Le corps ne sied pas à tout le monde…
1La vingt‑troisième livraison de la revue de psychanalyse Penser/Rêver se propose d’analyser la thématique du corps et la richesse synonymique du terme « étranger » qui l’accompagne, suivant une double perspective, reflétée par le titre même de ce numéro :
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les rapports avec son propre corps (le corps intime)
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les rapports avec le corps des autres (le corps social)
Le corps étranger
2La première perspective vise l’analyse de ce qui est perçu comme corps étranger d’un point de vue psychologique (psychanalytique le plus souvent). L’on entend par là les relations conflictuelles ressenties par notre propre corps (intime) dans certaines situations.
3Ainsi le corps est‑il envisagé à partir de sa surface par Michel Gribinski (« Anatomie animique ») qui s’éloigne du lieu commun de la dualité humaine entre corps et esprit pour proposer une autre division, plus fine, liée au type de perception que l’être humain exerce sur ce qu’il nomme « corps » :
En fait, le corps propre est vu (par les yeux) comme n’importe quel objet (comme un autre objet, tout autre objet) ; mais quand il est touché (par le doigt), il cesse de ressembler à tout autre objet, parce qu’il procure une sensation double, externe (le contact cutané) et interne (la proprioception, par exemple, ou la douleur). (p. 21)
4C’est dans cette distance, souvent minimale, que prend naissance le sentiment de « corps étranger » ; toute dualité signifie aussi division, destruction de l’unité primordiale, et les « parties » qui en résultent se sentent différentes, l’auteur rendant hommage par son argumentaire à Didier Anzieu et à son livre sur la problématique énoncée, Le Moi peau.
5La perception personnelle de son corps sexuel est le sujet de l’article « Queer transfert » d’Henri Normand qui s’intéresse au cas que la littérature et la mythologie nommeraient « androgyne » ou « hermaphrodite » en employant la forme étymologique anglaise (« queer ») pour le mot « étrange ». Réfléchissant, à partir des sentiments observés chez son/sa patient(e), à partir d’une terminologie adéquate au cas, l’auteur considère que le terme de « transexualité » ne convient pas à la personne analysée qui voulait être, du point de vue biologique et psychique, homme et femme à la fois. Le psychanalyste propose, à la place du terme de « transexuel » (celui qui change de sexe biologique pour être conforme au sexe psychologique), celui de transgenre. Le corps transgenre est alors un type de « prosthèse » — et non prothèse (qui remplace) — car il préfère ajouter et ne pas réduire à une seule possibilité de masculin ou féminin. Ce cas est un exemple de la diversité sexuelle qui existe à l’heure actuelle, revendiquant ses droits non au choix, mais à la reconnaissance de son identité telle quelle, fût‑elle « queer ». Il reste à voir si, à l’avenir, le désir d’être transgenre créera, grâce à la biotechnologie, la « possibilité d’une île », pour reprendre l’image à Houellebecq. Quant aux limites lexicologiques, il nous semble que, pour le moment, les termes « officiels » comme hétérosexualité, homosexualité, bisexualité, ne suffisent plus pour caractériser la sexualité d’un transgenre.
6Athanasios Alexandridis fait, dans l’article « Éloge de la luxure », un glossaire critique des termes reliés aux plaisirs du corps, acceptés ou refoulés par le psychique. Il s’enquiert des différences entre le luxurieux et l’hédoniste, entre l’ascète et l’hédonophobe, attiré surtout par le statut du luxurieux :
Devient luxurieux celui chez qui l’organisation psychique et la personnalité culturelle créent le besoin d’exercer le plaisir comme un art. (p. 41)
7Adepte d’une culture du plaisir, dépassant le stade hédoniste (caractérisé par le contrôle du plaisir), le luxurieux « est, en même temps, l’acteur et le metteur en scène de son drame, le sujet et l’objet de son désir, l’esclave et le maître du plaisir. » (ibid.) Rejetant Don Juan et les personnages du marquis de Sade, l’auteur considère que le personnage le plus adapté à notre époque est à chercher du côté Casanova (qui, à notre avis, n’est pas loin de la figure de l’homme hypermoderne de Lipovetski) :
Cosmopolite, polyglotte, astucieux, il est le citoyen européen absolu […]. Il aime la vie et n’envisage le plaisir que comme l’une de ses composantes les plus intéressantes, qu’il recherche systématiquement, aussi bien que la connaissance et l’exercice du pouvoir. (p. 44)
8Vanna Berlincioni et Fausto Petrella réalisent une interprétation exceptionnelle d’une réclame pour la maison de mode Prada, conçue par Roman Polanski en 2012, un court-métrage clinique intitulé A Therapy (en accès libre sur youtube). Selon la manière propre au célèbre réalisateur, il s’agit d’une « parodie du spot publicitaire, de ses mécanismes et de ses maniérismes » (p. 64), où Ben Kingsley joue le rôle d’un analyste qui reçoit sa patiente, interprétée par Helena Bonham Carter, habillée et chaussée en Prada. Petit à petit, l’analyste « oublie » sa patiente, attiré par la fourrure de celle‑ci, arrivant à l’essayer sur lui‑même. La métonymie devient synecdoque (le transfert devient un englobant-englobé) : la « femme fatale » qui s’affuble d’une fourrure crée un désir sexuel que l’homme convertit en plaisir corporel. On démontre ce mécanisme de conversion du désir en plaisir également par le slogan : « Prada suits everyone ».
