Anatomie de la honte
1Publication semestrielle, Sigilia est doublement thématique puisque chaque livraison s’attache à un aspect spécifique de la problématique du secret. Le numéro 14, consacré au thème de la honte, cherche à comprendre ce que signale ce sentiment, quels sont ses mécanismes sexuels, culturels et sociaux, quels traits le distinguent de la pudeur, du sens de l’honneur, de la timidité ou de la peur, et quelle est sa puissance d’inhibition, d’enfermement et de mort.
2Un premier ensemble d’études peut être isolé, qui tentent de remonter aux sources de la honte.
3Pierre Pachet étudie ce que révèle le corps. Il se penche, dans sa préface (p. 9-13), sur l’expérience physique de la honte, qu’il définit comme « un mouvement de l’âme-corps », et revient sur l’analyse de la rougeur (blushing) menée par Darwin dans L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux (1872) : selon le naturaliste britannique, ce qui est primordial, c’est la conscience que nous avons de notre corps regardé par autrui. Aussi la rougeur de la honte a-t-elle, paradoxalement, une valeur positive dans notre vie relationnelle : elle renforce notre lien avec autrui en lui montrant combien son regard peut nous affecter, mais aussi en lui prouvant que, par notre vulnérabilité, nous sommes son semblable. Liée au secret en ce qu’elle trahit ce qu’il voudrait cacher, la honte, selon P. Pachet, lui est donc en même temps antinomique, puisqu’elle suppose une mise en lumière quand le secret ne vit que d’obscurité.
4Charles Baladier se penche sur ce que révèle le langage. À travers une étude lexicologique de la honte dans les langues d’Europe occidentale (p. 19-26), il met en valeur deux axes forts : le versant social de la honte, liée à une violation des codes d’honneur en vigueur dans les sociétés, et son versant intime, en lien avec la sexualité et la culpabilité d’une faute intériorisée. L’extrait de Saint-Augustin cité immédiatement après (La Cité de Dieu, livre XIV) rattache ainsi explicitement la honte au péché originel.
5C’est aussi ce que fait Louis Flach (« La honte et l’ombre », p. 149-152), qui voit dans la faute d’Adam et Ève une prise de conscience de la bestialité dans l’homme. Toutes les autres hontes dérivent de cette honte originelle, consubstantielle de l’humanité : honte de la sexualité, honte de toute insuffisance par rapport à la représentation solennelle que nous donnons aux autres..., toutes hontes qui exigent l’ombre et la dissimulation. Le sentiment de honte, exacerbé par le sens de l’honneur, s’atténue cependant quand la part animale est, comme aujourd’hui, valorisée dans l’homme. La honte serait ainsi la marque de notre condition duelle et de l’antagonisme entre le ça et le surmoi.
6Interrogeant Freud et ses propres expériences de psychanalyste, Lya Tourn (« Tierra, trágame ! », p. 57-68) propose quant à elle une autre interprétation de la honte que celle le plus souvent retenue par la psychanalyse (la honte, liée au refoulement de la sexualité infantile, serait aussi humanisante en ce qu’elle inhibe et modèle la pulsion sexuelle) : pour elle, l’émergence de la honte renvoie à l’infatuation narcissique du sujet, brutalement démasqué par le regard anéantissant de l’Autre, qui l’arrache à ses identifications grandioses.
7Guy Samama (« La honte entre corps et âme », p. 153-165), dans le domaine de la philosophie, cherche lui aussi à sortir des schémas habituels, qui, d’Aristote à Ruwen Ogien, soumettent la honte à un paradigme moral dominant (la honte est une manifestation de la reconnaissance de ses fautes et de la volonté de les réparer en se réformant). G. Samama distingue de cette honte normative une honte d’avant l’acte et d’avant la honte, une culpabilité sans faute. À partir du fonds grec (Platon, essentiellement) et de deux drames, Pelléas et Mélisande de Maeterlinck et Ivanov de Tchekhov, il montre que cette deuxième forme de honte, « auto-punition pour des fautes que l’on n’a pas commises », révèle « un désaccord métaphysique avec soi-même sous le regard de soi comme un autre » (p. 157) et provient d’une conflictualité a priori entre l’âme et le corps. Cette disposition fondamentale de l’être, qui peut servir de frein à la passion amoureuse ou de moteur à l’émulation démocratique, dévoile, en dernière instance, « une réflexivité sans fond dans l’âme », un détachement à soi, et nous rend sensible à l’intervalle qui doit être maintenu entre l’ordre empirique, immanent, et l’ordre transcendantal de ce qui fonde le désir.
8Un deuxième groupe d’articles s’attache aux déterminations socio-culturelles de la honte.
