Si on fait attention à la prose...
Quelle poésie en prose ?
1Il est malaisé de rendre compte d'un tel ensemble d'études qui peuvent, pour certaines, constituer au moins des données utiles, voire précieuses, en vue d'une approche systématique et unitaire de « la poésie en prose [française] au xxe siècle », mais dont le principe d'organisation parfois nous échappe. Le livre, dont les auteurs sont pour la plupart universitaires, s’affranchit de plusieurs normes académiques, ce qui reflète l’une des idées reçues sur la poésie en prose ; dépourvu d’index et de bibliographie, il ne saurait servir d’ouvrage de référence. Moindre mal, il n’en manque pas1, la poésie en prose étant censée, comme le réalisme, être un phénomène primordialement français. Il faut donc s’immerger et lire, au choix, dans l’ordre, ce que j’ai fait, comme jadis pour Marelle de Cortázar, ou dans le désordre, ce qui revient à peu près au même. Certes la poésie en prose est un serpent de mer, un monstre du Loch Ness, on eût peut-être souhaité qu'elle réapparût plus distinctement qu'elle ne le fait dans un album de famille étendue que viennent heureusement couronner deux longs entretiens avec Michel Deguy, dont les bâtons prétendument rompus sont, eux, tout émaillés des étoiles filantes du « penser à » et cohèrent sans colle.
2Cet ouvrage abondant constitue les actes d'un colloque tenu à l'automne 2011 à la Fondation des Treilles, lieu méditerranéen d'arts et de sciences. La vingtaine de contributions, correspondant au nombre institutionnellement limité de participants, sur quatre jours, sont pour la plupart fort longues par rapport au format habituel des communications universitaires de vingt ou vingt-cinq minutes auxquelles nous sommes habitués depuis des lustres. Avantages : la pensée, si elle le souhaitait et l'assumait, pourrait s'y développer sans restriction, et les citations d'auteurs n'étant pas réduites à des pièces détachées, l'effet-texte joue, les analyses peuvent opérer sous plusieurs angles. Inconvénient : le volume généreux de chaque présentation encourage la dispersion.
3Autre remarque générale et préalable : le titre est décevant dans la mesure où non seulement il n’est ici nullement question de « poésie en prose » en toute autre langue que celle de M. Jourdain, mais aucun poète francophone non hexagonal ne figure à l’appel, sauf un Suisse. Une seule écrivaine est nommée. La poésie en prose serait-elle l’apanage d’hommes blancs à cocarde ? Si la prosification de la poésie a peut-être commencé à Paris, au xixe siècle ( ?), quoiqu’on puisse raisonnablement douter et du lieu et du siècle, la poésie en prose française du xxe siècle n’a pu pour autant être étanche au retour sur elle d’autres poésies en prose de langues européennes, ou au verset moderniste de Whitman, d’Eliot, de Rilke, de Pound, parmi tant d’autres, ni, a fortiori, aux traductions en prose française de poésie étrangère en vers, depuis celle de Milton par Chateaubriand (1836) ou celle de Pétrarque par le comte de Gramont (1842) jusqu’aux romans médiévaux en vers et le revendiquant (tel Le Roman de Silence) encore prosifiés récemment en français moderne. Dès avant Aloysius Bertrand, MacPherson traduisait en prose les poèmes inexistants d’Ossian, Homère fut traduit en prose française infidèle au xvie siècle, et encore par Leconte de Lisle lui-même, car, si l’on en croit Madame Dacier, s’appuyant sur l’indifférence d’Aristote à ce sujet, Homère en prose n’en est pas moins un poème épique.
4Par-delà la question, souvent évoquée dans l’ouvrage recensé, de la congruence historique de la poésie et du vers, s’en profile une autre, tout aussi fondamentale, mais qui reste immergée : la poésie traduite est-elle poésie ? Plus précisément, peut-elle être lue comme telle ? Le fut-elle, l’est-elle, même lorsqu’elle se présente en prose ? Poser cette question, même si on ne l’avait qu’à peine élucidée, aurait grandement aidé à cerner « la poésie en prose » française, ou autre, du xxe siècle.
5L’ouvrage recensé, après un avant-propos de Peter Schnyder, et avant un brillant aparté final avec Michel Deguy, répartit sa matière en quatre sections de longueur très inégale, intitulées respectivement « Vers la poésie en prose », « Du côté des prosateurs », « De la prose de quelques poètes », et « Vers le hors-genre ». On le voit aussitôt, les lignes de partage sont pour le moins ténues, d’autant qu’à de rares exceptions près, les communications, loin de s’attacher à une question générale, historique ou théorique, portent chacune sur un seul auteur ou sont étroitement centrées sur lui : Pierre Chappuis, Proust, Mauriac, Valéry, Jouve, Gustave Roud, Michaux, Desnos, Jacques Réda, Pierre Michon, André du Bouchet, Guy Goffette, Philippe Beck, Nathalie Quintane, Christophe Tarkos sont ainsi successivement abordés, les trois derniers dans un même article. Ce répertoire laisse perplexe. C’est pourquoi, au lieu de tenter de résumer précisément des propos à l’écoute souvent d’œuvres déterminées (sur lesquelles il serait impossible de se pencher individuellement) plutôt que d’une problématique d’ensemble, je dissocierai d’abord une intervention très particulière, puis je tenterai de dégager au passage quelques modes d’interrogation et des présupposés récurrents et communs à la plupart des critiques, sans omettre de noter plusieurs désaccords et contradictions internes ; et je conclurai en effet, comme le volume, « avec Michel Deguy », cela en vaut la peine.
