté de synthèse (un siècle de littérature française mais aussi européenne) et à l’exercice de la précision (précieuses analyses de Flaubert en particulier).
Le roman, la démocratie, la langue
2Proses du monde vient à la fois compléter les hypothèses de Roman de la démocratie, dont il constitue en quelque sorte le pendant, et refléter un cycle de réflexions collectives vouées à l’analyse des discours sociaux des Trente Glorieuses (il faut ainsi mentionner les récents ouvrages collectifs Amnésies françaises à l’époque gaullienne (1958‑1981). Littérature, cinéma, presse, politique, dirigé par N. Wolf3 et La Fabrique du Français moyen, coordonné par François Provenzano et Sarah Sindaco4). Ce nouveau livre constitue une relecture du Roman de la démocratie en ce qu’il reconsidère peu ou prou la même période et un certain nombre d’auteurs (en particulier Zola, Aragon, Gide, Perec), sous un angle différent, celui de l’imaginaire linguistique et de ses implications sociologiques. Il s’agit en effet désormais moins d’interroger la représentation du débat démocratique et de ses mutations, que de montrer la négociation d’une place dans la communauté nationale par le biais d’une langue. Quand elle traçait dans Le Roman de la démocratie une histoire, des débuts de la démocratie à l’expérience totalitaire, N. Wolf prétend présenter dans Proses du monde quatre « tableaux » ou « intrigues sociolinguistiques » (p. 240) du roman moderne : « Peuple », « Migrations », « Désengagement » et « Français moyen ». Si ces quatre thématiques sont liées à des moments historiques (respectivement à la constitution de la république à la fin du dix‑neuvième siècle, au tournant des années 30, à l’après‑guerre, aux Trente Glorieuses), elles correspondent également à des paradigmes intemporels (soit qu’un fil courre à travers le siècle, comme celui de la « blancheur », de Jules Renard à Annie Ernaux, soit que des paradigmes coexistent et réapparaissent à des périodes apparemment très différentes). En marge du grand récit national, les romanciers qu’elle étudie, de Sand et Huysmans à A. Ernaux et P. Modiano en passant par Cohen, explorent les zones grises de l’Histoire : écritures mineures (paratopies juives et régionalistes), écritures blanches (par repli stratégique ou réflexe de survie). Au sein même de ces quatre thématiques se détachent des contrepoints (qu’il s’agisse d’Irène Némirovsky pour « Migrations » ou de Gabriel Matzneff pour « Français moyen »).
3À l’instar des nombreux chercheurs qui ont contribué à renouveler les approches de la sociocritique (au premier rang desquels Marc Angenot et Régine Robin, pour le versant québécois, Jérôme Meizoz du côté suisse), N. Wolf mobilise différents outils, formant le souhait de se tenir à juste distance « entre la cruauté de la démystification sociologique et l’angélisme de la célébration immanentiste5. ». Davantage peut‑être que d’autres, elle a cherché à tenir ensemble histoire et pratique littéraire, à lier identité collective et imaginaire linguistique.
Vers une sociostylistique du discours romanesque
4Dans un court texte intitulé « Pour une sociologie des styles littéraires », paru dans l’ouvrage collectif Littérature et sociologie,N. Wolf appelait de ses vœux une « sociologie des styles littéraires [qui] aurait ainsi à respecter un protocole d’enquête, au croisement de l’histoire de la langue, de la sociologie de l’institution littéraire, et de l’analyse stylistique6. ». Un récent colloque tenu à Bruxelles intitulé « Sociologie du style littéraire » témoigne de l’intérêt des chercheurs pour une notion apparentée dans la modernité à l’idée de singularité et d’originalité.
5C’est d’abord du côté des stylisticiens que provient le désir d’une histoire collective du style : La Langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, l’important ouvrage dirigé par Gilles Philippe et Julien Piat, paru en 2009 chez Fayard, marque cette inflexion. Dans leur introduction, les auteurs retracent l’apparition au mitan du dix‑neuvième siècle d’une langue littéraire, née d’une double autonomisation, par rapport à la norme haute, écrite, et par rapport à la langue commune :
Alors que pour les deux siècles précédents, la langue littéraire, avait vocation à former le cœur de la langue commune, échappant aux variations sociales, régionales ou individuelles, et méritant à ce titre sa vocation à l’universalité, elle devient progressivement l’autre de la langue standard. (p. 18).
6Par ailleurs la langue littéraire s’émancipe du modèle rhétorique qui gouvernait jusque‑là la conception de la littérature. La Langue littéraire se présente alors comme une histoire ambitieuse à la fois de la notion de style et de l’émergence de la stylistique en tant que discipline, et de patrons stylistiques (songeons au chapitre « Le triomphe du nom et le recul du verbe » de Julien Piat et Stéphanie Smadja) typiques d’une époque, d’un groupe d’auteurs.
