Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2014
Mai 2014 (volume 15, numéro 5)
titre article
Luba Markovskaia

Le XVIIIe siècle incarné. Figurations du corps & histoire des représentations

Le Corps et ses images dans l’Europe du dix-huitième siècle / The Body and its Images in Eighteenth-century Europe, sous la direction de Sabine Arnaud & Helge Jordheim, Paris : Honoré Champion, coll. « Études internationales sur le dix-huitième siècle », 2012, 369 p., EAN 9782745322678.

1Fruit des travaux du séminaire de la Société internationale d’étude du xviiie siècle qui a réuni de jeunes chercheurs dix-huitiémistes à la Faculté de médecine de Montpellier en juin 2007, Le Corps et ses images dans l’Europe du dix-huitième siècle / The Body and Its Images in Eighteenth-century Europe est un ouvrage bilingue français-anglais qui rassemble des études sur les représentations du corps pendant le « long xviiie siècle », qui s’étend de la seconde moitié du xviie siècle jusqu’au tournant des Lumières, en Europe (ici, surtout en France, en Allemagne et en Angleterre). Dans l’historiographie moderne, le corps n’a pas toujours été historicisé, encore moins étudié comme un objet d’histoire. Ce n’est qu’à partir des années 1970, avec le mouvement de la Nouvelle Histoire, qui vise à aborder l’histoire socioculturelle par l’étude de la civilisation matérielle, avec les travaux de Michel Foucault sur l’histoire de la sexualité, notamment, puis avec l’Histoire des femmes au cours des années 1980, qui s’oppose à une essentialisation du genre par l’anatomie, que le corps en vient à être considéré non plus simplement comme une donnée biologique immuable dans le temps, mais comme un produit de l’histoire et du champ de représentations propre à chaque époque. Ce sont finalement les tenants d’une histoire dite culturelle, qui a succédé à l’histoire des mentalités tombée en disgrâce, que l’étude historique du corps gagne ses lettres de noblesse, avec des travaux comme ceux de Jacques Le Goff sur le corps au Moyen Âge1, ceux d’Alain Corbin sur l’histoire des sensibilités2, et plus récemment, en codirection avec Georges Vigarello et Jean-Jacques Courtine, avec la parution du grand collectif Histoire du corps3.

Une filiation discrète avec l’histoire des représentations

2Le collectif Le Corps et ses images dans l’Europe du dix-huitième siècle s’inscrit dans une approche d’histoire culturelle qui prend le corps comme forme d’accès au passé, comme l’écrivent les auteurs de la préface : « L’histoire du corps est un filtre, peut-être le filtre essentiel, de notre histoire culturelle » (p. 7). Plus précisément, ce travail est tributaire de l’histoire des représentations, une branche récente de l’historiographie qui ne va pas encore de soi, comme en témoignent plusieurs textes d’historiens qui cherchent à la définir4, mais dont les directeurs de l’ouvrage ne se revendiquent pas directement. L’angle d’approche privilégié transparaît cependant dans la filiation historiographique de l’ouvrage, principalement tributaire des travaux d’historiens des représentations du corps comme Georges Vigarello et Alain Corbin.

3L’ouvrage semble d’ailleurs répondre à l’appel de G. Vigarello, qui conclut un entretien accordé aux directeurs d’un autre tout récent collectif de jeunes chercheurs avec une orientation très semblable, Le Corps dans l’histoire et les histoires du corps (xviiexviiie siècle), sur cette invitation : « […] il semble qu’il y ait plus de projets qui consistent à étudier le corps comme une totalité relativement homogène à une époque donnée. C’est ce à quoi personnellement j’invite les jeunes chercheurs qui s’intéressent à l’histoire du corps5 ». C’est bien l’objet de ce collectif que de saisir les représentations du corps dans l’Europe du xviiie siècle — même si le terme de « représentations » demeure (volontairement ?) absent.

