Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Juin-juillet 2014 (volume 15, numéro 6)
titre article
Bérangère Chaumont

Fin de l’idylle ?

Violaine Boneu, L’Idylle en France au XIXe siècle, Paris : Presses de l’université Paris‑Sorbonne, coll. « Lettres françaises », 2014, 486 p., EAN 9782840509110.

1Fin de l’idylle ? : c’est la clausule du poème de Rimbaud « Michel et Christine » (1872), qui servait initialement de titre à la thèse de Violaine Boneu soutenue en 2010 et dont le présent ouvrage propose une version remaniée. La mise en doute du constat rimbaldien par la modalité interrogative annonçait d’emblée l’objet de l’auteur : penser l’actualité de l’idylle dans la littérature française du xixe siècle, à l’encontre d’une histoire littéraire qui enterre trop souvent les bergers d’Arcadie avec le xviiie siècle. Pour sa démonstration, V. Boneu s’est appliquée à relever la présence d’un « indice générique explicitement pastoral » (p. 46) dans les titres d’ouvrages recensés à la BNF, sur un empan chronologique pour le moins impressionnant d’une centaine d’années. Viennent s’ajouter à ces titres, « des œuvres littéraires autrement intitulées qui contiennent des références à l’idylle » (p. 46). Entre minores et majores, son vaste corpus d’étude est pensé comme un échantillon représentatif de la permanence et de l’évolution séculaire de cette notion. Au travers d’un point de vue synthétique sur les métamorphoses de l’idylle (chapitres 1 et 2), relayé par la relecture d’œuvres poétiques et romanesques majeures (chapitres 3 et 4), l’idylle passe avec succès l’épreuve de la modernité. L’illustration de Félix Valloton, Paysage du bois de Boulogne (1919) qui orne le volume des Presses de l’Université de Paris‑Sorbonne, représente peut-être en ce sens l’avenir de l’idylle, cette forme culturelle qui n’a pas dit son dernier mot.

Penser l’idylle au xixe siècle : actualité & complexité

2Actualité et complexité : l’incipit de l’ouvrage révèle les deux présupposées de l’enquête qui vont être développés de manière précise dans l’introduction. Pour penser l’actualité de l’idylle, il faut d’abord se défaire de l’idée reçue colportée par l’histoire littéraire, selon laquelle cette formée poétique usée et anachronique serait morte avec André Chénier sur l’échafaud du xviiie siècle. Selon l’auteur, cette opinion est imputable à deux écueils rémanents de la critique. Est d’abord mise en cause la survie de « l’illusion organiciste » (p. 8) qui informe une conception biologique caduque de l’histoire littéraire (et dans laquelle nous reconnaissons la pensée des genres datée d’un Ferdinand Brunetière). V. Boneu résume alors les enseignements historiques de ses prédécesseurs qui analysent le xviiie siècle comme période de décadence de la poésie pastorale née dans l’antiquité gréco‑latine et abordent le xixe siècle comme « fossoyeur de l’idylle » (p. 12), étant admis que le genre agonise définitivement sous les coups du lyrisme personnel des romantiques, du réalisme ou de l’écriture de la modernité urbaine. L’autre travers critique dénoncé est « l’écueil mimétique » (p. 15) qui conduit la parole scientifique à se calquer sur « les schèmes mélancoliques et mythologiques des discours étudiés » (p. 15), discours qui véhiculent des représentations nostalgiques d’une origine idéalisée et qui ancrent la pensée du genre dans une vision de l’histoire comme décadence. Penser l’actualité de l’idylle au xixe siècle, c’est se défaire du « préjugé d’anachronisme » (p. 17) historique, social et littéraire qui l’entoure. Tout en prenant en compte les discours contemporains qui assènent la mort du genre lu comme conventionnel et suranné, à l’appui d’un corpus d’étude volumineux, V. Boneu postule au contraire un « renouvellement continu » et une « acclimatation » (p. 15) de l’idylle, omniprésente mais désormais consciente de sa remise en cause. Parlant de réinvestissement dynamique, la chercheuse se montre à la pointe des théories du genre littéraire qui prennent désormais en compte, en plus de la démarche heuristique propre à chaque auteur, les conditions historiques et socio‑culturelles de production et de réception dans la transformation des formes anciennes1. Ainsi, la permanence ou au contraire la modification des conventions de l’idylle se présentent comme révélateurs d’une crise générale de la littérature qui traverse le xixe siècle, touchant à la fois aux questions de la représentation et au statut du poète et de la littérature dans la société. À cette occasion, V. Boneu aborde les difficultés sémantiques qui obscurcissent la notion et souligne une distinction conceptuelle essentielle entre l’idylle en tant que genre et l’idylle en tant que mythe (lieu et temps de l’Âge d’or).

