Figures en mouvement : messagers des hommes, messagers de Dieu à la Renaissance
1L’Ange et l’Ambassadeur de Daniel Ménager est la réédition de l’ouvrage épuisé Diplomatie et théologie à la Renaissance publié en 2001. Le titre initial est devenu sous-titre dans la nouvelle édition qui a été revue tandis que, comme l’avait suggéré d’une certaine manière André Tournon dans son compte rendu du livre en 20021, l’expression en diptyque « l’ange et l’ambassadeur » a été choisie comme titre. Dans cet ouvrage érudit et passionnant, D. Ménager se propose d’étudier en parallèle médiations célestes et médiations politiques, en focalisant son attention sur ce qui a pu rapprocher l’ange de l’ambassadeur à partir de la Renaissance : le mouvement. Ce que propose l’auteur n’est ni une histoire de l’ange et de l’ambassadeur, ni une analyse de traités d’angélologie ou de diplomatie mais plutôt une réflexion sur l’évolution de ces deux figures à un moment clé de l’histoire, au début de l’époque moderne. L’auteur examine en effet tout ce qu’un rapprochement entre ces deux personnages peut révéler de neuf en intégrant des analyses iconographiques extrêmement intéressantes mais aussi des analyses littéraires puisque roman, poésie sont conviés de manière récurrente. Si François Roudaut dans sa préface explicite le projet et la méthode de D. Ménager, il est dommage tout de même qu’au début du livre le recours à l’étymologie n’ait pas été davantage mis en avant car il pouvait renforcer la démonstration. Comme l’explique Philippe Faure dans son ouvrage consacré aux anges, le mot grec angelos est une traduction de l’hébreu maleak « messager » et renvoie dès l’origine à la fonction de l’ambassadeur2.
Histoire d’un rapprochement
2Le premier chapitre intitulé « Médiation et mouvement » définit les deux termes du titre et justifie leur articulation. Qu’est-ce qui rapproche l’ange de l’ambassadeur ? D. Ménager rappelle que tous deux sont des intermédiaires, des chargés de missions qui ne sont certes pas nés à la Renaissance mais qui ont pris, à cette époque, une dimension nouvelle. Pour montrer la richesse du parallèle, D. Ménager s’appuie sur les traités d’ambassadeurs à la Renaissance, période comprise au sens large. Deux éléments viennent justifier le rapprochement : d’une part le Tasse propose dans son Messagiero (1580) ce parallèle en composant son dialogue en deux parties, chacune consacrée à l’un des deux personnages dont il est question dans le livre ; d’autre part, c’est parce que les anges sont sortis, à la Renaissance, de leur état de contemplation pour se mettre en mouvement — ce dont témoigne l’iconographie de l’époque — que la comparaison avec l’ambassadeur est légitime. L’analogie proposée par le Tasse est reprise dans le traité de Juan Antonio de Vera El Ambaxador (1620) mais c’est bien chez Conrad Braun dans le De Legationibus libri quinque publié en 1548 qu’on la trouve pour la première fois. Cette image permet à l’auteur du traité politique de magnifier le personnage de l’ambassadeur et de donner à ce personnage une dimension qu’il n’avait pas auparavant. Les autres traités étudiés sont ceux d’Alberico Gentile (De legationibus libri tres, 1585), de Carlo Pasquali (Legatus, 1598) tous deux d’origine italienne mais de confession différente — Pasquali était catholique tandis que Gentile dut s’exiler en raison de ses convictions protestantes — et de Hermann Kirchner (Legatus, 1614) un Allemand luthérien. Autant d’auteurs, autant de théories différentes sur le rôle, la place de l’ambassadeur. Nous souhaiterions signaler que certains de ces livres sont désormais accessibles en français puisque l’ouvrage de Conrad Braun Les Cinq livres sur les ambassades (De Legationibus Libri quinque) a été traduit et publié par Dominique Gaurier aux PULIM en 2008 tandis que celui de Carlo Pasquali L’Ambassadeur (Legatus) vient tout juste de paraître3. La figure de l’ange est l’objet, à la Renaissance, d’une véritable révolution puisqu’en s’attachant davantage à sa fonction qu’à sa nature, on lui redonne sa mobilité. Depuis l’ouvrage du Pseudo-Denys, Hiérarchie céleste, (ive‑vie siècle) la vision de l’ange était restée la même. Tout change à la fin du Moyen Age, les mystiques qui ne prisent guère les intermédiaires, considèrent les anges avec méfiance. La Renaissance voit s’accentuer le phénomène et la Hiérarchie céleste qui répartit les anges en trois ordres et neuf chœurs, perd en autorité. Dans les réflexions théologiques qui émergent, le Christ prend une place de plus en plus grande — D. Ménager se réfère aux écrits de Bérulle — et devient l’intermédiaire suprême. L’auteur s’intéresse aussi aux positions luthériennes et calvinistes car les anges ne sont pas absents du protestantisme4 même s’il n’y a pas de pratique de piété autour des anges chez les réformés.
