Fictions vagabondes
1Dans cet ouvrage, issu de son travail de thèse, Thibaut Maus de Rolley s’attaque à un sujet aussi original qu’ambitieux, celui de « L’écriture du voyage aérien à la Renaissance », sur lequel aucune synthèse d’envergure n’avait été encore publiée. Toute la difficulté, mais aussi une certaine forme d’ambiguïté dans la définition de l’entreprise, est contenue dans son titre, puisqu’il s’agit pour l’auteur d’étudier les différentes formes d’élévations fictionnelles, que ce soit le voyage dans les airs, au sens strict qu’a ce mot à l’époque (l’élément air), le voyage au‑delà de l’orbe de la lune, qui est un voyage dans les sphères éthérées, et les transports diaboliques. Le livre se propose d’interroger séparément ces trois grands types de déplacements, ou d’élévations, qui possèdent des caractéristiques partiellement irréconciliables. Passé une dense et riche introduction, il offre donc à son lecteur l’exploration de trois univers séparés, chacun ayant sa propre histoire et soulevant ses propres questionnements (« Voyages célestes », p. 31‑211, « Voyages aériens », p. 213‑406 et « Transports diaboliques », p. 409‑539), tout en s’attachant à faire ressortir les points de rencontre, les confluences et les hybridations qui peuvent exister entre ces trois univers fictionnels, matériels et savants, différents.
Généalogie & contextes des voyages aériens
2Avant d’entrer plus avant dans la lecture du texte, soulignons que l’ouvrage de Th. Maus de Rolley se signale d’abord par deux points remarquables. Le premier est l’extrême attention portée aux particularités de chaque texte et à sa singularité, couplée à une réflexion constante sur l’hybridation, qui permettent d’entrer ici dans des textes de nature variée, parfois fort éloignés les uns des autres, sans les réduire à une classification générique qui en coderait ou en orienterait d’avance la lecture. Il faut insister sur l’intérêt de la difficulté, assumée, de vouloir ainsi réunir en un même corps, sur la base de l’idée commune d’élévation, des voyages comme des textes en réalités bien différents, pour tenter à la fois d’en faire sentir l’hétérogénéité propre et la dépasser. L’autre point saillant est méthodologique : c’est celui qui consiste à éviter l’anachronisme en même temps qu’à concevoir l’enquête littéraire sur la base du modèle proposé par Terence Cave, celui de la reconstitution d’une « pré‑histoire », qui analyse ces fictions d’envol dans leur spécificité renaissante, et non comme des signes avant‑coureurs de celles du xviie siècle, qui les ont longtemps occultées. Une pré‑histoire qui « a sa propre richesse et ses propres enjeux, et qui n’exige donc pas, pour être comprise, d’être lue à l’aune de ce qui la prolonge » (p. 544). On est heureux de constater qu’ici, comme en d’autres domaines, il n’y pas de précurseurs.
3De ce fait, Th. Maus de Rolley inscrit son travail littéraire dans une enquête qui relève aussi de l’histoire culturelle et de l’histoire des savoirs, puisqu’il postule que l’essor des fictions d’envol à l’âge classique est directement corrélé à la révolution astronomique. À quoi dont est lié ce qui précède et d’où ces fictions tirent‑elles leur signification et leur raison d’être ? Ou, comme le dit l’auteur, « pourquoi vole‑t‑on ? (le monde vu d’en haut) ; comment vole‑t‑on (l’imaginaire du vol) ; peut-on y croire (les frontières du croyable) » ? (p. 19).Ces interrogations le conduisent à lire l’ensemble des passages recensés, dans les trois types de déplacement étudiés, selon une minutieuse mise en perspective génétique et, pourrait‑on dire, généalogique, ainsi qu’à l’aide d’une précieuse mise en contexte.