9Restant dans le domaine de l’art, François Gantheret convie, dans son article « Drôle de corps », des écrivains (Rilke, Mallarmé, François Bon, Bonnefoy, Merleau-Ponty, Barthes, Char, Artaud) et des peintres (Manet, Courbet, Cézanne, Ernst, Delacroix) pour commenter certaines représentations de la nudité. Il parvient à la conclusion qu’il ne s’agit pas d’une simple présentation du corps, mais d’une inférence symbolique subjective à chaque fois. Le corps‑chose se double d’un corps psychique soumis à différentes expériences, allant de « l’expérience du double » freudienne de celui qui ne se reconnaît pas dans le miroir, au tabou de la provocation de l’Olympia de Manet qui sort la femme nue de sa temporalité humaine en convertissant le plaisir sexuel en plaisir esthétique, en en faisant une notion « pure », dans le sens mallarméen.
10Le domaine de la physiologie ne peut pas s’absenter dans l’analyse du corps intime, et l’analyste Khadija Lahlou-Laforêt, dans l’article « La machine », met en évidence l’impact psychologique de l’introduction dans le corps humain d’un « corps étranger », tel le défibrillateur cardiaque, que certains patients ressentent, malgré son utilité, comme invasif, ennemi, extérieur. Le psychologue doit intervenir surtout là où apparaissent des « chocs fantômes », issus de la crainte anticipatoire des malades d’un possible déclenchement du défibrillateur. Un autre symptôme fantomatique est détaillé dans l’article « Un démon dans l’oreille » par Fanny Dargent, particularisé par le cas de l’acouphène, celui qui a l’impression d’entendre des bruits dans son oreille. Cette expérience du « Chasseur zéro » (pour utiliser le titre du roman de Pascale Roze, prix Goncourt en 1996) définit, selon l’auteur, « [l]e bruit interne [qui] évoque la part menaçante du surmoi, c’est‑à‑dire l’émergence, sur la scène transférentielle de la figure du parent menaçant, mère ou père. » (p. 115) Si aucun remède d’Ulysse devant le chant des sirènes n’est désormais possible dans certains cas, cet alien sonore est comme le cri des célèbres tableaux de Munch dont on « voit » la manifestation et dont on ne peut qu’imaginer l’intensité.
11Dans l’article « Sous l’étrange(r), le soleil familier perce », Christian David saisit la même dualité que Gribinski, Gantheret ou David (plus loin), mentionnant la distinction entre le corps vécu et le corps pensé, et proposant le terme d’étrangèreté, qui enrichirait « l’inquiétante étrangeté » freudienne. Et partant de l’idée que « ce qui est différent tend à être ressenti comme mauvais, nocif » (p. 129), il remarque que le corps étranger, allogène, entraîne toujours un rejet (l’auteur rappelant que le verbe « étranger » signifiait autrefois « éloigner de soi »). L’étrangèreté aurait sa genèse dans le sentiment du fœtus à l’intérieur du ventre de la mère ; le critique analyse par la suite ce sentiment à travers trois cas : le cancer (qu’il a lui‑même connu), la greffe d’organe (ou le propre est ressenti parfois comme étranger, même s’il s’agit du même ADN) et le cas de l’hypocondriaque (pour lequel il manifeste de la compréhension, et qu’il voit non comme un malade imaginaire, mais comme un malade de l’imagination).
Le corps est un étranger
12La seconde partie du volume envisage le corps dans ses rapports sociaux avec les autres. Dans un article à portée linguistique, Alain Boureau époussète les livres anciens pour trouver l’origine de l’acronyme NAUSS, renvoyant à l’adage latin « nihil agit ultra suam speciem » (rien n’agit au‑delà de son espèce). Pour mieux cerner ce problème qui se révèle, en dernière ligne, de nature identitaire, l’auteur vérifie le sens du mot « espèce » dans les écrits d’Aristote, Platon, Thomas d’Aquin, Albert Le Grand, Richard de Mediavilla, Maître Eckhart et d’autres encore. Ce terme serait moins antique qu’on ne le pensait, à qui des équivalences plus ou moins actuelles lui sont assignées : « Qui se ressemble s’assemble », « Les chiens ne font pas des chats » ou « Chacun voit midi à sa porte ».