9Le témoignage de Hania Yanat (« La honte de n’être plus kabyle », p. 121-126) montre l’importance des déterminations sociales dans le sentiment de honte, qui n’est que l’envers du code moral en vigueur dans une communauté. Dans la société kabyle, traditionnelle et misogyne, la conduite des individus est ainsi dominée par la crainte du qu’en dira-t-on et l’angoisse d’une culpabilité rejaillissant sur l’ensemble de la communauté. Plus la place que l’on occupe dans l’échelle sociale est éminente, plus le sens de l’honneur, donc de la honte, se fait exigeant. Quant aux femmes, elles s’exposent à être couvertes de honte sitôt qu’elles secouent la tutelle des hommes et sortent des cadres par eux établis. L’analyse mène à l’hypothèse que la honte, phénomène social, croît en proportion avec l’importance des structures communautaires et la codification des conduites individuelles dans une société.
10Suzanne Lallemand, ethnologue (« Secret amoureux, honte et rang familial chez les Mossi ruraux du Yatenga », p. 139-148), montre même que la honte, infligée par le corps social, garantit la pérennité des structures traditionnelles. Ainsi, chez les Mossi du Yatenga, elle vise à empêcher les sujets de l’échange matrimonial et de la reproduction d’en devenir les arbitres : ces processus, que peut perturber la maîtrise du secret amoureux, doivent rester sous le contrôle des aînés.
11Dorothée Dussy, anthropologue, s’intéresse quant à elle au rapport de la honte et du tabou (« La honte qui cache la honte qui cache... », p. 127-138). Elle restitue l’expérience de Louise, dont la vie a été dominée par un sentiment de honte récurrent lié à l’idée d’une infraction dans son intimité. Ces expériences de honte déclarée masquent cependant un secret originel indicible, celui d’une fillette abusée sexuellement, durant toute son enfance, par son frère aîné, et qui a réagi à ce traumatisme par une longue amnésie. D. Dussy pointe ainsi du doigt la honte à laquelle échappent difficilement les victimes de l’inceste, écrasées par la culpabilité d’avoir été contraintes à la participation et trahies par leur propre corps.
12Enfin, Ilda Mendes Dos Santos (« De la rougeur du voyageur, sous l’œil perçant du monde... », p. 109-119), à partir d’exemples tirés de l’expérience de voyageurs de la Renaissance et à la lumière de Deleuze, souligne que la honte vient d’une rupture de lien avec l’image rassurante que l’on a de son être, de sa communauté et de sa culture d’origine. Le voyageur, en effet, est particulièrement exposé à deux risques : l’humiliation d’être exclu, sous le regard d’étrangers, de codes qu’il ne maîtrise plus ; la culpabilité de trahir sa communauté d’origine en l’abandonnant ou en la reniant lorsqu’elle resurgit, dans un lieu étranger, sous les traits de compatriotes caricaturaux dont il rougit soudain. Née d’une violence faite à l’image idéale de soi, la honte, expérience de l’écart et de l’imperfection, peut cependant être l’ébauche d’une re-création.
13Un dernier ensemble d’études est consacré aux modes d’expression et aux enjeux littéraires de la honte.
14François-Michel Durazzo (« Octave, figure de la honte », p. 71-84) se penche sur Armance de Stendhal. En raison d’une fameuse lettre de Stendhal à Mérimée (23 décembre 1826), la critique s’est focalisée sur l’impuissance d’Octave de Malivert, suggérée par de nombreux indices au lecteur. Cependant, plus encore qu’un roman du secret, Armance est un roman de la honte, dimension que F.-M. Durazzo explore au moyen de la psychocritique, plus pertinente, selon lui, qu’une lecture biographique ou que le structuralisme de T. Todorov : le sentiment de honte qui écrase le héros, indissociable de son sens de l’honneur, provient essentiellement de son incapacité à assurer la pérennité de sa race et la transmission d’un idéal noble, ce qui le vide de toute légitimité sociale. Seule la mort rend à Octave la part d’héroïsme exigée par son moi idéal, et répare sa honte en restaurant symboliquement son narcissisme fissuré : plus que le manque irrémédiable causé par l’impuissance, l’essentiel était d’éviter qu’elle fût connue.
15Le psychanalyste Patrick Avrane consacre quant à lui une étude à Une histoire sans nom de Barbey d’Aurevilly (p. 29-41) : à travers l’histoire d’une jeune fille violée qui finit par se mettre à mort en se perçant le cœur d’épingles, ce roman trace la progression tragique d’une véritable pathologie du secret, et « vient au secours de la médecine » en décrivant le syndrome de Lasthénie de Ferjol. Cette fiction du silence et de l’interdit permet aussi à son auteur, en exprimant la cruauté d’un amour maternel dévoyé, de « mettre des mots sur son innommable » (p. 41).