4Le tout premier chapitre (« Les traditions du voyage céleste et leur diffusion à la Renaissance », p. 31‑90) s’interroge sur l’identité des textes sources du voyage céleste et des modèles qui ont inspiré les auteurs de la Renaissance, et examine avec précision leur réception et leur fortune éditoriale. Le voyage d’Alexandre (un « héritage » plutôt qu’un « modèle », p. 32), le Songe de Scipion, qui constitue pour des pédagogues comme Vives ou Ramus « un véritable programme d’éducation humaniste, et en tant que tel un utile instrument pédagogique » (p. 47), mais dont pour autant le voyage céleste « ne donne pas naissance à une tradition aisément identifiable » (p. 49), la fortune de Lucien, mais aussi l’héritage médiéval des envols mystiques, sont ainsi passés au crible de l’étude de la réception. Leur rôle dans la construction de l’univers intellectuel et fictionnel de la Renaissance est clairement dégagé et expliqué. Prendre en compte la forte continuité liée à la transmission des textes et des thèmes, pour mieux en faire ressortir les spécificités renaissantes comme les éléments pérennes, est un des points importants de cette partie de l’enquête, qui permet à l’auteur de rappeler que :
Avant même le xvie siècle, ces modèles sont en effet l’objet de réécritures, de variations, de commentaires, ont leurs fortunes et leurs infortunes. Ils entrent déjà en interaction : les quatre voies que l’on [a] mises ici en valeur sont à la fois distinctes et mêlées, reliées entre elles par des rapports d’influence, par les jeux de la parodie, par des sources parfois communes. À la Renaissance, tous ces modèles sont connus et largement diffusés, et suscitent pour la plupart, comme on a pu l’apprécier, un grand intérêt de la part des humanistes. (p. 89‑90)
5L’étude des voyages aériens est de la même façon replacée dans une histoire qui permet d’en éclairer ensuite la compréhension en synchronie (chap. iv, « Le lent envol des chevaliers », xiie‑xve siècles), mais aussi conduite dans ses liens avec la pensée scientifique ou mécanique propre au xvie siècle, qu’il s’agisse du rôle de la magie naturelle dans les interrogations sur les possibilités de faire voler un objet inanimé, ou des tentatives réelles de concevoir pour l’homme une machine volante. Ici, Th. Maus de Rolley replace les fictions dans un contexte de pensée dont il rappelle la singularité, contre les représentations convenues, qui perdurent encore parfois, d’une Renaissance qui serait partiellement restée dans un état « pré‑scientifique » tout en produisant de géniales anticipations techniques. Dans les romans de chevalerie, l’apparition de chevaux volants ne relève ni d’un imaginaire diabolique, ni d’un rêve mécaniste au sens moderne du terme : « le cheval de bois se classe dans la catégorie finalement bien peu effrayante des automates merveilleux, aux côtés des mouches volantes, des poules ambulantes et des statues claironnantes » (p. 240). Il ressort de la magie naturelle,
autrement dit une magie qui est dite telle parce qu’elle cherche à susciter l’émerveillement des spectateurs, et donc repose sur leur incompréhension des forces à l’œuvre, mais dont les fruits restent des merveilles technologiques dans la mesure où ils sont les produits d’une science pratique, qui cherche à imiter la nature à la transformer en manipulant ses lois, et notamment ses lois occultes. (p. 240)
6La fiction a ainsi le mérite de rendre saillant le caractère hybride de ces objets, apparemment potentiellement réalisables, mais en réalité merveilleux (puisque « la “technologie” censée être mise en œuvre dans la réalisation de tels automates dépasse de beaucoup le champ de la mécanique telle que nous l’entendons aujourd’hui », ibid.). Une interrogation parallèle sur « la question du vol mécanique à la Renaissance », et en particulier sur l’impact réel des machines de Léonard (très limité) montre ainsi que, malgré quelques références possibles à une assise plus ou moins « naturelle » ou « technologique », le vol aérien est d’abord un objet fictionnel. Les machines volantes, d’une part, ne font pas partie des rêves des ingénieurs renaissants et Léonard, on le savait déjà, est une exception. Conclusions éclairantes pour la fiction : d’abord, les représentations d’un « vol effectué grâce à l’ingéniosité de l’homme dans le seul cadre des lois naturelles » sont absentes du corpus étudié ; ensuite, « la chimère est préférée à la machine » pour voyager ; enfin, même si l’on vole grâce à un objet, comme le cheval de bois, « c’est une machine à laquelle le lecteur n’est jamais prié de croire » (p. 312). Bien plus, c’est peut‑être ici la fiction qui informe et éclaire de manière pertinente un aspect de l’univers mental des ingénieurs, comme les pratiques à l’œuvre dans ce milieu, puisque, on le sait, les ingénieurs n’hésitaient pas à « décrire des machines impossibles, par goût du jeu et par souci de satisfaire un public friand de curiosité » (p. 316) ou, rappelons‑le, tout simplement à titre de démonstration de force (potentielle) pour s’attirer les bonnes grâces d’un protecteur. Ajoutons pour notre part que ce clivage se comprend logiquement par rapport au modèle d’intelligibilité de la nature sur lequel se fonde la pensée renaissante, modèle biologique et non mécaniste qui explique que la magie naturelle ou la chimère soient les ressorts « normaux », si l’on ose dire, des fictions merveilleuses.
7Dans la dernière partie enfin, c’est à la lumière des traités savants de démonologie et de leur histoire qu’est examinée la question des fictions représentant un transport démoniaque. Ici encore, l’analyse des textes, minutieuse et précise, a pour mérite de faire ressortir les passages incessants de l’univers fictionnel à l’univers savant, passages qui se font dans les deux sens et non, comme on pourrait le penser, uniquement de la pensée savante vers la fiction, nous y reviendrons. Cette dernière partie apporte un éclairage très particulier sur l’ensemble de l’imaginaire du voyage aérien à la Renaissance, qui transcende les frontières imposées par la séparation définitoire des trois types de déplacement. Si, en effet, on est un peu surpris de découvrir finalement le peu de place qu’occupe le voyage aérien fictionnel à l’échelle de la production littéraire de l’époque, le rôle capital des écrits démonologiques est un apport précieux, qui éclaire l’ensemble du sujet et de la période.
