La Louisiane mise en scène
1Consistant en nombreux groupes ethniques et communautés francophones, la Louisiane est un véritable « kaléidoscope francophone » (p. 13). Elle comporte des descendants des Acadiens déportés de l’Acadie en 1755, des Créoles blancs et les Créoles noirs, des esclaves et des réfugiés de la Révolution de Saint Domingue, des Amérindiens francophones et bien d’autres groupes qui se sont assimilés dans ce milieu hétéroclite. La littérature louisianaise d’expression française et créole est souvent mise à l’écart du cadre d’études littéraires dites « francophones ». Outre une simple méconnaissance, l’une des raisons pour ce manque de critique est sans doute la complexité de cette littérature fractionnée en deux périodes bien distinctes, séparées de façon spatiale et chronique : la littérature « créole » du xixe siècle à la Nouvelle-Orléans et la « renaissance cadienne » du xxe siècle en Acadiana. L’ouvrage de Cécilia Camoin est la première œuvre critique qui traite de chacune de ces ères ainsi que de la tradition orale de la Louisiane francophone. Louisiane. La théâtralité comme force de vie démontre la réussite d’un projet ambitieux et est rendu accessible à un grand nombre de lecteurs, y compris ceux qui ne sont pas familiers avec la littérature et la culture louisianaises.
2Cette œuvre représente le produit d’une longue période de recherche qui a débuté en 2003. C. Camoin exploite un corpus large et très varié comprenant les monuments de la littérature louisianaise, le théâtre et les enregistrements sonores, dont bon nombre ont été transcrits par l’auteur. Comme le note Jack Yaeger dans sa préface, l’auteur renforce son étude vaste d’une « armature théorique » solide et efficace qui s’appuie notamment sur Barthes, Bakhtine, Derrida et Glissant (p. 9). C. Camoin fait également des parallèles avec d’autres espaces créoles marqués par la colonisation. La notion de « théâtralité » permet à l’auteur de concevoir l’histoire et la culture complexes de la Louisiane comme une grande mise en scène à la fois carnavalesque, tragique et comique. L’auteur précise dans son avant-propos que, selon Barthes, la théâtralité représente « le théâtre moins le texte » (p. 18).
3Le propos de C. Camoin est divisé en trois parties principales. La première traite de la littérature produite par les créoles blancs et les « hommes de couleur libres » du xixe siècle jusqu’au déclin du français comme langue littéraire à la Nouvelle-Orléans au début du xxe siècle. L’auteur explore ensuite la littérature orale et la musique de la région d’Acadiana au xxe siècle en tant que manifestation carnavalesque des peuples cadien et créole. La troisième et dernière partie de l’ouvrage se veut une mise en évidence de la « renaissance cadienne » et en particulier les pièces de théâtre montées par une troupe dite militante, Le Théâtre Cadien.
La Louisiane-Méduse : la théâtralité & la végétalité
4Au xixe siècle, la Nouvelle-Orléans incarne un centre littéraire francophone et maintient encore un fort attachement à la France. C. Camoin constate que la littérature louisianaise de cette époque se divise en trois périodes : les textes publiés avant la guerre de Sécession, marqués par une politique de censure ; la production littéraire publiée pendant la guerre (1861-1865) qui s’annonce « ouvertement engagée et abolitionniste » ; et les recueils d’après‑guerre qui se démarquent par un esprit de « désenchantement » suite à l’échec de la Reconstruction (p. 30). L’analyse de la littérature écrite des hommes de couleur libres et des Créoles blancs fait l’objet d’étude dans la première partie de l’ouvrage. Malgré un fort attachement culturel à la France, la francophonie louisianaise de l’époque est isolée et diverses perspectives qui se manifestent, « à la fois urbaines et naturelles, sont personnages, signes, significations, et modèles stylistiques » (p. 20). Un nombre considérable de ces écrivains tel Adrien Rouquette font une partie de leur formation ou carrière en France, mais la Cité du Croissant demeure néanmoins une ville américaine. Suite à la guerre civile américaine, les tensions raciales et politiques se multiplient. C. Camoin décrit la Nouvelle-Orléans du xixe siècle comme une ville de la séparation linguistique, sociale, ethnique, et littéraire. Elle note la situation précaire des auteurs de couleur libres qui se trouvent dans « un entre-deux ethnique et social » alors que les littérateurs blancs reposent « entre deux rives, partagés entre la Louisiane et la France, entre la nature sauvage et la ville » (p. 111).