7Proses du monde rend hommage à cet ouvrage dans son titre et s’inscrit dans la continuité de sa démarche : comment penser les rapports entre langue littéraire, langue populaire, langue nationale. Ainsi peut‑on lire
Dans ces conditions la langue littéraire moderne, qui est une sortie de la langue commune, peut à son tour être définie, en termes politiques, comme une renégociation imaginaire du contrat de langue. C’est une expérimentation, dans la fiction, des possibilités d’écart et de proximité à la langue commune. À l’aide d’énoncés empruntés aussi bien à l’exercice savant qu’à la pratique quotidienne, les œuvres littéraires fabriquent par imitation et déformation une langue fictive qui sert en retour à alimenter la fabrique de la langue nationale.
L’histoire des styles modernes, dans leur composante linguistique, serait donc l’histoire de la contribution de la littérature à l’hypothèse d’une langue contractuelle, contribution faite de refus autant que de consentements. (p. 78)
8Pour autant, on n’y trouvera nulle analyse d’un « style substantif » par exemple. En effet, ce qui intéresse N. Wolf serait davantage de l’ordre d’une sociolinguistique. Comment la pluralité des discours sociaux est‑elle inscrite, rejouée dans les romans ? Comment l’écrivain est‑il un locuteur dont les choix traduisent, dans une conception héritée de Bourdieu, les implications sociologiques ?
La lecture du texte romanesque découvre un imaginaire linguistique lui‑même indicatif d’un imaginaire social. […] Un imaginaire de la langue romanesque ne suppose pas seulement que le roman prend sa prose pour objet d’intrigue, de rêverie ou de réflexion, mais que la langue des romans raconte elle aussi une histoire, fabrique elle‑même une fiction, et que cette histoire, cette fiction reprend, commente, interprète ou parfois contredit et fait bégayer l’histoire prise en charge par une narration, incarnée par des personnages et explicitée par des discours. (p. 239).
9Dans le premier chapitre, consacré au « Peuple », elle présente ainsi les différentes manières de rendre ce qu’elle appelle la « diction démocratique », autrement dit, d’intégrer le discours du peuple à la narration : le mode transactionnel (mélange de la nouvelle grammaire et des exercices classiques de rhétorique, dont Flaubert serait le parangon), le mode de la citation (« mimésis jubilatoire des dialectes sociaux » chez Balzac notamment, p. 28), le mode fusionnel (transposition du paradigme de l’oralité à la narration, de Zola à Queneau) et le mode consensuel (mimésis du français scolaire d’un Pergaud). Elle prend en compte la double dimension de l’oral et de l’écrit populaire. Dans « Migrations », elle étudie les façons d’intégrer la langue mineure (yiddish par exemple, dans le cas de Cohen) à la langue nationale, ou de crypter la langue nationale de signifiants ou de symboles juifs (dans le cas de Perec). Dans « Désengagement » elle tente d’exposer les raisons d’un progressif retrait énonciatif, en distinguant d’abord les retraits idéologiques d’Aragon et de Gide, puis les retraits symboliques de Camus et Robbe‑Grillet, dont les écritures blanches témoigneraient en creux des pages noires de l’Histoire, l’une par l’impossibilité de témoigner à la première personne, l’autre par la tentative de traduire la fin de l’histoire et le « code narratif de l’amnésie française » (p. 136), selon des analyses connues depuis son livre consacré au Nouveau roman7. Dans le quatrième, « Français moyen », elle relève chez A. Ernaux et P. Modiano la neutralisation du conflit social par le biais d’une langue médiane.
10On observe donc au fil du livre un déplacement de la problématique, de la représentation du langage populaire au mutisme apparent, ou encore un déplacement de focale, du locuteur au narrateur. C’est que s’est opéré un renversement de la figure politique et imaginaire du peuple, à la figure publicitaire et statistique du Français moyen, une sorte de dissolution de la pluralité et de la conflictualité qui passe par la normalisation de la langue littéraire et le cryptage ou « encodage » selon un terme cher à N. Wolf, des identités conflictuelles, de la paratopie juive à l’exception ouvrière.
11En sus, l’auteur de Proses du monde s’efforce de montrer comment les auteurs mettent en scène, sous forme symbolique, leurs choix de langue : chez Sand, Huysmans et Zola, la représentation de l’ouvrier (artisan, blanchisseuse ou joaillière) permettrait de symboliser le travail sur les langues ; chez Aragon, la confrontation de deux nageurs, Aurélien le bourgeois et Riquet l’ouvrier, figurerait l’opposition du beau style et de l’écriture prolétaire (opposition interne à l’œuvre d’Aragon, Les Beaux Quartiers, et externe, relative à la querelle politico‑littéraire sur les écrivains ouvriers). Il s’agit de tenir ensemble la question de la représentation des langues, à l’écrit comme à l’oral, de leur rapport (d’inclusion ou de fusion, d’assimilation ou d’intégration, pour reprendre l’analogie sociopolitique) à la langue du narrateur, aux idées et à la biographie de l’auteur, tout en tenant compte d’une évolution dans le temps.