8Les analyses de la deuxième partie, indépendamment de leur intérêt intrinsèque, conduisent à s’interroger sur la fragilité et la ténuité du motif qui fait ici l’objet de l’enquête. Étudiant essentiellement trois textes (le Roland Furieux, Amadis de Gaule et Alector ou le Coq d’Aneau), l’auteur prévient d’emblée qu’« avec la parution du Roland furieux s’ouvre pour un court instant le temps des chevaliers volants » (p. 259). Les envols, ainsi, sont « rares dans les continuations » tant françaises qu’italiennes de l’œuvre (p. 267) et, dans les imitations, « les pièces manquantes sont précisément celle qui […] intéressent ici [l’auteur] » (p. 269). La récolte est donc « maigre » (p. 29), malgré le succès de l’Arioste et l’importance que l’on donne aujourd’hui au texte. Le motif du cheval volant « brille par sa rareté » (p. 281), et les chimères inédites et remarquables que sont l’hippogriffe de l’Arioste comme le fabuleux hippopotame volant d’Aneau demeurent des raretés (l’hippopotame volant est un hapax). La puissance de ces représentations fictionnelles, dont les modalités sont très finement analysées par l’auteur, doit donc être, à la lumière de leur singularité, à la fois tempérée (elles ne sont pas représentatives ou archétypales) et soulignée (elles constituent des anomalies littéraires passionnantes). En revanche, le motif du transport diabolique, la question de sa réalité et de sa possibilité, deviennent des enjeux démonologiques majeurs pour la société. Tout l’intérêt du travail, absolument remarquable, fait par Th. Maus de Rolley sur ce sujet, est de montrer que c’est dans ce troisième univers qu’il faut chercher les interrogations sur le vol peut‑être les plus ancrées dans la pensée scientifique et dans la relation avec la réalité du monde, en même temps qu’il souligne la vitalité, l’importance et la productivité des échanges entre écrits a priori non fictionnels et écrits fictionnels, faisant une nouvelle démonstration de la nature impertinente des frontières projetées sur l’univers des discours par les classifications modernes. Sur le plan scientifique, en effet, se jouent dans les écrits démonologiques des questions essentielles :
Dès lors, ce qui s’élabore dans ces débats qui ressortissent pour l’essentiel à la philosophie naturelle, ce sont les rudiments d’une physique du vol diabolique et de son effet sur les corps. Une physique du vol, mais aussi de l’illusion du vol : pour créer ses songes de transport aérien, le diable des démonologues se fait en effet médecin, manipulant en expert organes et facultés humaines. L’analyse du débat théorique fournit enfin des éléments essentiels à la compréhension de l’imaginaire du vol diabolique, et au‑delà, de l’imaginaire du vol de façon génale. (p. 415)
9À partir de là, la question scientifique du vol rejoint sa version fictionnelle sur deux points : d’abord, la question du possible, qui conduit à utiliser la fiction comme élément probant du discours démonologique ; la question de la valeur, ensuite, dans la mesure où se développe un « imaginaire du vol démoniaque » qui recoupe celui de la fiction (« le vol comme expression physique des désordres et de la passion et des errances de l’âme ; le rapport du vol aux songes et aux illusions ; le vol comme violence, p. 474).
Voyages exploratoires dans la fiction renaissante
10Les points que nous venons de souligner pourraient laisser penser que l’ouvrage de Th. Maus de Rolley est d’abord un ouvrage ressortissant de ce que l’on peut appeler l’histoire des savoirs, mais ce n’est pas le cas. Si nous avons pris le temps de souligner son ancrage dans une étude plus large des systèmes de pensée, des systèmes de représentation et de l’imaginaire lié au vol, c’est parce que c’est l’un des points qui participent à fonder la pertinence des analyses littéraires. Mais ce livre est d’abord et avant tout une étude littéraire consacrée à la fiction et c’est là sans doute son intérêt majeur. Les mêmes causes, cependant, produisent les mêmes richesses et les mêmes difficultés : l’ouvrage embrasse une très grande variété d’œuvres, et il faut souligner ici sa volonté de faire parler des œuvres moins connues et négligées, justement mises en lumière ; en même temps, il est parfois difficile de dépasser un simple effet de juxtaposition et de saisir une pensée d’ensemble qui unisse des textes aussi radicalement différents que des satires elles‑mêmes de nature variée, des romans de chevalerie, des cas singuliers comme l’Alector et des traités démonologiques. Certaines analyses, indubitablement pertinentes et souvent très fines, sont cependant assez descriptives et détournent pour un temps d’une vision d’ensemble qui ne va toujours pas de soi. Cependant, ces difficultés sont transcendées dans la réflexion continue sur la fiction, son statut, son rôle, alors éclairés grâce aux analyses convergentes permises par le thème du vol sous tous ces aspects. Vu sous cet angle, cependant, le vol lui‑même n’est plus tant un objet d’étude en soi qu’un instrument, un medium, qui permet de se pencher avec précision sur les fonctionnements fictionnels qui, par‑delà les différences de toute nature, unissent les textes convoqués.