Servir les hommes, servir Dieu
3Le deuxième chapitre, « Missions », poursuit l’exploitation du parallèle en examinant tout d’abord les deux temps importants pour l’ambassadeur, l’envoi (lorsque, muni des instructions de son prince, l’ambassadeur doit prendre congé et partir accomplir sa mission) et la réception (à la cour du prince étranger qui l’accueille). Respect du protocole et bonne distance sont les éléments qu’un bon ambassadeur, lors de la cérémonie de réception, doit garder à l’esprit. L’envoi est un moment tout aussi important dont témoigne l’une des toiles de La Légende de sainte Ursule5 de Carpaccio. Traitant des missions qui incombent au messager divin — particulièrement Gabriel, les autres anges bibliques n’étant pas sollicités — la réception se superpose à l’Annonciation. Gabriel vient annoncer à Marie l’Incarnation. Pourtant, l’auteur rappelle que le parallèle a ses limites : Gabriel n’a pas de mandat, ni d’instructions. D’autre part, l’ambassadeur est le représentant de son prince alors que l’ange n’est pas représentant de Dieu, enfin l’ambassadeur est soumis au temps, négocie tandis que l’ange transcende et annonce. Le chapitre suivant, « Portrait de l’ambassadeur », énumère les qualités du diplomate : la prudence, entendue comme capacité à s’adapter aux circonstances ; l’éloquence (point peu développé) et la beauté physique, seule caractéristique qui donne lieu dans ce chapitre à un parallèle avec l’ange. Toutes les vertus qui semblent indispensables à l’ambassadeur n’assurent cependant pas le succès de la mission diplomatique. Le chapitre se clôt sur une belle analyse du tableau d’Holbein Les Ambassadeurs6. Reconsidérant le tableau, D. Ménager propose en effet de voir dans cette œuvre célèbre non pas une Vanité mais, au contraire, un éloge de l’art de la diplomatie. « Comment Holbein aurait-il pu vouer à la vanité une figure aussi noble, alors même que le tableau lui avait été commandé par Jean de Dinteville lui‑même ? » (p. 141) Ménager contextualise le tableau en le replaçant dans le cadre de la mission difficile confiée aux ambassadeurs. Jean de Dinteville, l’ambassadeur représenté à gauche, souffre de la situation complexe dans laquelle il est placé, de la mission difficile qui lui a été confiée : « apporter le soutien diplomatique du roi de France dans l’affaire du divorce du roi d’Angleterre, tout en ménageant les susceptibilités de Charles Quint dont Henry VIII est en train de répudier la tante, Catherine d’Aragon » (p. 137) et si le tableau respire la mélancolie, il ne faut pas voir dans la corde cassée du luth la vanité de l’existence mais la difficulté de la tâche à accomplir.