3L’introduction s’ouvre alors à des considérations bienvenues sur la complexité lexicale et théorique de l’idylle, forme poétique non codifiée rattachée à une identité générique plus large, celle de la pastorale dont les traits fondamentaux sont « la dispersion et l’irréductibilité à tout classement typologique2 » selon Joël Blanchard. Dans les seuils de son Arcadie blessée. Le Monde de l’idylle dans la littérature et les arts de 1870 à nos jours,Pierre Brunel3 soulignait, après Alain Montandon4, la difficulté d’établir des distinctions taxinomiques efficaces entre l’églogue et l’idylle. V. Boneu insiste quant à elle sur trois difficultés : outre la polysémie du terme (étiquette générique ; mythe ; ensemble de thèmes pastoraux et amoureux), elle rappelle que sa théorisation s’est faite a posteriori et incrimine enfin la « nébuleuse lexicale » (p. 19) qui l’entoure et qui présente les appellations « idylle », « églogue », « bucolique », « bergerie » et « pastorale » comme possiblement interchangeables. À l’issue d’une enquête terminologique documentée, l’auteur parvient provisoirement à distinguer ces dernières catégories entre elles à partir des intertextes gréco‑latins ou franco‑italiens convoqués, puis des caractéristiques formelles attendues. Sur ce dernier point, si la pastorale se reconnaît à sa structure dramatique et l’églogue à sa forme dialoguée, l’idylle semble avant tout se singulariser par sa petite taille. Loin d’être normatifs, ces traits seront utilisés ici comme des outils pour penser ponctuellement l’indétermination d’une notion générique qui est loin d’être utilisée dans son sens précis par les auteurs étudiés. L’on comprend dès lors le refus de simplification qui conduit V. Boneu à la fin de son introduction à nous annoncer une enquête sur l’idylle au sens large du terme « c’est‑à‑dire également sur les églogues, les bucoliques, les bergeries et les pastorales » (p. 46) ; au risque peut‑être de susciter une interrogation chez son lecteur sur le choix du genre restreint de l’idylle comme fil conducteur de son étude, à moins que celui‑ci ne reconnaissance un emploi massif de ce terme par les auteurs et théoriciens des xviiie et xixe siècles eux‑mêmes. La notion d’idylle semblait également mieux adaptée en raison de l’extension et de la diffusion de son emploi à partir du xviiie siècle, l’emportant par exemple sur « églogue » qui reste spécifique, comme le précise V. Boneu. À cette époque, le terme « idylle » devient synonyme d’amourette tendre et naïve, mais désigne surtout « une tonalité susceptible d’investir tous les genres » (p. 20), comme l’épopée ou le roman. En un certain sens, pour les xviiie et xixe siècles, le terme « idylle » semble pouvoir être pris comme synonyme de « pastorale » puisque, porteur du même mythe, il rejoint de surcroît l’ambiguïté générique propre à cette tradition littéraire. À la suite du philologue Ernst Robert Curtius5, la critique moderne se construit sur l’idée que la pastorale dépasse la typologie et la rhétorique classiques en transcendant la notion de genre au sens strict (entendue comme forme littéraire codifiée) : il s’agirait davantage d’une tonalité susceptible de se diffuser dans les genres narratifs, dramatiques et poétiques. Ceci justifie, comme le rappelle Françoise Lavocat dans l’ouvrage qu’elle consacre aux romans pastoraux des xvie et xviie siècles, que l’on puisse chercher plutôt « un mode pastoral » (Paul Alpers) ou un « code bucolique » (Maria Corti) à partir des caractéristiques énonciatives et symboliques communes à cette tradition dans la littérature de la Renaissance6. Ce flou générique semble rejoindre la définition de l’idylle moderne entendue déjà par Pierre Brunel non comme une « forme » mais comme « un monde7 », et abordée ici dans toute son « ambiguïté » (p. 45) par V. Boneu qui intègre le genre romanesque (et le genre dramatique dans une moindre mesure) dans son corpus et ouvre ainsi son travail à l’étude féconde des rapports entre prose et poésie au xixe siècle.