Tu ne haïras point la prose (pour de mauvaises raisons)
6« Contre la prose, contre la liberté (des vers) », proclame ou menace Ruggero Campagnoli, professeur à l’université de Bologne, co-fondateur puis dissident et démissionnaire de l’OpLePo (l’Oulipo italien). Ayant moi-même écrit depuis les années 1980 quelques diatribes assez rudes contre la poésie en prose et la prose poétique2, voire contre les poétiques de l’entre-deux, du ni-ni (ni vers ni prose) et de l’informe, je me suis jeté avidement sur cet article dans l’espoir d’y trouver de nouveaux arguments ou l’occasion d’un dialogue. Or les jugements de valeur non étayés m’ont inquiété dès les premières lignes : « le grandissime Théophile Gautier » (p. 36), « cette formule géniale » (ibid.). Gautier, cité abondamment, disait en substance dans sa préface aux Fleurs du mal qu’il ne faut pas prendre « le poétique » pour la poésie et qu’en revanche « Vouloir séparer les vers de la poésie, c’est une folie moderne qui ne tend à rien de moins que l’anéantissement de l’art lui-même ». En d’autres termes, la prose peut être poétique, et le vers peut ne pas l’être, mais le vers est constitutif de « la poésie », bonne ou mauvaise — par quoi Gautier veut dire, comme le souligne Campagnoli, le poème. Jusque-là, d’accord : il y aurait, d’un côté, une écriture littéraire « poétique », quelle que soit sa découpe, et, de l’autre, une écriture littéraire « poém(at)ique », quelle que soit sa qualité. Il reste que, si ce qui fait le poémique est défini (le vers), ni son effet ni ses motivations ne sont étudiés, et que, si le poétique est un effet résultant d’une intention ou d’une disposition, ses causes et son processus sont ignorés, ou font semblant de l’être : en particulier, on ne voit rien qui distingue « le poétique » du « littéraire » en général. L’argument ne diffère guère de celui de Ramsay venant à la rescousse de Fénelon. Enfin, si la poésie sans le vers devait anéantir l’art, le poétique de la prose ne serait pas le fruit de l’art... Qu’est-ce donc qui le produirait ?
7Campagnoli a beau jeu de dénoncer l’idée d’un « progrès artistique linéaire », la « conviction téléologique » (p. 41), il l’aurait plus beau encore s’il ne reprenait pas à son compte, pour les inverser simplement, les métaphores de la révolution et de la libération qui, de Verlaine à Kristeva, en passant par Bonnefoy, ont couvert d’un vengeur drapeau rouge ou noir le cercueil de l’alexandrin. Marie de France, elle, croyait au progrès littéraire, quand elle contait plus artistement que les Bretons d’où lui venait sa matière. Elle n’invoquait point, il est vrai, le génie de la langue française, pas plus qu’elle ne commettait l’erreur partagée par Maurras, Campagnoli et Kristeva, de confondre l’ordre politique supposé d’Ancien Régime avec les contraintes de la versification doublées de celles du « parler clair ». Si « Crise de vers » est un galimatias « visant et misant le sublime » (p. 38), ne devrait-on pas se demander si le sublime n’a, par définition, d’autre réalité que celle d’être visé et misé, mimé ?
8Quoi qu’il en soit, l’argument emprunté à une lecture, d’ailleurs biaisée, de Gautier revendiquant le vers contre une poétique anti-artiste, s’estompe et s’évanouit bientôt, au profit de la lutte contre les « barbares qui nous entourent », comme disait Toulet (p. 45), oubliant que ces derniers sont à la fois nos pères et nos enfants, à défaut d’être nos frères. Barrès, Bernanos et Maurras sont convoqués avec Max Nordau, contempteur de la dégénérescence, pour faire un quarteron d’ancêtres antimodernes au pâle et trop tiède héritier Antoine Compagnon... Le néo-classicisme a perdu son néo. Le lit que lui borda naguère Jean Ristat serait donc trop commode, celui de Procuste vaut mieux. Le génie, peut-être pour ses gènes, est appelé au secours contre... le romantisme. « Je peux donc me déclarer [...] ouvertement réactionnaire [....]. » (p. 48) Champ libre serait laissé en effet au désapprentissage de la langue poématique par tous ceux qui se targuent de ne pas théologiser l’ordre incarné. Nous voici bien avancés.
Acuité de l’indéterminé ?
9Robert Kopp rappelle louablement dans l’article de tête, « Poésie en prose et langage littéraire », quelques définitions et conventions essentielles persistant à travers les siècles. Ainsi que « la poésie a partie liée avec la musique » (p. 21), que « le vers [selon Aristote] représente [...] une condition nécessaire pour qu’un texte appartienne à la poésie ; mais ce n’est pas une condition suffisante. » (ibid.) Il affirme encore, plus fragilement, associant les règles à une hiérarchie des genres et des castes ou états et oubliant les racines populaires, il-lettrées, orales ou bien encore mnémotechniques, de la rythmique poétique :
Qui dit règles, dit champ littéraire homogène, c’est-à-dire public formé à ces règles. Or la Révolution française a fait éclater définitivement les cadres d’une République des lettres qui ont commencé à se fissurer bien avant. (p. 25)
10Une idée de Rancière entre autres. Ces cadres ont-ils jamais été solides ? Ont-ils jamais contenu ou soutenu l’architecture du poème, ont-ils jamais assuré la transparence symbolique du lisible, comme l’affirmait Barthes, ou bien ne sont-ils que statuts académiques formalisant pour le collège une modernité d’alors qui souhaitait, comme toutes, être la dernière ?
