Une idéologie en mouvement
1Les chansons d’Antioche, des Chétifs et de Jérusalem constituent le noyau du premier cycle de la croisade, composé au xiie siècle1, narrant les expéditions des croisés en Terre sainte et relatant des faits contemporains de leur écriture, ce qui les distingue des autres chansons de geste. Si ces textes diffèrent entre eux par leurs intrigues, leurs tonalités2, ainsi que les desseins de leurs auteurs3, Magali Janet part du postulat que, par‑delà les spécificités propres à chaque chanson, la cohérence du cycle réside dans l’idéologie de la croisade dont il est porteur. Or, pour cerner au mieux cette idéologie, les représentations du corps sont « une voie d’accès directe et efficace » (p. 11).
2Le choix du corps pour comprendre le système de pensée dont relèvent les œuvres se justifie tout d’abord par des raisons littéraires et génériques : les chansons de geste mettent peu en avant l’introspection et l’analyse des sentiments, mais privilégient les descriptions des actions des protagonistes. C’est donc ces dernières qui font sens et dans lesquelles il faut chercher le message délivré. L’autre raison relève de l’histoire des idées : suite à la réforme grégorienne et au mouvement monastique, le corps, auparavant méprisé et associé au péché, est l’objet au cours du xiie siècle d’une réhabilitation dans le discours théologique. L’auteur se fixe dès lors comme objectif d’analyser comment l’écriture du corps dans les chansons de geste rend compte de ce changement et, plus largement, comment, grâce aux descriptions des corps des personnages, s’articulent dans les œuvres diverses tendances génériques (épiques, historiographiques, hagiographiques) et idéologiques.
Des descriptions discriminantes
3Le point de départ de la réflexion est une analyse lexicologique du vocabulaire du corps et de sa répartition dans les œuvres du cycle. Les nombreux tableaux présentés en annexes témoignent de la précision de l’étude, proposant un relevé de la fréquence de chaque substantif anatomique dans les différentes chansons, mais aussi une étude de la fréquence du vocabulaire du corps en fonction du contexte (type de personnage, type de passage).
4Le premier chapitre dresse ainsi la liste de tous les mots relatifs au corps, suivant un classement allant de l’extérieur vers l’intérieur (vue d’ensemble, tête, membres, organes internes et sécrétions corporelles). Ce relevé met en évidence la variété et la précision du vocabulaire dans les œuvres, avec près de cent termes différents par chanson, montrant la réelle attention portée par les poètes à des descriptions dépassant la simple énumération de quelques traits topiques. Cet état des lieux fait également apparaître le lien entre le contexte narratif et la fréquence du vocabulaire anatomique : le nombre de ces termes est beaucoup plus élevé dans les passages de récit, qui privilégient la description des corps, que dans ceux de discours, qui mettent davantage l’accent sur l’émotion ou l’analyse de la situation par le locuteur. De même, lorsque les personnages sont envisagés en groupe et de loin, la fréquence du lexique du corps est moindre que lorsque la narration se focalise sur un personnage précis. Le deuxième chapitre de l’ouvrage se concentre ainsi plus particulièrement sur l’étude des portraits des protagonistes (incluant aussi dans la description du corps l’étude des armes et des vêtements), s’interrogeant sur le degré d’originalité de ces passages par rapport aux règles rhétoriques répandues à l’époque.
5Cette approche lexicologique permet de discerner une fonction discriminante de l’emploi du vocabulaire du corps. Sarrasins et croisés ne sont pas décrits de la même façon. Deux procédés permettent cette différenciation. D’une part, certains mots peu fréquents peuvent être réservés à un groupe de personnages en particulier. Ainsi, alors que les Francs sont généralement décrits en termes convenus et peu développés, les Sarrasins se voient appliquer un vocabulaire varié : par exemple, la nuque des croisés est désignée par col, tandis que des termes plus rares, tels que hasterel, glandeler, ciervis ou eskinee sont attribués à celle des Sarrasins. D’autre part, dans le cas de termes plus fréquents (comme teste ou cief), c’est l’environnement lexical qui fait perdre au terme sa neutralité et permet de confirmer l’antagonisme entre deux types de personnages. Cette répartition du lexique permet de souligner le manichéisme épique, qui se prolonge dans la construction des portraits. Les descriptions des païens, paradoxalement plus nombreuses et plus développées que celles des Francs, se construisent en opposition à ces dernières : aux Sarrasins la laideur, la bestialité, la difformité ; aux croisés la beauté et la force.