4Cette filiation avec l’histoire des représentations aurait sans doute gagné à être explicitée, ce qui aurait eu l’avantage d’assurer une certaine unité méthodologique dans l’ensemble des études, déjà très variées dans leurs objets et leurs sources. Certes, un ordonnancement en parties (représentations du corps, interprétations du corps, le corps utopique) permet de schématiser l’ensemble, mais en ce qui a trait aux approches, des éléments méthodologiques et de définition essaiment l’ouvrage — c’est dans la dernière contribution, celle de Laurent Turcot, que l’on retrouve, par exemple, une référence au travail fondateur de Marcel Mauss et à sa définition des « techniques du corps » — alors qu’ils auraient gagné à se retrouver en tête du collectif pour indiquer plus clairement son orientation historiographique.

5Avec une préface et des introductions de parties qui laissent volontairement les voies d’interprétation ouvertes et se positionnent peu sur le plan méthodologique en ne s’inscrivant pas directement dans une tradition historiographique précise, les auteurs des articles jouissent d’une liberté qui donne une intéressante diversité à l’ouvrage, tout en problématisant peu le champ de recherches de l’histoire des représentations en général et celui de l’histoire du corps en particulier. Le lecteur se retrouve donc devant un foisonnant relevé de figurations historiques sur le thème du corps — représentations du corps des prostituées, des souverains, des songeurs, de la douleur ; discours sur la digestion, sur le pied, sur le corps législatif — qui ne renouvèle cependant pas le champ d’études et ne questionne pas l’approche historiographique, qui est pourtant encore en voie de légitimation.

6C’est d’ailleurs la première partie, celle qui porte explicitement sur les représentations du corps, qui semble la plus unie d’un point de vue conceptuel, puisque les études qui la composent permettent de cibler un tournant entre la représentation du corps comme statu quo à celle du corps comme symbole de subversion, ce qui caractériserait les bouleversements dans les hiérarchies politiques et sociales de l’Ancien Régime. Les études de cette partie montrent en effet que les représentations du corps assurent l’ordre social, mais peuvent également le menacer. Le corps du souverain, beau et en bonne santé, est le symbole d’une nation forte, mais son déclin physique inévitable pose des problèmes de représentation (Stephan Römmelt). Les corps des saints et des martyrs qui organisaient le calendrier d’Ancien Régime sont remplacés, dans le calendrier révolutionnaire, par des corps séculiers, mais deviennent objet de désir frivole au sein du peuple (Sanja Perovic). Le corps de la prostituée est une façon de mesurer l’ordre social, moral et sexuel, mais devient un danger pour la moralité lorsque les femmes de la rue sont trop semblables aux femmes de la bonne société (Ann Lewis). Le corps théâtral varie selon le lieu de représentation, le Théâtre Français soutenant l’ordre établi, tandis que le Théâtre de la Foire laisse place à une critique sociale par son usage de la pantomime (Paola Martinuzzi). Cette partie montre donc comment l’histoire des représentations du corps peut être mise à profit pour rendre compte de bouleversements sociaux plus larges.

Polysémie du corps, diversité des sources

7La diversité des sujets abordés par les collaborateurs et la variété des sources analysées font honneur à la polysémie du corps au xviiie siècle, mais aussi à son fort potentiel symbolique dont la portée était particulièrement ressentie à l’époque, comme en témoigne l’article « Corps » de d’Alembert dans L’Encyclopédie, qui accorde une grande place à la philosophie du corps et va jusqu’à suggérer son inexistence. La philosophie sensualiste, la vogue de la littérature libertine, les réflexions sur l’homme-machine et sur le corps de l’État et l’État comme corps, confèrent une portée proprement philosophique à l’idée de corps au Siècle des Lumières.

8Dans leur introduction, Catriona Seth et Caroline Warman se penchent sur la polysémie de la notion et constatent que dans le discours sur le corps, l’objet est toujours autre : le corps devient une manière de parler de questions métaphysiques, politiques, éthiques et sociales. C’est d’ailleurs ce que constate déjà Antoine de Baecque pour le xviiie siècle dans l’entrée « Corps » du Dictionnaire européen des Lumières :

Écrits philosophiques, brochures, traités savants, journaux, correspondances privées, le “corps” envahit la pensée européenne des Lumières : il sert de cadre à la connaissance et à la description, car ses différents registres métaphoriques sont susceptibles de raconter l’ensemble du monde visible et invisible6.