11Le fantôme d’une histoire littéraire incapable de se fixer un ou des objets déterminés et celui d’une idéologie anhistorique des formes se livrent dans les pages de ce volume un obscur combat qui tourne à l’avantage de la lassitude quand, trop souvent, nulle théorisation n’intervient pour arbitrer la compétition ou l’empêcher de virer à la complicité.
Prose & discontinuité
12Ariane Lüthi, fidèle à sa fascination pour la note et le fragment, consacre 40 longues pages à Pierre Chappuis : « Une poésie de la discontinuité en prose ». Idées entrevues : poétique de l’instant, de la saisie instantanée de l’instantané; début soudain, brièveté, interruption, reprise ; immédiateté, spontanéité, enregistrement en direct, archivage, puis « restitution » —« Geste spontané, la note fait penser à une amorce, un élan, ou encore un décollage » (p. 82) ; « Le regard du poète-observateur retient ce qui se présente à lui, le projet étant de le rendre aussi précisément que possible, par le biais des mots » (p. 57). On pourrait croire que l’on a affaire à une démarche naturaliste, au sens quasi-scientifique du terme, mais nous apprenons un peu plus loin, en écho, voudrait-on, aux réflexions d’Alain Montandon sur les formes brèves, que les « noteurs, en dépit de la brièveté de la note, expriment fréquemment des visions de leur monde, ou plutôt leur vision du monde langagier, poétique notamment. » (p. 59)
13Présupposé : l’activité poétique, c’est le lyrisme personnel ; pour aboutir à un effet de fonction poétique, les fonctions expressive et métalinguistique du langage, y dominent hiérarchiquement la fonction référentielle, celle-ci étant en quelque sorte motivée par la première, corrigée et récupérée (sublimée ?) par la seconde. Mais pourquoi la prose ? Et pourquoi l’utiliser à contre-emploi de sa vocation à la continuité, à aller de l’avant, sans stations ni retour ? « Au lecteur de tisser les relations, de lier les parties et le tout, de voir où le discours, interrompu, perdu de vue, [...], tout à coup réapparaît. » (p. 62) Exigence unilatérale dont Baudelaire eut conscience, mais qu’il présentait comme une offre ludique. Ceci, plus que la distinction tentée entre poème en prose et prose poétique, qui « utilise essentiellement les ressources rythmiques et prosodiques de la langue », cherche à revaloriser la déficience du fragmentaire, sans convaincre de sa nécessité ou de sa productivité esthétique. Qui donne peu demande beaucoup, ne manquerait pas de penser Michel Deguy, on le verra plus bas.
Prosateurs nostalgiques du vers ?
14Stéphane Chaudier, dans son approche grosso modo stylistique de Proust (« La poésie dans la prose »), ne manque pas de tomber dans le piège de
la distinction entre prose et poésie [...] à la fois évidente, quel que soit le contenu qu’on donne à ces mots, et embarrassante, parce qu’elle repose sur des jugements discutables [...]. (p. 91)
15Comment comprendre une distinction terminologique évidente indépendamment du contenu sémantique des mots ? Doit-on en conséquence « [...] s’accommoder d’une part de flou », comme le critique proustien s’y résigne, disant qu’« il [le faut sans doute] » ? (ibid.) Ne serait-il pas plus sain, au moins à l’essai, de distinguer, d’une part, prose et vers, tout en tenant compte de nombreux états formels intermédiaires, impurs et tiers, comme le vers dit libre, le verset, la prose mêlée de vers (le contraire étant impossible) ? et, d’autre part, distinguer le discours lyrique des discours descriptif, narratif, injonctif et du discours argumentatif ? Chacun serait dès lors libre d’apprécier si le vers, en tant que forme, est de nature à servir, mieux ou aussi bien que la prose en tant que forme, le lyrique « musical et plastique » (p. 97). Chacun pourrait, sans faire confiance à une faillible intuition, chercher des hexamètres et des dodécasyllabes dans Proust... Cela, certes, nous priverait de parler, romantiquement, encore et toujours, comme le même Stéphane Chaudier dans son entretien avec Philippe Le Guillou, de « la création littéraire, cette mystérieuse capacité d’être ou de devenir un artiste en langue française » (p. 135). Pourquoi « française » ? Et que perdrions-nous à percer le mystère ?
16La « poésie en prose » et la « prose poétique », dont Michel Deguy mettra en doute l’existence et la possibilité, en disant, pince sans rire, « Je ne sais pas très bien ce qu’est la prose poétique » (p. 476), apparaissent au fond comme l’occasion rêvée de se rêver, mine de rien, métaphysique et inspiré. C’est du rituel initiatique bon marché, accessible au profane, à l’amateur, au critique impressionniste, « sensible » :
Signe visible de l’invisible, l’élan poétique de l’écrivain, qu’il soit poète, romancier ou journaliste, trouve sa justification dans une tentative de résolution des contraires et une quête d’unité
17écrit Caroline Casseville à propos de Mauriac (p. 134). La notion demeure un peu partout du caché, du dessous, du secret ou du voilé, de la « profondeur » du non-dit, de l’indicible et de l’ineffable, augmentée tantôt d’un silence désert, tantôt d’une plongée opaque :
[...] sous la lourde masse du roman qui se déploie, il y a une espèce de poème secret, quelques mots, quelques images. (p. 149)
18L’humble, la pudique violette sous le rocher, les oiseaux qui se cachent pour mourir, et j’en passe. Si ce n’est pas, certes, à cause de Wordsworth ou de Vigny que le discours lyrique paraît aujourd’hui impertinent, ne serait-ce pas du fait de la métaphoricité d’emprunt du discours lisant, dit critique, sur la poésie, qui se perpétue complaisamment ?