6L’analyse de la prosopographie confirme ainsi la nature propagandiste des œuvres du cycle de la croisade : l’altérité est diverse mais toujours terrible et il faut viser sa destruction.
Les Tafurs ou l’antagonisme épique remodelé
7Une figure vient cependant complexifier cette opposition manichéenne : celle des Tafurs. Ces personnages, un peuple d’êtres rustres et misérables faisant partie de l’armée croisée, sont introduits dans l’univers épique par le poète de la Chanson d’Antioche, qui leur donne une place bien supérieure à celle que l’historiographie leur concède4. Dans la Chanson d’Antioche, ces personnages prennent une place très importante, chacune de leurs apparitions étant dramatisée par différents procédés narratifs, en particulier des effets de polyphonie visant à mettre en valeur ces ribauds et l’effroi qu’ils suscitent chez les Sarrasins.
8La marginalité sociale et anthropologique des Tafurs (ils vivent nus, se livrent au cannibalisme, utilisent des armes primitives) se reflète dans les choix littéraires. L’étude du vocabulaire anatomique révèle d’emblée que ces personnages partagent des traits avec les Sarrasins (pilosité, peau hâlée, cris) sans que l’on puisse les assimiler clairement à eux, puisqu’ils sont aussi capables de vaillance, de ruse et se montrent de redoutables adversaires pour les païens. Leurs portraits se singularisent par le fait qu’ils ne procèdent ni de l’éloge ni du blâme, ce qui constitue une entorse à la bipolarité axiologique des descriptions épiques. Plus que des païens, leurs traits physiques et comportementaux les rapprochent en fait de figures sauvages, animales ou barbares. Ces personnages permettent ainsi une réflexion transgressive et mettent en cause l’idéologie officielle des croisades : ils montrent que « l’Autre n’est pas forcément celui qu’on croit, que l’Étranger et le sauvage peuvent se trouver parmi les siens, que tout homme recèle une part d’ombre et de chaos » (p. 155).
9La partie intitulée « Le Corps engagé » confirme ces analyses sur la place des Tafurs. L’auteur étudie la mise en scène des corps à travers trois thèmes : le langage du corps (vocal et gestuel), les appétits du corps (alimentaires et sexuels) et la fin du corps (le corps blessé, le cadavre). Le comportement des Tafurs vient troubler l’opposition binaire entre des croisés qui incarnent un comportement idéal, avec des paroles et des gestes efficaces et mesurés, et des Sarrasins réduits aux cris et aux gesticulations inutiles. Plusieurs épisodes confirment leur fonction symbolique d’exhibition de « la part d’ombre de l’humanité chrétienne » (p. 367). Ainsi, lorsque l’auteur de la Chanson d’Antioche évoque les viols commis sur les Sarrasines ou les outrages infligés aux cadavres des païens par l’armée franque, il en circonscrit la responsabilité aux seuls Tafurs, afin d’atténuer la portée scandaleuse des faits. Ce faisant, il reconnait l’existence de la déviance tout en réaffirmant le modèle de comportement idéal du chevalier croisé.
10M. Janet propose en particulier une analyse fouillée et très pertinente de l’épisode de cannibalisme, dans lequel les Tafurs mangent les cadavres des Sarrasins. Loin d’éluder ces faits dérangeants, comme le font les chroniques de la première croisade, la Chanson d’Antioche amplifie et dramatise le passage, révélant l’horreur fascinée du poète. Abordant les différentes explications que l’on peut donner à ces actes (réponse à la pénurie alimentaire, stratégie pour démoraliser l’adversaire, goût de la chair humaine), l’auteur souligne que l’aspect déroutant et transgressif de la scène tient surtout au mélange du caractère à la fois sauvage et rituel de ce cannibalisme, puisque les Tafurs salent et cuisent la chair des cadavres, et se voient même offrir par Godefroy de Bouillon du vin pour accompagner leur repas. La scène symbolise donc le rapport ambigu entre les Tafurs et l’armée croisée, qui les accepte sans pour autant imiter leurs agissements. Le Tafur incarne le fantasme de transgression des interdits tapi en tout être humain.