11Dans ces études des variations du régime fictionnel, l’auteur suit deux voies différentes et complémentaires. D’une part, un questionnement qui s’inscrit dans la lignée des nombreuses études récentes sur les théories de la fiction et la question du possible et du vraisemblable ; d’autre part une analyse bienvenue de la réception de ces œuvres en leur temps, sous l’angle de la manière dont on pensait alors la fiction et dont l’on tentait de la définir et de la circonscrire. L’analyse des commentaires écrits sur certains des textes étudiés, celle des réécritures et des lectures du xvie siècle, dans leur rapport difficile à ces objets nécessairement étonnants que sont les chevaliers volants, les chevaux de bois ou les chimères, ou sur le mouvement par essence contre‑nature que constitue un voyage dans les sphères célestes, sont particulièrement intéressantes. Les trois parties autorisent des points de vue différents, qui interrogent à la fois les buts de la fiction (moyen de plaisir dans des romans dans lesquels le vol est d’abord un ressort de l’aventure, socle fondateur permettant le regard critique, décentré ou « persan » du voyageur céleste ou lunaire dans la satire, ressort probant et quasi récit d’expérience dans les traités démonologiques) et la conception que l’on s’en faisait. Trois passages nous ont paru à ce titre particulièrement importants.
12Le premier est l’ensemble formé par les pages consacrées à Durat, l’hippopotame volant, et par l’analyse du statut de cet objet littéraire qu’Aneau lui‑même a voulu hybride, Alector, « ouvrage difficile à placer sur les rayons d’une bibliothèque littéraire », parce qu’échappant à toute codification et parce que le lecteur « ne sait pas à quoi s’attendre » (p 278). L’émergence de la catégorie de l’histoire fabuleuse, à l’occasion d’un récit faisant une large place au vol aérien et à un « véhicule » qui défie les lois naturelles comme les habitudes romanesques, est, malgré ou à cause du caractère d’hapax de l’œuvre, un temps fort de l’analyse et de l’histoire de la fiction en général. Comme chez l’Arioste, Th. Maus de Rolley met en évidence l’existence de la volonté de l’auteur de donner aux lecteurs des « indices de fictionnalité » dont la complexité, par ailleurs, empêche toute lecture facile.
13En corrélation directe avec ce premier point, un autre moment particulièrement éclairant de l’ouvrage est constitué par l’étude des commentaires consacrés au Roland furieux au moment de sa publication, et de tout ce qui, dans ces derniers, porte sur la question de l’allégorie et du traitement interprétatif qu’il convient de réserver à l’hippogriffe. Le chapitre intitulé « La chimère apprivoisée ? Le voyage aérien à l’épreuve de l’allégorie » (p. 327‑369) permet de nourrir la réflexion critique sur la fiction à partir de l’analyse des « lectures allégoriques que les partisans du poème proposent des vols de Roger et Astolphe » (p. 328) ou de celle des discours tenus par les défenseurs d’Aneau. C’est tout le statut de la fiction qui se trouve ici mis en débat par ses lecteurs de l’époque :
Chez certains auteurs, un appel à l’allégorisation de la fable et à la recherche de sens cachés vient en effet s’ajouter — ou se substituer — à la redéfinition des catégories aristotéliciennes, et/ou à l’affirmation de la spécificité du romanzo de l’Arioste. Proposer une lecture allégorique du poème, et notamment de ses épisodes les plus extravagants, comme les voyages aérien à bord de l’hippogriffe, c’était évidemment défendre l’idée qu’il ne s’agissait pas d’une fable vaine et mensongère, vouée uniquement à charmer les oreilles de son lecteur. (p. 328)
14L’étude des querelles contemporaines au sujet de la fiction, des stratégies pour sauver cette dernière, permet de révéler les enjeux liés à la possibilité d’existence d’un « mentir vrai » :
Pas plus que l’hippogriffe, Durat ne se laisse apprivoiser ; chimère superlative, l’hippopotame volant échappe aux grilles de lecture allégoriques, mythologiques ou ésotériques, et témoigne de la possibilité pour la fable d’accorder une large place à l’impossible sans en justifier l’emploi par la recherche de sens seconds. La marche du siècle, on le sait, va cependant dans le sens d’une « défaite des poétiques de la merveille » face à l’affirmation du principe de vraisemblance, dans la théorie comme dans la pratique de la fiction. (p. 330)
15Fiction des fictions, au sens superlatif de l’expression, les récits de voyages aériens et l’existence des animaux chimériques et fabuleux qui servent de monture aux voyageurs sont des points de tension autour desquels se cristallisent les interrogations sur le vraisemblable, le possible, le merveilleux, le plaisir et la moralisation, et qui, de manière générale, engagent de manière aiguë la question des frontières de la fiction et les dangers de leur éventuel franchissement. Il s’agit, pour nombre de contemporains, de « “domestiquer” ces fables impossibles en les rendant conforme à une “vérité” partagée, celle d’une doxa morale ou religieuse » (p. 369). Cependant, l’analyse de détail révèle aussi à quel point ces interprétations symboliques et moralisantes du vol renaissant sont elles‑mêmes instables et variables, et ne parviennent pas, au bout du compte, à réduire la puissance de textes qui, « comme les chimères […] résistent aux tentatives de domestication » (p. 369).