Poésie abstraite, vie soustraite
19Les contributions de Serge Bourjea, de l’ITEM, et de Béatrice Bonhomme, directrice de revue et poète, respectivement sur/ autour de Valéry et de Jouve, posent à leurs auteurs de prédilection des questions un peu plus pointues et qui s’articulent, dans les deux cas, sur leurs rapports respectifs à Baudelaire et à ses Petits poèmes en prose. On reste pourtant dans les médiations particulières, avec tous les dangers de rationalisation abusive que représentent les filiations textuelles reconnues et reconnaissables, en hommage ou en contrariété œdipienne, mais au moins, chez des poètes hautement réflexifs, cela permet-il de commencer à conceptualiser par la voie de la comparaison.
20Pour S. Bourjea, il y aurait un double Valéry poète, celui de la « structure » — des vers anciens aux cours du Collège de France —, et puis celui des Cahiers, avec une « “écriture”très libre et très informelle » (p. 172), formalisée dans les « petits poèmes abstraits », selon l’étiquette que Valéry lui-même invente et appose à certaines unités textuelles. Le premier renverrait au « vers impeccable » de Baudelaire, le second à la pratique, jamais vraiment théorisée par celui-ci, du poème en prose. Le poème en prose serait alors poème au sens le plus banalisé du lyrisme d’expression personnelle ; « abstrait » en de nombreux sens, autres qu’une pure saisie par l’intelligence ou l’esprit, par exemple en raison d’une capture de soi par l’expérience de l’objet ; et « petit » au sens où il présente « des séries de “notes”, fragments d’“éphéméride” brèves “esquisses ou ébauches”. » (p. 187)
21Mais encore, le « PPA » se soustrairait à, s’extrairait de la machine du vers hugolien et, partant, viserait à se libérer de la pieuvre romantique, qui n’en finit pas de mourir sur la p(l)age. Pourquoi pas ? L’hypothèse vaut ce qu’elle vaut. Notons tout de même que subsiste ici, outre la presque exclusive légitimité du bref et du fragmentaire en poésie moderne – certificat d’authenticité de l’émotion cousu au tapis de l’expérience –, la rhétorique de la prose « libératoire » (par rapport au fameux « carcan du vers »), alors même que certains romantiques ont hégémonisé le vers pour se libérer de la prose des Lumières et que d’autres ont inventé ou modernisé le poème en prose, inséré dans le récit, ou autonome...
22Les Proses, tardives, de Jouve, sont, elles, « testamentaires » (p. 200), « tombeau d’un tombeau ou [...] “Cimetière d’un cimetière” » (p. 195). Que couvrent ces épitaphes et à quelles fins ? Qu’est-ce, à part soi, qui est enterré là ? B. Bonhomme montre bien que la prose est le lieu et le moyen d’une intertextualité particulière, fortement dialogique :
l’évocation des autres crée une scène de l’imaginaire, puis de la création personnelle, où les grands morts continuent à être considérés comme vivants. (p. 202)
23Serait-ce, en ce qui concerne Baudelaire, pour « s’octroyer le droit de critiquer son œuvre » (p. 207), le surpasser et affirmer la réussite de sa propre entreprise poétique ? On retrouve dans la lecture jouvienne de Baudelaire en prose les poncifs de la novation radicale, de la furtivité, de l’innocence et du secret, mais « l’inachèvement » des poèmes en prose (contrairement aux poèmes en vers) ne serait plus une valeur... La question demeure des causes intrinsèques (à la prose) d’un tel inachèvement, d’un tel « informulé » et de la possibilité de reprendre et de boucler la formulation non pas là où la démence et la mort ont arrêté Baudelaire, mais malgré et contre le prorsus infiniment ouvert de la prose. Le « tombeau vivant de la poésie » (p. 214) n’est-il pas, en raison de la prose, une course à tombeau ouvert ?
Contre la représentation
24Étienne-Alain Hubert nous assure, dans sa communication sur les Poèmes en prose de Reverdy, publiés en 1915, qu’ils manifestent un double affranchissement : « le choix d’une forme dépouillée de tous les attraits de la poéticité, étrangère à l’appareil éprouvé de la rime et du mètre, fût-il libéré » (p. 220) et, quoiqu’on ne puisse « empêcher que le réel [...] n’intervienne comme composante dans le processus de création » (p. 221), il s’agit « d’avancer dans la direction d’un art affranchi de la représentativité, créant une poésie située au plus loin du figuratif. » (p. 224) On retrouve les « Petits Poèmes Abstraits » de Valéry » ! Mais aussi la théorie poétique de Vicente Huidobro, esquissée peu après dans sa brève présentation initiale d’Horizon carré : « Rien d’anecdotique ni de descriptif. L’émotion doit naître de la seule vertu créatrice »3, puis développée dans l’introduction ultérieure ou lyriquement radicalisée dans le Manifeste créationniste. Dans ces années-là, comme le rappelle F. Rutter4, Reverdy et Huidobro tenaient un même discours :
Nous sommes à une époque de création artistique où l’on ne raconte plus des histoires plus ou moins agréables, mais où l’on crée des œuvres qui, en se détachant de la vie, y rentrent parce qu’elles ont une existence propre, en dehors de l’évocation ou de la reproduction des choses de la vie,
25écrivait Reverdy dans Nord-Sud en 19175.