5C. Camoin s’inspire de la nature en remarquant les liens (ou plutôt les « racines ») entre les savanes et l’espace urbain de la Nouvelle-Orléans qui se déclarent dans la littérature. Cette image fait écho à sa vision globale de l’ouvrage qu’elle considère « une étude de l’arbre louisianais francophone » (p. 12). Pour l’auteur,
la théâtralité du romantisme louisianais se concrétise dans une vision narrative multiple, où les végétaux deviennent modèles poétiques et stylistiques. Véritable figure de méduse, la Louisiane littéraire du xixe siècle offre une mosaïque narrative. (p. 20)
6C. Camoin offre de très bonnes analyses en couvrant la plupart des œuvres importantes de l’époque et cherche souvent à y voir des significations sous-jacentes chez les personnages et leurs rapports avec la langue et culture menacées.
7Suite à la guerre civile américaine, le français tombe en déclin et la Nouvelle-Orléans s’américanise rapidement, même si la Louisiane demeure officiellement francophone jusqu’en 1867 (p. 29). Cependant, une croissance de tension politique, l’omniprésence de l’anglais et la culture américaine conduisent au remplacement du français par l’anglais comme langue quotidienne et par conséquent comme langue littéraire. Au début du xxe siècle, le français s’éteint au fur et mesure dans la Cité du Croissant.
8Ce n’est que plusieurs décennies plus tard que l’on assiste à une renaissance littéraire et culturelle en Louisiane, mais cette fois-ci dans la région actuellement connue comme l’Acadiana, qui occupe la majorité du sud-ouest de l’État. Cependant, C. Camoin décide d’abord d’examiner le rôle de la musique et de la tradition orale dans la Louisiane du xxe siècle.
L’oralité & la musique : le carnavalesque au service de la guerre linguistique
9Dans l’Acadiana rurale, le français a pu survivre mieux à l’américanisation (et à l’anglicisation) qui a dominé l’espace urbain de la Nouvelle-Orléans depuis la fin de la guerre de Sécession. Ce n’est pas à dire pourtant qu’il ne s’agit pas d’une véritable « guerre linguistique » au xxe siècle. En 1921 l’usage du français est interdit à l’école et les enfants francophones subissent des punitions corporelles et humiliantes. Ensuite, la découverte de pétrole dans cette région rurale et pauvre attire beaucoup d’investisseurs du Texas, état voisin de la Louisiane, qui représentent une menace linguistique et économique pour les Cadiens et Créoles. L’auteur se réfère aux années allant de 1921 à 1968 comme la « période sombre » (p. 157) du français où la Louisiane fut un état officiellement anglophone. Cependant, la musique et une forte tradition orale donnent force aux langues cadienne et créole et les sauvent de la disparition totale. Dans l’analyse de la musique et des contes de cette époque, C. Camoin voit une arène où les gladiateurs de la langue et la culture de la Louisiane francophone se battent contre les envahisseurs anglo-américains. Selon C. Camoin, cette lutte à la fois législative et culturelle se fait par la notion du carnavalesque qui vise à renverser les statuts du dominant et du dominé afin d’aboutir plus tard à une renaissance franco-louisianaise : « Le carnavalesque, comme avènement du bas sur le haut, formule une proposition de renversement social et linguistique » (p. 267).
10Prenant comme point de départ de son analyse la métaphore de Barry Ancelet, professeur, écrivain et activiste cadien, C. Camoin comprend l’oralité comme le « cheval de guerre » (p. 157). Pour l’auteur, « les mots se font soldats » et le « cheval de guerre louisianais francophone cache en son sein une armée linguistique surgissant dans l’oralité » (p. 267). L’auteur envisage ce « ballet oral » (ibid) comme une grande mise‑en‑scène de langue où les francophones louisianais sont à la fois acteurs et spectateurs. La théorie de Paul Zumthor éclaire les constats de C. Camoin : « c’est l’action complexe par laquelle un message poétique est simultanément transmis et perçu, ici et maintenant » (p. 158). L’importance de la voix s’inscrit tout à fait dans le concept central de la théâtralité. L’oralité, qu’elle considère comme le « cheval de guerre » des Louisianais, réunit les Cadiens, les Créoles et les Amérindiens francophones dans une unité plus forte. Autrement dit, il s’agit d’une « lutte des cultures collectives et francophones contre la législation linguistique » (p. 165).