16Le troisième moment éclairant et complémentaire est constitué par l’analyse du rôle de la fiction dans les écrits démonologiques. La dernière partie se fonde sur une étude minutieuse des discours théoriques (« Vols sous influence : débats savants sur le transport diabolique », p. 413‑474). Elle permet de mettre en évidence l’importance de la question de l’imagination, à l’œuvre ou non dans le vol diabolique, en même temps, bien sûr, que celle du possible. De ce fait, l’auteur prolonge et approfondit les travaux existants sur la nature et les modalités variées du rapport complexe qui se noue entre discours théorique et fiction dans l’univers spécifique des textes démonologiques. La fiction, sous forme de récit inséré, d’anecdote, de représentation du possible à défaut du vrai, est un outil utilisé par les démonologues :
En schématisant, on pourrait distinguer un usage de l’anecdote comme preuve suffisante (Bodin), où le récit se substitue au discours théorique, et un usage de l’anecdote comme preuve nécessaire (Lancre), où celle‑ci n’est qu’une confirmation du discours théorique. (p. 479)
17Le « matériau narratif » participe à la démonstration théorique, ce qui permet au critique moderne de mettre au jour, ici encore, une forme d’exacerbation des inquiétudes liées à la fiction, et la conscience des dangers qu’elle fait encourir. Ce qui est vrai de ces discours fictionnels que l’on tente de domestiquer l’est plus encore de l’usage de la fiction au service du traité démonologique, car comme le résume Th. Maus de Rolley, il existe un « problème inhérent à l’écriture démonologique » :
Comment mettre en scène le diable sans jouer le jeu qui est le sien, celui de la séduction ? Comment faire voir l’abomination sabbatique, seule façon de convaincre de sa réalité, sans prendre le risque d’exciter, in fine, la curiosité du lecteur ? (p. 484)
18La dernière partie de l’ouvrage soulève ainsi une série de questions importantes sur la fiction et son rôle : la nature même de la fictionnalité, à travers l’exemple des fictions insérées dans les traités :
Toute la difficulté est cependant de savoir si, ce faisant, autrement dit lorsqu’elle s’intègre au discours savant, la fiction ne cesse pas d’être considérée comme telle, par le démonologue comme par ses lecteurs. (p. 492)
19L’impossibilité de séparer une dimension ludique ou plaisante d’une dimension sérieuse dans le rôle dévolu aux insertions fictionnelles :
Plus qu’un simple passe‑temps, l’anecdote facétieuse est un tour de magie divertissante qui, en escamotant les disputes, permet au dialogue de se tenir. […] Aussi burlesque et romanesque soit‑elle, l’histoire du cheval de bois ou du magicien cornu ne fait pas forcément glisser le discours hors du champ du possible, ou d’un point de vue argumentatif, de celui de la preuve. (p. 501)
20Ou encore le recours à la fiction comme une forme d’expérience de pensée, en particulier dans le cas du Songe de Kepler.
21L’étude précise de deux cas singuliers, le tout premier Faust (Histoire du docteur Faust) et le Songe de Keplervient appuyer de manière très convaincante les analyses théoriques et l’esquisse d’une « poétique démonologique ». Elle montre en particulier comment, chez Kepler, la teneur d’abord scientifique du discours passe non seulement par un dispositif fictionnel, mais aussi propose une réflexion sur les ressorts mêmes de la fiction, pour l’écriture comme pour la lecture :
En effet, le jeu constant qui se crée dans le Songe entre les notes et la fiction ne sert pas uniquement à expliquer le récit, à l’enrichir, ou même à désamorcer ce qu’un passage peut avoir de sulfureux, et donc de potentiellement dangereux pour l’auteur. Il ne vise pas non plus à imposer, de façon autoritaire, un seul niveau de lecture qui serait celui de la lecture allégorique. L’essentiel est plutôt de mettre à jour les ressorts cachés d’un texte, et donc de déconstruire, en l’exhibant, la machine de la fiction. (p. 533)
22L’analyse de ces pages apporte tant à la lecture des œuvres examinées qu’aux théories de la fiction elles‑mêmes. Bien plus, elles font la démonstration de la légitimité de l’une des revendications méthodologiques et critiques de l’auteur : « une approche littéraire du discours démonologique », et apportent une réponse claire à la question posée en tête du neuvième chapitre : « dans quelle mesure ces récits de vols magiques et diaboliques étaient‑ils perçus comme des récits littéraires » ? (p. 475)
Aux limites du monde fictionnel