26Pourquoi la prose, qui est dans sa forme même, imitation du parler de la vie, ou du monde, serait-elle plus adéquate que le vers pour remplir une fonction de distanciation, d’ostranenie ? Parce qu’elle se présenterait comme degré zéro de la poéticité d’appareil, parce qu’elle relèverait d’un certain minimalisme ? Ce n’est pas le choix fait par Huidobro dans Horizon carré, ouvrage frappant par la spatialisation typographique, la dispersion de brefs segments verbaux (débris de vers, mais vers encore), comme, plus tard, du Bouchet. Le « minimalisme » des blocs de la prose, en termes d’artifice, remplirait les mêmes fonctions qu’une maximalisation de la segmentation du poème par le vers flottant dans le miroir d’eau du blanc, que la marge envahissant et interrompant le flux verbal. Comment est-ce possible ? Béatrice Bonhomme, sans vraiment se livrer à pareil interrogatoire, a sans doute raison d’observer que si, comme le dit Reverdy, le prosateur « coule du béton », le poète « a affaire à des pierres. » (p. 235)
27L’alternance fait sentir la différence. Le poème en prose ne se percevrait que comme non-vers (venant après, ayant renoncé), comme acte d’amoindrissement volontaire, et le poème en vers que comme non-prose, comme supplément. Le premier, modernement, décrirait par un langage tributaire du réel, un état historique de monde (déploré ou admiré, ou les deux à la fois) tandis que le second s’imposerait comme image de monde possible. Simple suggestion...
28Nous commençons à voir se dessiner, je l’espère, ce qui se recoupe des présupposés et des implications de critiques adoptant des approches fort diverses et centrés sur des œuvres et des auteurs très hétérogènes : une idéologie en somme, de l’in(dé)terminé. Je serai donc, si possible, un peu plus bref sur les communications restantes de la section « De la prose de quelques poètes », et plus rapide encore sur la section 4, « Vers le hors-genre », bien que son intitulé pose un problème capital de terminologie et, partant, de poétique théorique.
Ponts coupés
29Peter Schnyder, traitant du poète suisse francophone Gustave Roud, de ses contemporains et en évoquant quelques uns qu’il se plaît à considérer comme la postérité de Roud, se borne pour l’essentiel à une étude thématique — dépossession de la présence, importance de la voix, « voix silencieuse », quoi que cela signifie, ou ne signifie pas, quête de lieux par la marche en plaine... Dès lors, la notion d’une « prosodie libre, [d’] une prosodie sans nom » (p. 254), n’est éclairante que sur le peu d’attention portée à la diction, ou sur l’échec à faire poème : « Le poème restera le pays promis, inaccessible. » (p. 258) Que déduire de l’affirmation que « cette poésie profite de l’instabilité poétique de la prose », (p. 261) si ce n’est précisément une tautologie aporétique issue d’un oxymore : « [permettre] au poète de se situer dans un entre-deux, à mi-chemin de la réalité et de sa représentation littéraire. » (ibid.)
30Jean-François Louette rapproche Michaux de Baudelaire sur des indices ténus de similarité personnelle, superficielle, caractérologique, de l’ordre de l’humeur (noire). Du coupant il passe à la coupure, « importan[te] [...] pour la constitution du poème en prose », (p. 268) différente donc de la coupe du vers. Il s’agirait, d’après Michel Sandras, de « se débarrasser du “liant” poétique » (ibid.) ; d’après Louette, de « couper le fil narratif et couper le flux lyrique, venir entre le narratif et le lyrique. » (p. 269) L’usage de la prose, sans surprise, reste iconoclaste, mais en outre le poème en prose est une suite de coïts interrompus, de secousses — « discontinuité systématique » (p. 276) sans (é)jaculation. Qu’on est loin, avec de telles saccades sèches, du « jouir de sa propre langue » (p. 485) de Deguy ! Je ne vois guère comment ce serait une façon de lutter contre le temps, ni comment la prose ferait autre chose que d’y consentir.
Instabilité & juste milieu
31Tania Collani, à propos de Desnos, souligne à son tour, comme plus haut Schnyder, la
grande instabilité [qui] caractérise les formes littéraires qui, au xxe siècle, se situent entre poésie et prose [...]. Les périodes de rupture [...] sont [...] favorables à l’expérimentation formelle. (p. 283)
32Qui en douterait, l’expérimentation formelle étant le signe et le moyen de la rupture ? Une rupture, un Parti de la Révolution Institutionnelle (et permanente) qui n’en finit pas de rompre, depuis plus d’un siècle, sinon quasiment un millénaire, car remonter à la Vita Nova n’est pas oiseux. La promiscuité des genres est évoquée (si tant est que l’on ait affaire à des genres) à travers une citation d’Yves Vadé, mais celui-ci précise, ce qui est d’une extrême importance, que « Les textes produits par l’écriture automatique, généralement en prose, seront à l’époque qualifiés simplement de “textes surréalistes”. » (p. 289) Le paradoxe, ou plutôt la contradiction du poème en prose, c’est de n’être que texte, précisément dans la mesure où il détisse. Chez Desnos, l’entre-deux, dans l’alternance vers-prose (et pas n’importe quel vers, dans les exemples cités, il s’agit de quatrains d’alexandrins assez richement rimés) peut être instrument d’un humour parodique, mais surtout faire-valoir réciproque de la prose narrative et du dénarré en vers : « Nulle étoile en tombant n’a fait jaillir l’écume » (p. 283). C’est ainsi qu’en effet se lisent depuis toujours différentiellement prose et vers, dans leur principe, avec l’option pour le vers comme pour la prose d’enfreindre leurs vocations respectives, dans l’épopée ou la ballade pour le premier, dans la description étendue et la métaphore filée pour la seconde. Qu’importe le « registre lyrique », c’est plutôt le jeu des discours (lyrique, narratif, argumentatif) et de leurs supports homologiques qui assure la différence, les différences et leurs surprises, l’effet-sens, son heuristique.