11Dans cette deuxième partie, C. Camoin propose une « idéologie du retour » en faisant des références aux « mythes ontologiques » (p. 167) africains décrits par Eno Belinga. À travers les enregistrements sonores et surtout la radio grâce aux émissions comme la série « Les raconteurs de la Louisiane » la tradition orale louisianaise offre un ancrage culturel et un support linguistique. L’auteur analyse de nombreux contes et blagues livrés par les grands conteurs tels Marion Marcotte, David Lanclos et Évélia Boudreaux. Son corpus est très riche et se compose d’extraits des émissions radio, de recueils publiés et d’enregistrements sonores ou archivés. Elle prend souvent comme objet d’analyse le rôle du français et du Louisianais francophone et cherche à comprendre les significations sociales plus profondes dans ces contes, parfois en dépit d’une étude des thèmes primaires. Son usage des travaux critiques de Bakhtine et Zumthor est très efficace dans son analyse de l’humour francophone louisianais.
Une « Renaissance cadienne »
12En 1968, la Louisiane se déclare officiellement bilingue (anglophone et francophone). La période suivante est souvent appelée la « renaissance cadienne » comme elle a donné lieu à une production littéraire, théâtrale et culturelle très importante. Cette même année marque également la création du Conseil pour le développement du français en Louisiane (CODOFIL) qui se charge, entre autre, des programmes d’immersion française dans les écoles publiques. Les années suivantes représentent une occasion à saisir pour les louisianais francophones de valoriser leur culture et surtout leur langue.
13Pour C. Camoin, cette période est le résultat des stratégies militaires du carnavalesque dans la guerre linguistique de la Louisiane :
Le carnavalesque, omniprésent dans la littérature orale des années 1921-1968, est une phase provisoire tendant à éradiquer les instances malades pour fabriquer un nouveau corps social, guéri partiellement et provisoirement. (p. 253)
14Dans ce nouveau corps social, l’oralité, ou le cheval de guerre, se transforme en langage littéraire et théâtral. Les poètes comme Jean Arceneaux, Kirby Jambon, Zachary Richard et d’autres ont puisé dans l’oralité du français louisianais et, pour Deborah Clifton, dans l’oralité du créole louisianais pour créer une nouvelle littérature d’engagement.
15Se crée en 1977 une troupe de théâtre, Nous Autres, qui, par la suite, donne lieu au groupe Le Théâtre cadien en 1981. L’auteur note que l’impact du théâtre cadien dans cette « renaissance » est particulièrement important car la plupart des locuteurs natifs du français et du créole louisianais sont analphabètes (du moins en français). Le théâtre se veut alors un moyen de communication et de démonstration culturelle. Le médium du théâtre, dans un entre-deux à côté de l’oral et de l’écrit établit un parallèle avec le carnavalesque au sens où « le carnaval se situe au confluent des littératures écrites et orales entre le passé et un futur à reconstruire » (p. 253). La première pièce montée par cette troupe s’inspire du conte populaire louisianais. « Jean l’Ours et la fille du roi » est une adaptation louisianaise d’un type de conte qui est aussi répandu en Europe.
16C. Camoin propose de bonnes analyses de plusieurs pièces cadiennes comme celle de Émile DesMarais, « Mille misères : laissant le bon temps rouler en Louisiane ». En examinant « La table des veuves », elle rapproche également ce phénomène théâtral cadien et la pièce québécoise de Michel Tremblay, Belles-sœurs. C. Camoin reprend ce rapprochement entre la Louisiane et le Québec en appelant cette renaissance cadienne une « Révolution tranquille tropicale » (p. 388). Cet intertitre fait référence au manifeste de Paul-Émile Borduas Refus global, élément central de la Révolution tranquille au Québec. Comme la plupart de ses analyses des deux premières parties, C. Camoin cherche surtout à dégager des métaphores cachées pour le Louisianais francophone et le rôle de la langue française dans les poèmes dont elle traite. Par conséquent, certains passages s’éloignent trop de leurs contextes dans l’intérêt de cet objectif et les messages principaux des poètes sont parfois ignorés.
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17Cécilia Camoin nous propose la première œuvre qui sert à la fois de survol de la grande majorité de la littérature louisianaise d’expression française et créole et de travail critique. L’ouvrage explore la culture fascinante de la Louisiane à travers cette notion de théâtralité. En outre, C. Camoin fait entrer la littérature dans le domaine plus large de la « littérature francophone » et la met en contexte avec d’autres espaces créoles et les régions voisines franco-américaines telles le Québec et l’Acadie. Louisiane. La théâtralité comme force de vie offre une étude sans précédent de la production littéraire et de la culture louisianaises à une échelle de grande ampleur, ce qui donnera certainement à son lectorat l’envie de connaître davantage la littérature écrite et orale de la Louisiane.