23De même que l’ouvrage ne sépare pas l’analyse littéraire de celle des modes de pensée, il présente enfin un dernier intérêt majeur qui est de revenir sans cesse, de la fiction, à la question du savoir, interrogeant ainsi les rapports essentiels qu’entretient avec lui cette dernière, que ce soit pour s’en inspirer pour en restituer une image plus ou moins déformée. Ici encore, l’ouvrage de Th. Maus de Rolley a le grand mérite d’ouvrir et d’explorer avec intelligence des pistes variées. La diversité et l’hétérogénéité de ces pistes peuvent parfois conduire à souligner les altérités plus qu’à unifier la question du vol, mais, précisément, l’existence de différences radicales fait aussi consubstantiellement partie de la définition de l’objet que ce travail cherche à cerner. La question du rapport au savoir nous semble ainsi contribuer à dessiner la singularité des voyages célestes par rapport aux voyages aériens ou démoniaques. Marqué d’abord par une condamnation morale et religieuse de l’élévation curieuse, que Th. Maus de Rolley analyse dans le deuxième chapitre (« La tentation des cieux : éloge et contre‑éloges du voyage céleste », p. 91‑166), le voyage céleste tel qu’il est mis en scène par les fictions ne dépend que très peu de la science qui, en toute logique, devrait le gouverner (l’astronomie). L’étude met en évidence l’importance du modèle cosmographique, bien plus qu’astronomique, dans l’élaboration de ces fictions d’envol. S’il paraît logique que le voyage aérien (au sens strict du terme à l’époque) soit d’abord un voyage de cosmographe survolant le globe, la conclusion dégagée du voyage céleste est moins attendue, parce que ce regard est toujours, dans les fictions analysées, un regard vers le bas et non vers le haut. Le voyage céleste n’est donc pas une exploration des sphères, mais, selon le mot de l’auteur, un « décentrement ». Paradoxalement, ce décentrement continue, à l’échelle de l’univers, de regarder vers son centre, le globe, et non vers ses périphéries. Le regard, décentré si l’on se fonde sur son point d’origine, est en réalité recentré par la fiction, si l’on considère le point d’arrivée. Il s’agit d’une fiction où l’élévation vaut par la distance qu’elle instaure, mais pas comme voyage. Tout l’ouvrage, d’ailleurs, travaille à montrer la singularité de ce premier voyage qui n’en est pas réellement un, mais nous apparaît devoir d’abord être analysé comme un instrument : il permet un regard « cosmographique » au sens où il permet de « saisir le monde dans le faisceau d’un seul regard » et autorise ainsi le déploiement d’une « méditation cosmographique » (p. 390‑391), mais ne constitue pas un voyage dans le cosmos ou autour du globe. Seule la contemplation de sphères armillaires peut permettre une véritable exploration des cieux (cf. p. 390 sq., « De la méditation cosmographique à la méditation romanesque »), mais il ne s’agit plus que d’un voyage métaphorique, et encore celui‑ci sert‑il parfois à d’autres fins, car la sphère se réduit bien souvent au globe terrestre, que l’on « lit » aussi, voire d’abord, pour les « histoires » qu’il raconte.
24Ce voyage céleste, ainsi, est un ressort de l’écriture sério‑ludique et satirique plus qu’un voyage « scientifique », alors que le voyage aérien apparaît comme puissamment dominé par la pensée cosmographique appliquée : « les voyages aériens de nos romans peuvent être lus comme des tentatives pour mettre en récit l’expérience du lecteur de cartes » (p. 372). Le rapprochement entre la fonction du texte, celle de la carte et celle de la mappemonde est particulièrement pertinent. Sans nier la complexité de l’héritage littéraire et ni réduire la dimension fictionnelle à une leçon, Th. Maus de Rolley montre comment « il ne s’agit pas tant de révéler des territoires inconnus […] que d’unifier le globe en l’enfermant dans la boucle d’un seul voyage et d’un seul discours » (p. 375) :
Comme la Terre dessinée par nombre de cartes du temps, le monde des voyageurs aériens est un archipel de noms, un fond de carte neutre sur lequel s’inscrivent des toponymes grossièrement répartis dans l’espace. […] Au‑delà de ces noms, le monde n’existe pas. Car le voyageur ne voit pas des lieux, mais des noms de lieux. Ne figure, dans le discours, et donc sur la carte du monde, que ce qui peut être nommé, ce qui peut être intégré à la nomenclature. (p. 385‑386)
25Ainsi, dans ces romans, « l’exercice du regard aérien se fait à l’écart de tout regard justement esthétique ; décrire le monde, ce n’est pas communiquer une expérience, esthétique, mais transmettre un savoir » (p. 388). Le chapitre traitant des fictions créatrices de mondes (« Mondes excentriques : lunes, paradis et mondes à l’envers ») dégage des conclusions qui vont dans le même sens : dans les trois cas analysés ici (le voyage lunaire d’Astolphe dans le Roland furieux ; l’ascension de Pasquille au « paradis du pape » dans le Pasquillus extaticus et le périple lunaire dans le Supplément du Catholicon), « explorer les cieux […] revient à explorer la Terre par d’autres moyens ».