13La plongée dans l’histoire des siècles passés se prolonge avec l’article de Julie Claustre sur l’essorillage au Moyen Âge. Couper les oreilles aux voleurs, comme d’autres marques corporelles infligées comme punition, avaient la conséquence de transformer le coupable en un étranger rejeté par la communauté. Même le martyr du Christ peut être vu comme une action de rendre étranger et d’éloigner ce qui nuisait à la classe dominante. Il ne nous reste qu’à nous réjouir que notre époque ait délaissé ces tortures physiques symboliques pour s’emparer des formes moins douloureuses de l’« extranéité » corporelle telles que le tatouage ou le piercing…
14Plusieurs articles sont dédiés à la « question juive », et viennent approfondir une thématique qui a été abordée dans des numéros antérieurs de la revue (comme par exemple, « Retours sur la question juive », Penser/rêver, n° 7, 2005). Dans l’article « Uterus Ecclesias », l’historienne Elsa Marmursztejn retrace les rapports changeants que l’église catholique a eus envers les Juifs à travers les siècles, en cherchant les motivations politiques et économiques qui ont été à la base de leur exclusion. L’église catholique a toujours condamné les Juifs pour une faute « originelle », celle de ne pas avoir compris la mission du Christ ; mais elle a également préféré laisser vivre les Juifs pour rappeler aux autres cet épisode biblique et pour témoigner de leur faute. Afin de décrire cette situation — qui de nos jours encore n’a pas trouvé une solution convenable —, l’auteur propose une triple démarcation, en fonction des attitudes politiques envers les Juifs :
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la conversion — par baptêmes, plus ou moins forcés ;
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l’expulsion — soutenue surtout par la peur que les Juifs aient des intentions meurtrières (justifiées comme des réitérations possibles du déicide) ; ils ont été considérés comme des boucs émissaires (dans le sens de René Girard) de toutes les épidémies, guerres et famines qui ont traversées les siècles ;
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l’annihilation — étape cristallisée par la politique nazie.
15À travers les siècles, la forme la moins dure d’intégration, la conversion, a commencé à être considérée comme insuffisante, et le Juif s’est vu de plus en plus souvent perçu comme un corps étranger à l’intérieur même d’un pays luttant pour son unité et craignant cet ennemi intérieur qui pourrait contaminer les autres.
16Continuant cette réflexion sur la question juive en France pendant la Seconde Guerre mondiale, Jean-Michel Rey (« Nommer et faire voir ») revisite les lois du gouvernement de Vichy. Il y remarque la difficulté de caractériser l’étranger que devait être le Juif, vu la fréquence, dans la législation de l’époque, d’un système définitionnel négatif (comme les « certificats de non-appartenance à la race juive »), continué même après 1945 :
Cette guerre civile s’est terminée — comme c’est assez souvent le cas — par des décisions politiques qui ont visé à oublier purement et simplement l’ensemble des événements, et, dans les années qui ont suivi l’immédiat après-guerre, par des décrets d’amnistie, c’est-à-dire d’autres formes, plus douces en apparence, de négation. (p. 214)
17Du point de vue de l’histoire littéraire, Pierre Bergounioux (« Le corps à l’œuvre ») montre, à l’aide d’exemples clairs, que la littérature a toujours reflété le régime politique de son époque, même si, bien souvent, les artistes ont été des marginaux qui racontaient les faits de héros, comme si, en art, le corps se séparait de l’esprit. Ce « désespoir » de se sentir différent, étranger, cette menace de l’extérieur sur son intégrité physique et psychique, plus ou moins consciente, plus ou moins réelle, ressentie par l’artiste, le motive davantage et le détermine à montrer sa valeur. C’est d’ailleurs un facteur important dans la genèse des littératures de l’exil, par exemple. Il nous semble en outre que les études pourraient être poursuivies dans cette direction, afin de réfléchir au rapport entre l’intime et l’étranger et à l’impact psychologique d’un « paysage » littéraire étranger.
18Le volume bénéficie aussi d’un « Glossaire du corps étranger », procuré par Miguel de Azambuja, où les figures et les mythes anciens et contemporains (Ajax, Avatar, Alien, Bruce Lee, Orlac, etc.) sont envisagés dans une perspective ponctuelle qu’on aimerait voir plus développée, liste incomplète mais que chaque lecteur pourrait agrandir selon sa propre perception de l’« étranger ».
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19Le passé et le présent montrent combien il est difficile à l’homme d’accepter la différence. Cette gêne part de l’intime et s’étend au niveau d’une société entière, mettant en permanence en doute et remettant en discussion des identités, humaines ou nationales.