La fides : entre foi, confiance & fidélité
4La Renaissance est l’époque des grands ambassadeurs qui sont avant tout des hommes de valeur capables des missions les plus délicates mais aussi toujours susceptibles de basculer dans le camp adverse du fait d’un contact plus fréquent avec le prince étranger qu’avec leur maître. Dans le chapitre IV intitulé « Diplomatie et fidélité », différents points concernant l’ambassadeur sont examinés : les mandats, c’est-à-dire les pouvoirs alloués à l’ambassadeur, la part de liberté, la marge de manœuvre accordée au diplomate pour mener à bien ses négociations ; la correspondance diplomatique qui constitue une part importante de leur travail. Cette correspondance, chiffrée parfois, se doit en tout cas d’être régulière sinon quotidienne, témoigner de la réalité, rapporter les rumeurs avec prudence toutefois. Plus qu’une restitution simple des propos échangés entre le Prince et l’ambassadeur, elle doit aussi en être l’analyse. Le chapitre se termine sur l’examen particulier de quelques personnalités, Machiavel, les frères Guillaume et Jean du Bellay, Montaigne. Ce dernier ne fut pas ambassadeur officiel mais un négociateur politique durant les guerres de religion ce qui donne l’occasion à D. Ménager de réfléchir sur ce qui pourrait apparaître comme une contradiction chez Montaigne : la pratique du doute. En réalité, il faut dissocier ce qui relève de l’action (et Montaigne de ce point de vue est un homme de choix et de décision) de ce qui relève d’une méthode de pensée, d’une épistémologie: la remise en question de vérités préétablies. Enfin, par l’intermédiaire de Philippe de Commynes et du célèbre épisode de sa trahison et de son ralliement à Louis XI, D. Ménager vient clore le chapitre sur les tentations, les risques et les dangers liés à la fonction d’ambassadeur.
Peinture & littérature religieuses
5Le dernier chapitre intitulé « Médiations anonymes » revient sur les anges et sur les tableaux. La première partie est tout à fait passionnante : à partir d’analyses picturales, l’auteur suit la trace d’une évolution, celle de l’entrée dans le tableau du spectateur lui-même qui devient lui aussi « un messager, et presque, un médiateur » (p. 204). En même temps que la piété devient plus individuelle, à partir du xve siècle, la représentation picturale s’ouvre au donateur que l’on peut trouver figuré dans le tableau, au pied de la Croix par exemple — que l’on pense à la célèbre Pietà de Villeneuve-lès-Avignon — et plus largement au fidèle qui est invité à « participer » à la scène représentée. La deuxième partie du chapitre sur la piété mariale nous semble moins en rapport avec le sujet et avec la période envisagée. L’enquête à laquelle se livre l’auteur est pourtant la même que celle qui l’avait guidé précédemment : chercher les traces d’une participation du fidèle dans les œuvres religieuses mais il est davantage question du Moyen Âge et le médiateur qu’est le fidèle apparaît plus lointainement, nous éloignant de l’ange et de l’ambassadeur.
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6La présente édition propose une intéressante préface de François Roudaut et une bibliographie utile, absente de l’édition de 2001. Ce que l’on peut regretter en revanche, c’est le choix de placer les illustrations à la fin, alors qu’elles étaient précédemment réparties dans l’ouvrage et s’offraient aux yeux du lecteur au cours de sa lecture de l’analyse des tableaux. De plus l’Annonciation du Tintoret qui fait l’objet d’une analyse a été supprimée (p. 58). Plusieurs problèmes liés à l’édition doivent être signalés : outre le fait que l’ouvrage que nous avons eu entre les mains présente à la fin deux pages qui n’ont rien à voir avec le livre, qu’il offre deux fois de suite les reproductions iconographiques et deux fois la page 247, les notes de bas de page qui renvoient à l’ouvrage lui-même (supra ou infra) sont pour la moitié d’entre elles erronées car elles ont été reproduites telles quelles, sans être modifiées par rapport à la nouvelle pagination7. Hormis ces inconvénients qui peuvent parfois gêner la lecture, l’ouvrage de Daniel Ménager se signale par la grande qualité de sa réflexion. On peut s’étonner toutefois que la figure de Baldassar Castiglione n’ait pas été davantage exploitée dans cet ouvrage, même si l’exhaustivité n’est évidemment pas l’objectif d’un tel ouvrage. Castiglione, cité trois fois dans le livre pour son ouvrage Le Courtisan, fut ambassadeur du duc d’Urbin à la cour d’Henry VIII Tudor puis à celle du pape Léon X et ambassadeur de Clément VII. Son ouvrage célèbre montre que le diplomate est d’abord un courtisan, son célèbre portrait peint par Raphaël pouvait illustrer le propos sur la beauté, ses démêlés avec le pape qui le soupçonne de trahison pouvaient venir compléter la réflexion sur la trahison toujours possible de l’ambassadeur8. Il n’en reste pas moins que l’ouvrage de D. Ménager est érudit et cependant très clair. Le lecteur voyage avec plaisir dans ce temps, à la fois lointain et proche, de la Renaissance et de l’époque baroque entre traités diplomatiques, peintures religieuses, romans de Rabelais et litanies de la Vierge.