26La question du savoir est enfin également au cœur des interrogations sur les fictions diaboliques, qui permettent étrangement ce que le voyage céleste ne permet pas : voir d’autres mondes. Le voyage dans la Lune d’Astolphe, en effet, comme l’a montré Th. Maus de Rolley, sert à regarder la terre, pas à explorer la lune, hypothèse scientifiquement sans fondement lorsqu’on est encore au xvie siècle. Chez Kepler, en revanche, moment où la lune commence à être pensée comme une terre céleste, et non plus comme une sphère éthérée, elle devient un territoire à explorer. S’il n’y a pas à proprement de voyage dans la lune dans le Songe (les personnages ne voyagent pas), le démon crée la possibilité et expose l’intérêt d’un tel voyage, qui ne serait plus de regarder la terre à distance, mais d’explorer la lune pour elle‑même. L’exploration des cieux ne se fait donc paradoxalement pas par le voyage céleste, mais en songe et guidé par un démon.
27C’est sur ce dernier point de la question du savoir que nous pourrions émettre de très légères réserves et quelques regrets. D’un point de vue littéraire, d’abord, il nous semble que les liens à peine esquissés avec les fictions et les métaphores du vol dans la poésie philosophique auraient mérité un examen plus approfondi. L’analyse du vol céleste, nous venons de le rappeler, montre que les fictions de voyage dans les sphères ou sur la lune sont d’abord liées à un décentrement qui permet de regarder la terre avec un regard interrogatif, critique et satirique. Ces envols qui regardent vers le bas sont une émanation du regard cosmographique. Par ailleurs, ils sont fortement marqués par le poids de la condamnation de la curiosité. Or, même si Th. Maus de Rolley signale l’importance de la position inverse adoptée par les poètes de la connaissance (p. 102‑103) et annonce clairement dans l’introduction qu’il n’explorera pas cet aspect de la littérature (p. 18), une lecture plus approfondie de ces envols fictionnels au regard de ceux mis en scène par les poètes, comme au regard du discours tenu sur la valeur du regard vers les sphères, aurait certainement permis de mettre en évidence l’existence d’un clivage important entre l’univers romanesque et satirique, d’une part, et l’univers poétique, de l’autre, deux univers littéraires qui utilisent la fiction scientifique de manière radicalement différente. On peut donc trouver étonnant que l’ouvrage ait unifié sous le thème de vols hétérogènes des fictions différentes, sans convoquer à l’inverse pour l’examen d’un objet donné (le vol céleste) les différents types de textes littéraires qui en traitent. Si le choix méthodologique se comprend, il laisse ici le lecteur sur une impression d’incomplétude. L’image donnée n’est pas celle du vol céleste à la Renaissance, comme le laisse présager le titre, mais du vol céleste dans certaines structures fictionnelles à l’exclusion d’autres, alors que l’on aurait aimé être éclairé sur les raisons d’être des différences existant entre des écrits produits à la même époque, et sur le rôle parallèle et contradictoire des fictions poétiques. La conclusion tirée à la page 164, par exemple (« l’ascension qui met à mal la frontière entre les airs et les cieux est connotée négativement, et le voyage céleste, lorsqu’il est entrepris à l’initiative de l’homme, est un voyage coupable ») est indéniablement vraie pour le corpus de textes étudiés, mais ne nous paraît pas pouvoir être extrapolée à l’ensemble de la pensée renaissante. Ainsi, si l’auteur dit bien que « aventures de la connaissance et de la curiosité, les récits de voyages célestes de la Renaissance apparaissent en bonne mesure comme des transpositions fictionnelles de ces formes métaphoriques du voyage dans les cieux que sont les « sciences du ciel » — astronomie, philosophie, cosmographie ou théologie », on ne trouve pas réellement la trace du discours astronomique ou philosophique, ni la séparation entre astronomie, philosophie et théologie, qui guide les discours des savants « professionnels », à la différence des auteurs de fictions. La question d’une légitime connaissance des cieux qui ne serait pas une tentative orgueilleuse de percer les secrets divins semble ne pas exister. Le cas singulier de Faust, qui, seul à regarder vers le haut, « observe sans jamais admirer » et dont « l’aventure ne délivre aucune des leçons attendues » puisque « l’ascension ne donne pas lieu à l’habituelle critique de la vanité des ambitions terrestres » (p. 520), est signalé comme une exception sans être rapporté à d’autres interprétations similaires ou rapproché du contexte scientifique, alors qu’il n’est pas un cas unique. La figure d’Élie, qui permet une élévation céleste qui ne transgresse pas, au moins pas en apparence, l’interdit divin, est par exemple dans la poésie philosophique un intéressant contre‑point (et contre‑poids) aux condamnations morales qui pèsent sur Icare ou Prométhée.