33« Monsieur Réda écrit donc en prose... », feint de s’étonner Marie Joqueviel-Bourjea. Même observation, à deux réserves près : impossible de comprendre le glissement vers la prose narrative, sur le mode du « conte » sans accorder tout le crédit nécessaire au passage par la longue expérience du sonnet, de ses variantes, et du reste que projette sa clôture, impossible et effective, comme la mort. Par-delà l’inépuisable exhaustion du sonnet, il n’y a plus d’autre et d’ailleurs qu’en « cédant à la fiction » (p. 308), pas forcément celle d’accidents et d’anecdotes, mais aussi bien fiction de pensée, ou morale : « le premier [personnage] est l’espace [...]. L’autre personnage est le temps. » Mais, puisqu’en attendant l’évaporation du poème par le récit, il faut un milieu entre vers et prose, on dira maintenant, sur le mode de l’éloge, non pas que le poème en prose est le sujet d’une instabilité, d’un flottement, d’une turbulence, mais que « forme classique », « il est ce juste milieu entre deux horizons que tient à distance l’intensité de son propos. » (p. 325) Belle formule, dans le creux figural, visant à retourner à l’avantage du poète l’évidement du pouvoir transgressif, insurrectionnel, longtemps attribué au poème en prose, ce métisse.
34L’éloge se poursuit, sous la plume d’André Wyss, au bénéfice de Pierre Michon prosateur, mais c’est à travers le paradoxe : « Il n’y a pas de prose, certes, mais Michon dit ailleurs qu’il n’écrit qu’en prose. » (p. 327) C’est chic d’écrire dans une langue ou un langage inexistants : « Raphèl maí amèche zabí almi ». Le vers se montre, s’exhibe, on ne le reconnaît que trop. La prose se cacherait donc, cacherait son inexistence ? Revoici le secret. Et revoici la brièveté. Pour que
la tension persiste du début à la fin, que l’émotion soit gardée intacte, et le souci de la construction implique le retour de certains éléments, dont on émet l’hypothèse qu’ils sont lancés dès l’incipit […]. (p. 333)
35On croirait lire la description la plus clichée du poème lyrique, le sonnet pétrarquiste ou shakespearien, par exemple, auquel il ne manquerait que le vers pour parler. Pourquoi ce manque ou ce déni ? Quel plus recèle cette frustration ? Que donne-t-elle à voir, à entendre ? S’il « n’existe [comme le dit Michon] que du vers plus ou moins rythmé » ? (ibid.) La prose, ses « blocs reliés en série » — telle une séquence de sonnets, couronne ou autre — imiterait-elle le poème en vers pour mieux en montrer à l’horizon l’irremplaçabilité ? L’écriture de Michon n’est pourtant pas modeste, ou bien sa modestie cachée pointe-t-elle un défi. Malgré la bizarre définition de leitmotiv — « un motif qui revient au moins une fois » (p. 337) — qui ne lui permettrait pas de conduire quoi que ce soit, d’autant que le motif, lui, est nommé sans être défini, l’observation, encore qu’imparfaite, de la conduite d’un récit « en parallèle avec la consécution et le retour [des] motifs » (ibid.) qui en engendrent d’autres, pourrait nous fournir une piste de compréhension selon laquelle la prose narrative ou pseudo-narrative entrerait en collusion avec ce qui demeure du vers : le retour. Le poème en prose, chez Michon serait une sorte d’anneau de Möbius mettant en évidence la linéarité uni- et bidirectionnelle à la fois, de toute lecture, surexploitée par le vers. Le critique n’en dit pas tant, il parle prudemment d’« une sorte de poème », de « quelque chose de poétique, dans un certain sens » (p. 339), se rabattant in extremis sur ce qu’on a nommé « poésie de la présence » et sur une « entrevision » dont Charles Van Lerberghe et Marcel Schwob, l’un en vers dans ses Entrevisions, l’autre en prose, dans ses Vies imaginaires, avaient préparé la recette il y a plus d’un siècle. Le Roi vient quand il veut, ce n’est pas ici qu’il trouvera du divertissement, ni qu’il résoudra l’énigme postiche.
Dégénéricité ?
36Marie Frisson voudrait sustenter le « hors-genre » dans « la poésie “ni en vers ni en prose” », à propos de Peinture de du Bouchet. Pour y parvenir, il faudrait d’abord que prose et vers soient des genres (de quelque chose) et non des langues ou des dialectes, des structures, dispositifs et moyens langagiers différents (comme la syntaxe latine et celle du français) : et il faudrait ensuite que « ni-ni » exclue la poésie de du Bouchet non seulement des « genres » (des classes ?) de la prose et du vers, mais de toute classe d’usages esthétiques du langage, sans que l’on puisse assigner cette pratique à un genre quelconque, fût-il le sien, fût-elle sui generis. Modelée, en l’hyperbolisant, sur l’investissement mallarméen du blanc qui « assume l’importance », l’écriture de du Bouchet a en fait, à son tour, servi de modèle à bien d’autres poésies du peu. Le pari est donc perdu. Deguy, plus loin, désavoue discrètement ce passage à la limite, que j’ai moi-même qualifié de décorporéisation, ou de décharnement, si l’on veut.