Référentialité, réflexivité & intériorisation de l’idylle moderne

4Cette pensée complexe, lexicale et générique de la notion, rejoint une profondeur conceptuelle décrite dans l’introduction et exploitée par la suite dans les analyses synthétiques et monographiques. C’est dans un exposé toujours parfaitement informé que nous sont d’abord détaillées trois manières différentes de penser et de repenser l’idylle au cours des siècles, selon trois paradigmes, rhétorique, historico‑philosophique et psychologique, qui se croiseront sur la période étudiée pour donner à l’idylle du xixe siècle toute sa richesse problématique. Le premier modèle, normatif concerne historiquement les poétiques classiques et leurs tentatives de définition rhétorique. À cet égard, dès les premiers essais de théorisation cités ici, l’idylle apparaît comme une forme ambivalente, se partageant entre style bas et fleuri, entre naturel et élégance, deux pôles valorisés tour à tour selon les époques et recoupant les deux modèles antiques, Théocrite et Virgile. Comme le résume V. Boneu : « l’idylle relève et du naïf et de l’artifice » (p. 34). Cette polarité souvent relevée par la critique mérite bien sûr, comme le propose l’auteur, d’être considérée comme partie intégrante de la problématique de l’idylle moderne en tant qu’elle s’insère, au xixe siècle, dans les débats sur la question de la représentation et du rapport entre littérature et réalité. Par conséquent, le présent ouvrage fait la place qu’il se doit à la question de la représentation des campagnes en poésie, qu’il s’agisse des perspectives descriptives et didactiques d’une certaine pastorale d’ambition scientifique née au xviiie siècle (chap. 1, « Des Travaux et des jours ») ou de l’émergence au début du xixe siècle d’une représentation attentive aux conditions modernes de vie et d’exercice campagnards (chap. 2, « Une nouvelle représentation de la ville et de la campagne »). Intitulé « L’Épreuve du réel », le dernier chapitre aborde de front la question de la représentation pastorale au sein du roman. Rappelons d’ailleurs qu’à l’aube du roman moderne, la référentialité problématique de la pastorale a donné lieu à de féconds débats : c’est au nom de la naïveté entendue comme naturel et simplicité que Charles Sorel invente au début du xviie siècle, contre la pastorale littéraire de l’époque jugée trop artificielle, l’histoire comique considérée comme ancêtre du roman de mœurs, mais également l’anti‑roman avec Le Berger extravagant (1627). Du fait de ce problème référentiel, la tradition pastorale a participé à la fondation théorique et au renouvellement du genre romanesque, point souligné par Françoise Lavocat8. Les réflexions de V. Boneu suivent le fil de ces considérations en distinguant pour le xixe siècle la coexistence de deux traitements romanesques de l’idylle. La première logique d’idéalisation symbolique, héritée du roman pastoral du xviiie siècle, semble concerner davantage les romantiques. Elle est par exemple exploitée à des fins morales et humanitaires dans les romans champêtres de George Sand. À cela s’oppose un autre régime de figuration, littéral et mimétique, qui préside à la déconstruction comique de la pastorale dans le vaudeville, mais aussi à la destruction de l’idéalisme romantique dans le roman réaliste. La fin du chapitre, consacrée à l’étude de romans de Balzac et de Zola comportant des références explicites à l’idylle, démontre cependant que la notion acquiert d’autres valeurs symboliques et mythiques inattendues. Pour en revenir aux perspectives données dans l’introduction, la présentation des débats rhétoriques autour de l’idylle est aussi l’occasion pour l’auteur de nous rappeler qu’avec sa IVe églogue, Virgile est l’inventeur d’une tradition pastorale allégorique de dimension politique et philosophique. Nouvelle déclinaison des rapports entre mythe pastoral et réalité, cette inspiration qui implique une élévation du style sera reprise et mise au service de l’éloge comme de la satire. Avec raison, V. Boneu intègre surtout les virtualités auto‑réflexives de l’idylle allégorique à ses perspectives herméneutiques : puisqu’ à l’origine le berger est aussi poète, au xixe siècle, son chant ne comporte‑t‑il pas « une réflexion sur la nature de la parole poétique » (p. 34) ? Cette intuition sera en effet confirmée dans les analyses monographiques du chapitre 3.