28Par ailleurs, il est frappant de voir qu’on ne trouve, dans les fictions examinées, aucune mention d’un voyage aérien qui serait une exploration de cet élément précis (un voyage météorologique). Cette absence dans les fictions considérées, que l’on peut déduire de la comparaison avec les textes savants et les explorations poétiques, est pourtant révélatrice, au sens où, si ces voyages fictionnels sont aussi des voyages savants, ils ne prennent qu’une science pour modèle parmi plusieurs possibles, et ne considèrent pas véritablement l’air comme un élément, tournant le dos à une donnée scientifique (la sphère de l’air troublé) pourtant très importante tant dans les discours scientifiques que dans certains discours littéraires. Cette absence aurait donc mérité d’être signalée, ne serait‑ce que parce qu’elle va dans le sens de la démonstration : les voyages aériens décrits sont des voyages à travers l’air pas réellement dans l’air qui, pas plus que les cieux, n’est en soit un terrain d’investigation. Une telle remarque aurait aussi permis de relativiser l’idée de transgression expliquant l’absence d’exploration des cieux : l’air, qui relève du domaine sublunaire, n’est pas plus exploré pour lui‑même que les cieux éthérés, ce qui conduit à chercher une autre réponse au pourquoi de cette absence.
29Il ne s’agit donc pas ici de remettre en question les conclusions que l’auteur a tirées de l’analyse de son corpus, qui sont incontestables, mais de regretter que le principe de comparaison avec les discours réellement savants, ou avec d’autres formes fictionnelles, qui s’est révélé si productif dans les deuxième et troisième parties, n’ait pas joué de la même façon dans la première, ce qui aurait permis d’établir clairement la différence entre le régime imaginaire et moral de l’univers fictionnel et le régime philosophique de l’univers scientifique. Par ailleurs, dans la première partie, les fondements scientifiques ne sont pas toujours assez solides, et l’on peut regretter aussi (cela participe du même mouvement) que science des cieux et imaginaire des espaces célestes ne soient pas assez nettement distingués, comme il n’est pas clair que de nombreux traités d’astronomie ne disent pas un mot de l’astrologie. Si la confusion astronomie/astrologie (p. 90, p. 160, où les deux mots « astronomes » et « astrologues » sont employés indifféremment) se rencontre parfois dans les termes, elle n’est pas systématique et est loin de se réaliser dans les définitions conceptuelles de ces deux domaines. La première, enfin, n’implique pas nécessairement la seconde, et nombre de traités d’astronomie, à commencer par ceux disponibles en langue vulgaire pour le grand public, ne font aucune allusion à l’astrologie. De même, l’espace céleste n’est pas nécessairement divin (p. 12, p. 66, p. 91), et le postulat selon lequel « l’expérience du voyage céleste est par essence une expérience de la transgression » ne se vérifie pas toujours. S’il existe des représentations astronomiques qui intègrent un ciel Empyrée, il en est d’autres qui ne le représentent pas et ne disent pas un mot de Dieu dans leur description des cieux. L’espace céleste renaissant n’est pas « immatériel » (p. 12) (il est fait d’une matière propre, l’éther), il n’est pas nécessairement « divin » (ibid.). L’idée que la terre n’est qu’un point au regard de l’univers, présentée, d’après Festugière, comme un élément topique invitant au mépris du monde, est d’abord un constat scientifique précis venu de l’Almageste à entendre au sens strict de la mesure du cosmos (il s’appuie sur l’absence d’effet de parallaxe dans l’observation des étoiles) et que l’on trouve mentionné dans tous les ouvrages astronomiques de l’époque sans aucune connotation morale. Ce ne sont que des points de détail, mais qui participent d’un ensemble qui fait que cette première partie s’articule de manière plus difficile avec le reste du travail, en raison de singularités qu’un recours plus poussé à l’univers savant avec lequel elle a partie liée aurait peut‑être permis de mieux faire sentir.
***
30Ces réserves très ténues mises à part, il faut insister en conclusion sur la richesse, l’originalité, la minutie, l’intelligence et la finesse du travail accompli par Thibaut Maus de Rolley. Étant donné l’ampleur du matériau brassé et la complexité des questions soulevées, on s’étonne même de n’y trouver que si peu à redire, et encore est‑ce peut‑être trop pointilleux. Cet ouvrage constitue un incontestable apport aux études littéraires, à l’histoire des textes (en exhumant des textes peu connus ou en jetant une lumière nouvelle sur des passages sous‑évalués), à celle des représentations, à celle, enfin, des théories de la fiction, et bien sûr au rapport qu’entretient la Renaissance à l’univers fictionnel, y compris dans des textes à visées savantes. La lente et sereine construction de la démonstration fait que le lecteur peut au début s’impatienter un peu et doit attendre pour voir se dessiner la leçon d’ensemble de l’ouvrage, mais le livre ne néglige aucun détail et ménage à son lecteur un voyage qui dévoile progressivement un paysage de plus en plus convaincant, de plus en plus passionnant. Une indéniable récompense (une élévation personnelle ?) attend le voyageur au bout du chemin.