9L’objet d’étude qui réunit les articles du collectif est donc à comprendre au sens très large et invite les auteurs à prendre le corps comme un prisme pour donner à voir des réalités sociales et culturelles propres aux Lumières. La polysémie de l’objet d’histoire appelle une multitude d’approches pour le saisir. G. Vigarello en arrive à ce constat dans son introduction à L’histoire du corps :

L’approche du corps mobilise plusieurs sciences, obligeant à varier les méthodes, les épistémologies, selon l’étude des sensations, des techniques, des consommations ou des expressions. Cette hétérogénéité est constitutive de l’objet lui‑même7.

10Pour G. Vigarello, c’est l’angle des représentations qui peut assurer une cohérence dans le domaine de l’histoire du corps. Or, cette approche commune n’étant pas explicitée dans l’ouvrage, la cohérence en souffre à certains endroits.

Images ou discours ?

11Le titre, Le corps et ses images, fait écho à l’utilisation de sources iconographiques dans plusieurs articles — c’est le cas, par exemple, pour les gravures qui accompagnaient les éditions des œuvres de Rétif de la Bretonne étudiées par A. Lewis et les représentations picturales et sculpturales des princes du Saint-Empire Romain analysées par St. Römmelt. Cette orientation vers l’analyse iconographique semble encore une fois répondre à l’appel de G. Vigarello, qui aborde la question des sources picturales dans l’entretien précédemment cité :

[…] il est difficile de ne pas évoquer dans le cadre de l’histoire du corps l’importance de l’iconographie. Exigence méthodologiquement importante d’ailleurs, parce que les iconographes ont des approches tout à fait particulières et extrêmement élaborées, très précises, qu’il faut assimiler pour essayer de voir comment la mise en scène iconographique du corps peut révéler l’histoire. La difficulté consiste à faire parler l’image en dehors du discours, des termes et des mots8.

12Fidèle à cette volonté de séparation entre les images et les discours, le choix du titre éclipse la part d’analyse discursive pourtant très présente chez une majorité des auteurs de l’ouvrage. Faut-il y voir le reflet d’une certaine tombée en disgrâce de l’analyse littéraire chez les historiens des représentations, dont fait état Elisa Brilli dans son article « L’essor des images et l’éclipse du littéraire. Notes sur l’histoire et sur les pratiques de l’“histoire des représentations9” » ?

13Cette « éclipse du littéraire » ne se reflète cependant pas dans le contenu de l’ouvrage, riche en analyses littéraires approfondies. Sean Takats, par exemple, livre une passionnante analyse de la manière dont les cuisiniers ont, tout au long du xviiie siècle français, récupéré le discours médical sur le corps pour légitimer le métier de gastronome. Il montre que si les médecins avaient décrit la digestion comme une forme de cuisson, les cuisiniers ont à leur tour comparé leur travail à une forme de digestion, qui améliore la santé du mangeur. Les sources textuelles sont également très diversifiées, allant des textes littéraires aux traités médicaux, parfois au sein d’une même analyse, comme c’est le cas dans l’article de Sophie Vasset, qui analyse la narration de la douleur dans les traités médicaux et les textes littéraires britanniques. Les textes sont souvent mis directement en rapport avec les sources iconographiques, comme dans l’article de Françoise Dervieux, qui étudie le corps des songeurs à la fois dans des textes littéraires et dans des représentations iconographiques. L’articulation discours-images est donc particulièrement réussie dans ce collectif, ce qui en fait un bon exemple d’application étendue de l’histoire des représentations.


***

14L’étude du corps comme objet historique permet d’interroger directement le problème de l’immatérialité et du rapport de l’historien aux sources, puisqu’il s’agit paradoxalement d’un objet matériel dont il est impossible de faire l’histoire matérielle. En effet, comme le notent les auteurs de la préface, le corps est toujours défini par ses contours. L’étude des représentations du corps est donc nécessairement une manière de questionner la médiation des sources et leur référentialité. Or, une fois la question du rapport aux sources posée, le collectif se penche peu sur ces problèmes d’interprétation, abordant plutôt l’objet historique « corps » par ses manifestations singulières, ce qui inscrit l’étude sous le signe d’un intéressant éclectisme, mais aussi sous celui d’une certaine dispersion.