16L’approche psychanalytique est également celle de Jean-François Solal, qui analyse La Métamorphose de Kafka (p. 43-56). La honte de Grégoire Samsa, transformé « en une véritable vermine », n’exprime pas la confusion que ressent tout adolescent devant son corps pubère, objectivé par le regard d’autrui, et qui s’avère structurante en permettant au sujet de reconnaître et d’apprivoiser ses pulsions. La honte de G. Samsa n’est que « l’évidence monstrueuse de l’être », et témoigne de l’auto-identification de Kafka lui-même au misérable déchet d’un père déchu. La plongée de Samsa en deçà de la honte et sa dégradation en animal révèle ainsi que la honte est « une ultime barrière signalant et protégeant notre spécificité humaine » (p. 43). Quant à Kafka, en figurant, dans le miroir de l’écriture, le sentiment de son indépassable honte, il a pu « se ressaisir dans le dessaisissement » et échapper, par cette alternative, à la folie ou au suicide.
17Maria Alzira Seixo, professeur à l’université de Lisbonne, étudie, cette fois sans recourir à la psychanalyse, mais à partir de la composition, du symbolisme et du style, Que Farei Quando Tudo Arde ? (Que ferai-je quand tout brûle ?) d’António Lobo Antunes (p. 93-105) : pour le héros, Paulo, la honte naît d’une faute extérieure à lui (l’homosexualité de son père), dont il essaie d’écarter de lui les retombées sociales. Mais ce sentiment de honte fonde aussi l’activité de l’écriture, qui préserve le secret par ses détours, ses réticences et ses déguisements, tout en le dévoilant par de brusques explosions de sens. L’œuvre de Lobo Antunes illustre ainsi à merveille la thèse de Blanchot selon laquelle « la littérature est une expérience malhonnête et trouble, où l’on ne réussit qu’en échouant1 ».
18Enfin, dans une belle et éclairante étude, Stéphane Jougla, à partir de textes de Rousseau, Leiris, Annie Ernaux et Christiane Rochefort, met au jour une esthétique de la honte, que le genre autobiographique permet particulièrement d’observer (p. 85-91). En effet, la honte est intrinsèquement liée à l’autobiographie, qui, fondée sur un pacte de sincérité, conduit l’auteur à révéler des secrets et des aspects intimes de sa vie. Bien plus, elle est garante de l’authenticité du texte : elle est la « corne de taureau » dont parle Leiris, cette mise en danger de l’écrivain qui entreprend de « confesser publiquement certaines des déficiences ou des lâchetés qui lui font le plus honte2 » ; elle est le fanal qui éclaire le chemin sur lequel doit s’engager l’auteur, la preuve et la sanction de la valeur de ce qu’il écrit. Intériorisé comme justification de l’autobiographie, l’obstacle de la honte est donc au principe d’une esthétique qui, cependant, peut être à l’œuvre dans tout texte, même de pure fiction. Le véritable enjeu est en effet l’invention d’un langage sincère, d’un style naturel, d’une vérité des mots : inhérente à un style qui soit « lui-même le secret révélé, le caché rendu instantanément manifeste3 », la honte fonde une morale de l’écriture et rend possible une vérité partagée.
19Au terme de cette traversée de la honte, nous soulignerons les apports essentiels de ce numéro de Sigilia. Tout d’abord, en dépit ou plutôt en raison de la diversité des approches, à la fois philosophiques, linguistiques, anthropologiques, psychanalytiques et littéraires, la honte est appréhendée de manière complexe mais cohérente. Les philosophes (Platon, Sartre, Lévinas...), les dernières découvertes de la psychiatrie moderne et les études psychanalytiques récentes de Serge Tisseron, les expériences personnelles et, naturellement, les textes (parmi lesquels ne figure pas La Honte de Salman Rushdie...), sont mobilisés au service d’une description fine et rigoureuse de l’objet envisagé : sexuelle et sociale, la honte s’avère consubstantielle de notre condition humaine, dont elle dissimule et révèle les failles et les tiraillements. Ensuite, contrairement à ce que pourraient laisser craindre l’importance de la psychocritique et le parti pris thématique de la revue, les textes littéraires ne servent nullement de simples documents ou d’illustrations, mais reçoivent, par l’analyse de la honte, un éclairage nouveau : les figurations thématiques en sont mieux appréhendées, mais aussi les procédés d’écriture ; une stylistique de la honte est esquissée. De plus, l’étude de Stéphane Jougla constitue à elle seule un apport conséquent pour les études littéraires : la honte, critère de sincérité pour l’autobiographie, devient une notion centrale dans la définition de ce genre, peut-être fondé par l’exigence « d’écrire des livres dont il [...] soit impossible de parler, qui rendent le regard d’autrui insoutenable4 ». Enfin, l’ensemble du numéro contribue à reconfigurer la honte, qui, au-delà de ses aspects inhibiteurs et coercitifs, acquiert une positivité insoupçonnée : par sa productivité littéraire (que montre aussi une anthologie de la honte présente dans le volume, ou un poème inédit de Bernard Sesé), par l’épreuve salutaire qu’elle représente pour l’écrivain en quête de vérité, et parce qu’elle s’avère une conscience résurgente, moins d’imperfection que de perfectibilité.