Vertiges d’une méthode : sociolectures
12Pour étayer ses démonstrations, N. Wolf s’appuie sur une méthode qu’elle apparente à la « sociolecture ».
Une sociolecture des styles littéraires est attentive aux événements qui surviennent dans une langue littéraire, qui affectent la syntaxe, le lexique, la morphologie ou l’orthographe, qui relèvent d’une poétique, qui sont déterminés par des contraintes génériques. Elle s’intéresse aux phénomènes énonciatifs, interrogeant ainsi la dimension rhétorique du style et ses conséquences sur les instances narratives. (p. 15)
13Plus encore que dans Le Roman de la démocratie, N. Wolf livre des analyses très précises d’extraits de romans. On se souvient de son étude de l’incipit de Madame Bovary ou de la scène de la fausse couche des Cloches de Bâle ; dans Proses du monde, l’auteur montre par exemple comment l’artisan menuisier du Compagnon du tour de France, de Sand, se superpose à la position sociale et langagière de la romancière, ou comment Scènes de la vie de bohème, de Murger, met en concurrence deux langages déviants par rapport à la norme bourgeoise, celui de la bohème et celui des lorettes, à travers l’analyse de conversations et de lettres que ces milieux échangent.
14Se détachent donc aux yeux du lecteur des passages inégaux par leur ampleur et leur statut. En premier lieu, au sein même d’un chapitre consacré à un auteur, si l’analyse, qui s’efforce de tenir différents plans ensemble, est souvent convaincante voire brillante, elle force le lecteur à réajuster constamment son échelle interprétative. L’analyse littérale, l’analyse poétique et le recours aux biographèmes semblent parfois entrer en confrontation : ainsi, la stricte équivalence établie entre les différentes étapes de blanchissement du linge dans L’Assommoir et les étapes du travail opéré sur la langue par Zola ne paraît pas entièrement satisfaisante, de même que le cri d’Elisa emprisonnée rapporté à l’expression de la folie de Jules de Goncourt atteint de la syphilis n’emporte pas forcément l’adhésion. De plus, tous les exemples n’ont pas le même statut, que l’on considère l’œuvre très cohérente de P. Modiano ou d’A. Ernaux — leurs tous premiers récits mis à part — ou l’œuvre conflictuelle d’Aragon ou de Gide, dont les analyses des Beaux Quartiers et de Geneviève offrent un négatif à l’ensemble de l’œuvre. Parallèlement, les œuvres d’I. Némirovsky et de G. Matzneff servent, sans que cela soit assez souligné, de contrepoint aux parties « Migrations » et « Français moyen ». Si N. Wolf le mentionne, elle ne s’y attarde pas, et l’effet de lecture est au premier abord celui d’une juxtaposition. La continuité n’est ainsi pas toujours assurée, et le regroupement d’Aragon, Gide, Camus et Robbe‑Grillet dans la partie intitulée « Désengagement », malgré une large introduction, ne va pas de soi. Dans l’ensemble, la synthèse s’en trouve quelque peu estompée. Ceci peut être dû au fait que l’ouvrage consiste majoritairement en une reprise d’articles (à l’exception des passages consacrés à Murger et à Huysmans, ainsi que de deux conférences données sur les thèmes du « roman juif et régionalisme » et de la « transgression sexuelle ») mais aussi à l’ambition de l’entreprise de N. Wolf.
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15On saluera ainsi la relecture d’un siècle et demi romanesque qu’elle propose, de même que le fil de l’écriture blanche qu’elle fait courir à travers les époques, et les liens passionnants qu’elle suggère à la fin de son ouvrage entre pratiques linguistiques établies au tournant du dix‑neuvième et du vingtième siècle et propositions d’écrivains contemporains, de François Bon à Laurent Binet. Proses du monde. Les enjeux sociaux des styles littéraires ouvre des perspectives pour développer la sociostylistique des textes (on peut penser aux récents travaux de Mélanie Lamarre sur Volodine et le discours révolutionnaire) et penser à nouveaux frais la question de la communauté, à l’heure où P. Rosanvallon publie un manifeste, Le Parlement des invisibles, pour réclamer la représentation dans l’écrit non littéraire des oubliés de la démocratie et inaugurer une collection, « Raconter la vie ».