11Si toutes ces analyses emportent l’adhésion, n’est‑il pas un peu excessif de faire à plusieurs reprises des Tafurs la pierre angulaire permettant de révéler l’idéologie de la croisade présente dans les œuvres, alors que seule la Chanson d’Antioche fait une large place à ces personnages et que celle des Chétifs ne les mentionne pas5 ? Cette réserve exprimée, M. Janet décèle une évolution intéressante entre les œuvres du cycle concernant la réflexion anthropologique sur l’altérité : la Chanson d’Antioche, en faisant une grande place aux déviances des Tafurs, suggère que le péché ne peut être attribué aux seuls païens mais est partie intégrante du corps des croisés ; la Chanson de Jérusalem choisit en revanche d’atténuer la portée scandaleuse des actions des Tafurs et revient ainsi à une opposition plus traditionnelle et plus rassurante entre chrétiens et Sarrasins ; la chanson des Chétifs rejette pour sa part les perversions sur des animaux monstrueux ou sauvages (dragon, singe, loup) et ne réduit pas les Orientaux à une incarnation du mal, reflétant ainsi un deuxième temps de la croisade, celui, après les combats, de l’envie de la découverte et de l’accord avec l’Autre.
Corps épiques & corps christique
12Un des grands intérêts de l’ouvrage est en effet le lien établi par l’auteur entre la représentation du corps dans les chansons de croisade et l’évolution des mentalités contemporaines, avec une confrontation des discours épiques et religieux. L’analyse des gestes témoignant de la foi des personnages, mis en valeur et détaillés par les textes dans une mise en scène spectaculaire, révèle une nouvelle manière d’exercer sa dévotion, qui se propage dans les courants monastiques, notamment cisterciens6. La foi des croisés est expressive, et leurs gestes sont « une transposition littéraire du christianisme charnel auquel aspirent les mystiques » (p. 266). Les œuvres composent ainsi une gestualité religieuse propre à la croisade.
13La réflexion se poursuit avec la représentation (ou la dissimulation) de la sexualité dans les poèmes. Ceux‑ci érigent en idéal la continence sexuelle, s’éloignant en cela des autres chansons de geste et témoignant de la nouvelle éthique de contrôle corporel du christianisme qui se développe au xiie siècle, en particulier sous l’influence de Saint‑Augustin. La croisade est perçue comme une entreprise guerrière mais aussi pénitentielle et spirituelle : les croisés se doivent de respecter pendant leur périple un temps d’abstinence. Les figures féminines sont d’ailleurs l’objet de descriptions asexuées, comme si le poète s’abstenait de toute représentation de la tentation. Cependant, des épisodes mettant en scène la sexualité, toujours évoquée en termes de péché et de déviance, suggèrent la tension existante entre l’idéal et la réalité des désirs taraudant les croisés. De façon significative, les transgressions sexuelles sont dans les chansons le fait des Sarrasins : le désir est ainsi rejeté dans l’ailleurs et son évocation permet au poète d’affirmer, en creux, la norme qui doit s’appliquer aux chevaliers francs.
14Les représentations des corps blessé témoignent elles aussi de l’influence du discours religieux sur la littérature. Le dernier chapitre, qui s’intéresse au « corps qui subit » observe à cet égard une évolution dans le cycle. La Chanson d’Antioche témoigne d’une conception traditionnelle : les souffrances de blessés y sont en général passées sous silence, témoignant d’un déni viril de la souffrance qui a sa source dans la tradition biblique aussi bien que dans l’idéologie épique traditionnelle. Dans les œuvres suivantes en revanche, les mentions du corps souffrant se font plus nombreuses, des procédés mettent en valeur le combattant blessé : une précision accrue des descriptions, un renouvellement lexical ou l’analogie avec les stigmates du Christ. La place grandissante accordée à la figure christique témoigne de la propagation dans la société du mouvement de pensée, monastique à l’origine, qui magnifie les blessures et les souffrances en invoquant le Christ et qui encourage chacun à s’infliger une pénitence, dans une démarche de rédemption qui devient personnelle et non plus collective7. L’écriture du corps résulte ainsi d’une confrontation entre les règles de l’épopée et une nouvelle conception de la souffrance.
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15Magali Janet propose donc une analyse précise et complète sur un thème, les représentations du corps, abondamment traité par les historiens et les anthropologues mais dont l’étude manquait concernant les chansons de croisade. Si la démonstration visant à nuancer le manichéisme épique traditionnel paraît parfois trop appuyée, la confrontation entre discours épique et discours historiographique s’avère très stimulante, de même que les liens établis entre l’écriture du corps et la diffusion d’un nouveau mouvement de pensée. L’ouvrage insiste ainsi sur l’évolution idéologique d’une chanson à l’autre et, ce faisant, semble appeler une réflexion concernant la cohérence même de ce premier cycle, dont l’idéologie de croisade, censée être un invariant entre les différents poèmes, s’avère si mouvante d’un texte à l’autre.