37Frédérique Toudoire-Surlapierre, avec sa « poésie en parallèle », autour d’un livre de Guy Goffette, déploie des ambitions plus grandes que son titre n’en affiche. Si le Belge polygraphe est, non sans redondance, « polymorphe de la forme » (p. 374), il fournit à la critique aux multiples facettes l’occasion d’une réflexion assez poussée sur les enjeux du genre, « ou plus exactement la porosité des genres et des formes » (p. 375) qu’engage le poème en prose. Depuis qu’« on a touché au vers », constat mallarméen, une certaine interchangeabilité décevrait les attentes des lecteurs. Quels lecteurs ? La rareté du vers, depuis longtemps, parmi les publications libellées poétiques en langue française, a entraîné un désapprentissage de sa lecture (au sens de la diction à haute voix) tel que tout ce qui n’est pas prose surprend et embarrasse, je l’ai mainte fois constaté dans mon expérience pédagogique. On s’attend à écouter du vers, à cause de la chanson, du rap, du slam, mais pas à en lire. Si « les critiques rapprochent fréquemment le travail du poème en prose de celui de la peinture, [et que] bon nombre de poèmes en prose affichent leurs affinités avec celle-ci » (385), on pourrait voir, par défaut, la principale cause dans le silence, c’est-à-dire l’inaudibilité de la prose, soit par manque soit par excès de coupes, soit par linéarité arythmique, soit par cacophonie.
38Dans ses poèmes parallèles, en vers et en prose, il semblerait que Goffette place le terre-à-terre et le narratif avec la prose, et l’idéal, le mythique, le réflexif avec le vers. « Avec le poème en prose, la poésie est tombée dans la fiction. » (p. 397) Qu’entendre par là ? Que la fiction (narrative ?) y devient perceptible parce que les univers de référence de la prose sont fondamentalement duels, ou pluriels, tandis que le vers unifie, mythifie ? Les mêmes irrésolus reviennent par le biais du recours contorsionniste aux théories de l’entre-deux :
La fiction dans le poème en prose réunit sur le mode de la tension le poétique et le narratif, selon une “logique dualiste”6 qui accepte d’autant mieux le narratif qu’il est étranger au poétique, de sorte qu’il appartient à la poésie contre le récit lui-même. (p. 401)
39Où l’ambivalence menace de se changer en amphibologie.
40« La poésie », quoi qu’on entende par là, serait-elle une prison pour les critiques comme pour les écrivains, puisque, paraît-il, Guy Goffette « se libère des conditions mêmes de la poésie et qu’il laisse ainsi se déployer la potentialité créatrice de sa propre écriture » ? (p. 404) Retour à la case départ : libération, création, verticalité ascendante, la prose recueillerait et ferait fructifier l’héritage de la « vieille » poésie, alors qu’il serait plus tenable d’insinuer qu’elle s’aveugle sur le service que le vers rendait, malgré lui ou non, à l’idéologie romantique.
41Pour en finir avec cette section, Judith Abensour, elle, en finit cavalièrement avec une problématique qui aurait pu servir de fil rouge à ces journées des Treilles :
Tant que des critères de versification ou de métrique définissaient la poésie, la poésie en prose pouvait poser problème. Mais une fois l’opposition entre le vers et la prose dépassée, la question perd de son sens, ou change de nature. (p. 405)
42Je propose une réécriture métaphorique :
Tant que des critères de fréquence ou de saturation définissaient la peinture, le monochrome pouvait poser problème. Mais une fois l’opposition entre le noir et le blanc dépassée, la question perd de son sens, ou change de nature.
Michel Deguy pense à
43Dans son texte sur Michel Deguy « hanteur » de prose, où, bien que la hantologie soit à la mode, on ne peut pas ne pas entendre la dénégation et la litote, un faux lapsus — « hanteur » à la place d’« auteur » et peut-être de « honteur » —, Laurent Zimmermann constate chez le fondateur de la revue Po&sie une pratique, « simple et courante » (p. 432) du poème en prose, sans que celui-ci soit le lieu ni l’objet d’une réflexion métapoétique particulière. Il relève que « la question de la poésie ne peut pas se poser, pour Michel Deguy, sans le vers » (p. 433) tout en avançant que cette évidence pourrait être un leurre en même temps qu’une vérité. Le « poème en prose [n’est pas chez lui] un objet figurant immédiatement le poème [...] » (p. 435). Doit-on pour autant en inférer, en sens inverse, que, cet usage sans figuration et non questionné ni questionnant, indique une question parce qu’il ne pose pas de question explicite ? Et que cette question pourrait être celle de la prose comme avenir du poème, un avenir, un horizon dont le poème deguien serait en manque, en désir même ? Le présent compte rendu est déjà tellement frisé de points d’interrogation que j’hésite à ajouter ceux, précautionneux et « suggestifs » de Laurent Zimmermann aux miens (et vice versa).
44Toutefois, sous la défiance que suscite, au fond, chez le critique, l’attachement au vers d’un (post‑) moderne, et philosophe qui plus est, on ne peut que saluer l’effort d’imaginer la fonction de la prose dans la dynamique de pensée et de faire-beau / beau-faire de Deguy : ce serait la capacité supposée de la prose de relancer la dynamique de la métamorphose qui, aussitôt accomplie, se fige. Pour ma part, je n’en crois rien, et Michel Deguy ne répondra pas directement à cette hypothèse dans les deux entretiens transcrits à la suite. Il faut donc lui laisser la parole, dans l’alternance du discours faussement ou tactiquement digressif et de reparties des plus vives, pour enfin écarter de notre champ théorique la quasi-totalité des questions non posées, mal posées, ou purement rhétoriques qui ont calaminé, plombé une bonne partie des 450 pages précédentes.
