Le corps aux XVIIe & XVIIIe siècles : représentations & enjeux
1Cet ouvrage comprend une sélection de textes présentés lors du colloque éponyme qui s’est tenu à l’Université de Montréal en mars 2009 sous la direction de Michaël Bouffard, Jean‑Alexandre Perras et Erika Wicky, et qui avait pour objectif de « développer un dialogue entre jeunes chercheurs sur la pratique de l’histoire actuelle » (p. 1).
2De nombreux articles soulignent que les études sur le corps ont pris de l’ampleur depuis plus de trente ans, grâce à l’impulsion donnée par Georges Vigarello, Alain Corbin, Jean‑Jacques Courtine ou encore Michel Foucault1. D’ailleurs, l’ouvrage débute par une série d’entretiens avec le président d’honneur du colloque, Georges Vigarello. Ce dernier met en évidence la prise en compte du corps et de ses représentations par l’historien. Il est en effet nécessaire, pour cerner les enjeux des études sur le corps, de s’intéresser aux discours et à l’iconographie, mais aussi de favoriser la pluridisciplinarité. Nous sommes finalement face à de nouveaux codes de lecture du corps, ce qui explique la multiplicité des approches et des thèmes dans cet ouvrage collectif.
3Nous retrouvons cependant des points communs. Dans les domaines artistiques et militaires, le corps est un outil qui doit être modelé et discipliné : le chant (les cantiques spirituels des Jésuites), la musique (les méthodes d’apprentissage du clavecin), la danse (la symbolique du roi dansant) mais aussi la formation du soldat requièrent une parfaite maîtrise de son corps, résultat d’un entrainement long et éprouvant. Le corps est aussi victime de multiples violences religieuses (la mortification), médicales (la nécessité de la douleur) et juridiques (la mise en scène corporelle par les autorités marseillaises). Enfin, différents articles nous proposent de découvrir le corps de l’Autre, étranger et parfois hors‑normes car la « découverte de l’Autre […] se fait par le corps, centre de nos perceptions » (p. 21‑22).
Modeler & discipliner le corps
4Il existe une volonté très forte chez les artistes et les militaires de dominer son corps afin de le transformer en instrument efficace.
5Ainsi, Marie Demeilliez (« Jouer bien et de bonne grâce : le corps dans les méthodes de clavecin français du xviiie siècle ») explique que la musique se pratique tout d’abord physiquement : la posture et le geste sont codifiés et sont expliqués dans des manuels. C’est ce que constate également Céline Drèze (« Le corps chantant et le corps chanté dans les cantiques spirituels des Jésuites au xviie siècle »), qui montre que le chant nécessite un corps physiquement et moralement exercé, droit, qui élève l’âme vers le divin. On construit un corps civilisé, qui correspond aux conventions sociales. En effet, puisqu’on considère que le corps est le reflet de l’âme, les artistes doivent le façonner pour qu’il soit l’expression de la beauté divine.
6Le contrôle devient de plus en plus étroit au point de parler, pour les militaires, de « dressage » (p. 149) corporel afin d’en améliorer l’efficacité au combat (Arnaud Guinier, « Discipliner les corps dans l’armée française de la seconde moitié du xviiie siècle : l’héritage de Surveiller et punir »). Le soldat doit être parfaitement maître de son corps et contrôler ses réactions puisque « loin de valoriser la prouesse et l’exploit individuel, l’armée du xviiie siècle exige de chacun une entière soumission et une obéissance passive » (p. 151‑152).
7 Cependant, l’image fantasmée d’un corps jeune et fort, exercé et efficace, ne correspond pas toujours à la réalité Ainsi, Françoise Dartois‑Lapeyre (« Au‑delà de la lecture symbolique du corps du roi dansant, une approche concrète ? ») constate que le corps du roi est décrit selon des conventions poétiques ou théâtrales. L’idéalisation du corps du roi, la description de ses qualités sont des étapes nécessaires afin de souligner l’harmonie qui règne dans le royaume. Il faut en cacher la matérialité pour en faire ressortir le symbole.
Le corps supplicié
8S’il ne peut être maîtrisé, le corps reste un obstacle qu’il faut surmonter avec, dans les exemples proposés ici, un recours à la violence et à la douleur.
9Antoine Roullet propose une analyse du corps religieux à travers la pratique de la mortification (« Le corps réversible de l’hagiographie : la description du corps et des pratiques de prière du Carmel (1603‑1644) face à l’historiographie du corps et de la sainteté »). Il indique que la douleur est inévitable car elle permet à l’être humain de se rapprocher du Christ et de ses souffrances. Il relève également des contradictions chez les religieuses entre la recommandation et la pratique dans cette volonté de s’élever vers la sainteté. La douleur physique s’associe alors à une détresse morale puisque « la religieuse n’est jamais certaine de pouvoir maîtriser l’image qu’elle renvoie d’elle‑même aux autres, à Dieu ou encore à elle‑même » (p. 60).