45Michel Deguy dégage, décape, débarrasse, il appelle cela « penser à » et il l’attribue à la poésie, à la littérature en somme, à travers le « comme ».
46Rien ne peut être résumé de cette amplification, de ce déroulé sinueux, curieux, qu’est la pensée en expression de Deguy, une pensée en forme de forme, une pensée au monde comme forme. Son dire condense au fur et à mesure, par le relais de nœuds qui sont des formules, des moments de « penser-le », de faire comme si on pouvait penser-le, d’où les rubans du penser à repartent en faisceaux inégaux, comme si divergents et visant le parallélisme, jusqu’au prochain point nodal, ou jusqu’aux prochains points nodaux. La pensée, le logos de Deguy ressemble, ce me semble, à celui de Douglas Hofstadter, point d’arrêt, point de culmination, mais l’aphorisme y déguise et y loge la métaphore, la maxime s’y minimise ; la parabole ne s’y confond pas avec l’assurance de l’allégorie ; et l’interrogativité n’y sert pas à justifier la peur de répondre. Deguy et Hofstadter, Le Tombeau de du Bellay et Le Ton Beau de Marot, un air de famille ; avec Agamben aussi, dans une certaine mesure. Je me contenterai donc de piquer sur cette ultime page quelques « pensées » (à), malgré Pascal, qui était plutôt prosateur et penseur-de, pour l’apologétique:
Le monde c’est le corrélat, le relaté, le corrélat de la prose et du poème dans leur jeu, entre eux. (p. 448)
Un de mes buts lointains, c’est de sortir de la dialectique par la poétique. (ibid.)
L’être est contrariant. Contrariant / contrarié. (p. 449)
Donc, la poésie pense. Comment ? Qu’est-ce qui permet de dire ça ? Que fait-elle ? Comment ? Elle pense à. Elle ne pense pas le pensable, l’Être, ce n’est pas son boulot, elle pense en propositions qui font appel à une ontologie en être comme — ce que vous avez appelé le rapprochement, la comparaison.(p. 450-451)
La poésie pense en pensant à, dans la forme de la comparaison, qu’il y ait ou non le terme de la comparaison. (p. 451)
Pneuma, c’est le souffle, le vent qui se lève ; le vent, c’est le vent : « Dehors tout est vent / Mouvement qui rend heureux ». (p. 455)
Forme. La généralité la plus juste sur la forme, c’est : une forme est ce qui donne, c’est une donatrice. Exemple : le rectangle. Qu’est-ce que cela a de magnifique ? C’est la forme, cela ne tombe pas du ciel. (p. 456‑457)
Le rectangle est une forme, car il a donné la peinture, le rectangle [...] permet qu’il y ait de la peinture. La forme est ce qui laisse affluer ce dont il s’agit. [...] [Le sonnet] c’est l’équivalent du rectangle, [...] le sonnet est une forme parce qu’il a donné immodérément, démesurément, à l’Occident, la poésie. (p. 457)
[...] le poète fait sa justification. (p. 459)
[La justesse] Cela n’est pas subjectif. Si cela n’était que subjectif au sens ordinaire [...] cela n’intéresserait personne. (p. 463)
Les différences formelles [entre ce qu’on appelle ici poésie et prose] sont là, complètement décisives, mais en amont et au-dessus d’elles, il y a une différence qui ne relève pas du formalisme. (p. 469)
Je ne trouve pas, je cherche. Assez avec la formule : « Je ne cherche pas, je trouve »! Il faut renverser cette affaire-là ! (p. 484)
Là, c’est le jouir de sa propre langue en tant que sujet de sa langue qui entend la capacité, la prouesse de langue, dont jouit un sujet de sa langue, qui l’entend dans les séquences qu’on peut appeler rythmiques, dans le plein jeu de ce qu’est la beauté, la préférabilité d’une séquence rythmique par rapport à une autre. Il faut décider de la coupe. (p. 485)
Si on fait attention à la prose, cela devient le poème en prose. (p. 491)
***
47On se prend à rêver que le colloque eût commencé par là. Par la fin.
48Comme le dit Giorgio Agamben, « le vers est, dans tous les cas, une unité qui trouve son principium individuationis seulement à la fin, qui se définit seulement au point où il finit. »7 Or, si le vers se définit par la possibilité de l’enjambement, le dernier vers d’un poème ne serait pas un vers, mais de la prose... On a beau tenter de colmater cette dissolution par toute sorte d’appareillages, tels que l’envoi ou un distique épigrammatique, le poème en vers finit mal, se perd dans un arrêt commun et simultané de la séquence sémantique et de la séquence de matières formées. C’est pourquoi, dirai-je, il doit reprendre à nouveaux frais, pour réparer sa chute. Le poème en vers se doit à la fois d’être autonome et de ne pas consentir à sa solitude. Une séquence de prose, un « texte », se montre à la fois dépendant, pris dans la masse, et n’appelle pas de reprise, car il pourra toujours, indéfiniment, se poursuivre, poursuivre un soi serpent non segmenté par soi, qui s’échappe de soi vers devant soi, qui glisse, se glisse comme une erreur entre ses propres doigts : suite au prochain numéro, la vie continue, elle ne re-commence pas... La prose, ce serait l’espèce, le génome, non pas le « comme-un », mais ce qui participe de tous un peu, et le « poème en prose » un échantillon du continuum. Sans doute Nemrod, dans sa chasse au langage voulut-il écrire vers et prose à la fois.