10Christophe Regina (« Le corps mis en scène à Marseille au siècle des Lumières : stratégies sociales, rhétorique corporelle et justice ») constate que « le corps en justice est toujours un corps souffrant » (p. 38), physiquement mais aussi verbalement (insultes, souvent à caractère sexuel). Afin de rester un élément du corps social, la victime doit obtenir réparation pour la violence faite à son égard et l’agresseur portera comme punition l’enfermement ou des marques infamantes qui « ont pour vocation de distinguer le criminel de l’honnête homme » (p. 45).
11Ophir Levy (« Ambroise Sassard ou le refus absolu de la douleur ») propose une conception différente du corps souffrant. En effet, il étudie le combat que mène Ambroise Sassard contre la douleur. Face au supplice de ses malades, Sassard essaie de trouver des remèdes alors que ses confrères considèrent la douleur comme utile à la compréhension de la maladie. Il ne s’agit plus de lutter contre le corps, ni de le dominer mais au contraire de lui venir en aide et de soulager le patient.
Le corps comme moyen de découvrir l’autre & de comprendre le monde
12Ces différentes études du corps soulignent également l’importance du regard : celui qu’on porte sur son propre corps mais aussi celui que l’Autre, étranger, hors normes, nous renvoie.
13Stéphanie Chaffray (« Pour une histoire coloniale du corps : les Amérindiens dans le regard des voyageurs britanniques (1760‑1830) ») et Olivier Maldent (« Du corps étrange au corps étranger ? Les transformations du regard porté sur le corps du “non-civilisé” en Grande‑Bretagne, 1776‑1815 ») s’intéressent tous deux au corps de l’étranger vu par les Britanniques. Ils soulignent que la confrontation des cultures construit l’image de l’étranger mais celle-ci évolue avec l’apport de connaissances scientifiques (théories environnementalistes, progrès de l’anatomie, etc.) et le contexte politique et social.
14Le corps peut aussi paraître anormal à cause d’une étrangeté physique. Benoîte Legeais (« Pilosité hors norme à l’époque moderne : entre spectacle et science ») analyse les différents sentiments, de la curiosité au rejet, en passant par la fascination et l’intérêt scientifique, provoqués par la vue d’êtres différents. Elle explique que le regard que pose la société sur ces derniers est conditionné par la croyance en un monde où Dieu est infaillible : il punit l’homme ou exalte sa supériorité sur la nature à travers la figure du monstre.
15Les changements sociétaux modifient notre approche du corps et de ses différences. Avec l’essor des connaissances scientifiques et la protection de nouvelles lois, le corps de l’Autre est mieux compris et nous acceptons d’autant plus le nôtre. Julia Peker (« L’apprentissage de la propreté : du mauvais goût au dégoût ») montre que cela passe également par un nouveau rapport à la propreté : pour apprendre ce qu’est la propreté, il faut créer de nouvelles normes et dévaloriser ce qui ne nous gênait pas auparavant. D’autres règles d’hygiène se mettent en place, ce qui renforce le pouvoir de l’homme sur son corps. Nous sommes face à un processus d’individualisation mais aussi à un rassemblement autour de valeurs communes (ce qui dégoûte est commun à toute une société mais la différenciera d’une autre).
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16Le constat que nous pouvons faire à la fin de la lecture de ce volume collectif est que le corps est, comme le dit Olivier Maldent, une « structure complexe à déchiffrer » (p. 110). Les différents articles offrent cependant une vision plus précise des représentations du corps et de ses enjeux au xviie et au xviiie siècle. Ils proposent également d’intéressants prolongements vers le xixe siècle, comme l’évolution de la prise en compte de la douleur dans les pratiques médicales ou encore le développement de la compassion qui fait de la monstruosité un handicap. Cependant, certains aspects du corps ne sont pas suffisamment explorés : il est aussi un objet de désir, un moyen de reproduction et il « apparaît comme l’agent (ou la victime) d’acte sexuels transgressifs, et donc comme lieu privilégié de “crime” contre la religion, la morale et la société2 ». Pour reprendre une référence de Stéphanie Chaffray à Claude Lévi‑Strauss, « le corps constitue donc pour l’historien des cultures […] une source aussi riche que l’archéologie et le document d’archives » (p. 27). Ce seul ouvrage ne suffira pas pour cerner toutes les spécificités du corps à cette époque mais l’intéressant tableau qui en a été dressé nous poussera certainement à prolonger nos lectures.