5La deuxième logique historico‑philosophique convoquée par V. Boneu pour conceptualiser et problématiser l’idylle moderne naît au xviiie siècle. Ce cadre de pensée transporte l’ambivalence de l’idylle entre naïveté et artifice sur un plan historique : le style mixte caractérise aussi désormais une société consciente de l’écart qui existe entre la nature et la civilisation corrompue. L’auteur cite ici les analyses de Louis Sinner (La Poésie bucolique chez les Grecs, 1834), mais surtout celles de Friedrich von Schiller (De la poésie naïve et sentimentale, 1795) qui introduit la tension entre réalité et idéal au cœur du genre. L’idylle est désormais cultivée par un poète sentimental qui recherche la nature originaire, tout en est étant plus ou moins conscient de construire une fiction. Éden perdu ou utopie morale et philosophique à fonction civilisatrice, l’idylle des Lumières est toujours un « objet impossible » et une « passion de l’absence », selon les formules de Jean Starobinski (L’Invention de la liberté 1700‑1789, 1964) citées par V. Boneu (p. 40). Les tensions entre idéal et réalité, nature et culture, innocence et décadence sont projetées sur le plan social, mais aussi individuel, par le désir et les sentiments. Substituant à la morale et à la philosophie des idéologies une approche psychologique, le dernier paradigme scientifique apparu au xxe siècle et exploité par la critique anglo‑saxonne, fait de l’idylle une « forme intérieure » (« the inner form », p. 43). La fiction pastorale est alors lue comme une réaction psychique contre le réel, un fantasme de fuite dans une représentation idéalisée qui prend naissance dans une structure d’opposition commune à l’humanité, sensible au contraste entre nature et civilisation. L’intuition convaincante de V. Boneu est de situer la naissance du modèle psychologique de l’idylle au début du xixe siècle, au cœur d’une littérature qui s’intéresse à la question du sujet et à ses rapports avec le sacré. Ce paradigme né de la révolution romantique permet ainsi de penser de manière éclairante non seulement la modernisation de l’idylle mais également la naissance de la littérature moderne. À la fin de l’introduction, cette profondeur métaphysique de la notion d’idylle détaillée par V. Boneu dégage des pistes prometteuses qui vont être exploitées de manière probante dans la suite du travail.

6Ainsi, après une première partie consacrée aux survivances de l’idylle comme « poésie fugitive » (Nicolas Masson, p. 51) et mondaine, mais aussi morale et didactique, le premier chapitre intitulé « L’Héritage du xviiie siècle » s’intéresse à la transition entre le modèle historico‑philosophique et les incarnations romantiques du genre. La deuxième partie du chapitre propose ainsi une étude comparée du discours de la retraite champêtre (dont le modèle se trouve dans le Hoc erat in votis d’Horace, Satires, II, 6) dans les œuvres de Salomon Gessner (« Le Souhait », Idylles, traduction de Hubert, 1792), d’André Chénier (« Ô Muses, accourez ; solitaires divines », cité p. 99‑101) et de Gérard de Nerval. La perspective diachronique adoptée ici et que nous retrouverons à plusieurs reprises dans l’ouvrage, permet en complément d’exposés synchroniques, une étude approfondie de la transformation des lieux communs de l’idylle (voir notamment la réévaluation religieuse et poétique des figures mythologiques étudiée au chapitre 2). L’analyse conduite ici par V. Boneu révèle dans la laïcisation du topos chez Chénier et le renouveau spiritualiste de Gessner deux tendances dépassant la fonction protreptique de l’idylle des Lumières en représentant l’idéal et les grandes questions de l’origine et de la fin. Derrière cette idéalisation consciente d’elle‑même, elle distingue encore une pensée méta‑poétique de l’idylle, comme parole littéraire et construction culturelle. Si dans Sylvie (1853), Gérard de Nerval se montre plus que tout autre conscient de la secondarité de l’idylle en mobilisant ses modèles savants, il est pourtant porté à confondre réel et idéal. De l’idéalisation aux chimères, le « je » nervalien témoigne d’une intériorisation du lieu commun pastoral de la retraite champêtre, qui révèle justement la transition moderne de l’idylle vers le paradigme psychologique et ontologique. Ce « reploiement de la fiction pastorale sur un imaginaire mélancolique » (p. 109) est ensuite confirmé par une étude comparée des réécritures de l’Hylas de Théocrite chez André Chénier (« Hylas », cité p. 111‑112) et Leconte de Lisle (« Hylas », Poèmes antiques, 1852) qui, contrairement à son prédécesseur, témoigne d’une vision défaitiste de la décadence, se tournant vers une idylle antique savante coupée de la vie et de la société. V. Boneu poursuit son propos par une exploration de l’œuvre philosophique, romanesque et autobiographique de Jean‑Jacques Rousseau qui renouvelle le mythe pastoral dans les sens idéaliste (transparence et pureté de l’univers pastoral), métaphysique et subjectif (ou autobiographique), clé de voûte du processus d’intériorisation de l’idylle romantique. Mais Rousseau inaugure aussi une pastorale polémique sur la valeur du mythe qu’elle véhicule, dimension que V. Boneu retrouve dans Paul et Virginie de Bernardin de Saint‑Pierre.

7À l’aube du siècle romantique, l’idylle se décline sur les modes subjectif et critique ; dès lors, selon ces « Mutations » (chapitre 3), l’idéal pastoral est lui‑même l’objet d’une scission entre « passion de l’absence », survie négative de l’idylle et « passion de la présence », accès malgré tout à une vérité presque sacrée. La première partie s’attache ainsi à montrer que « l’idylle, intériorisée, est interprétée en termes psychologiques comme une aspiration à un idéal inaccessible et source, pour cela même, d’une mélancolie douloureuse » (p. 151). De manière novatrice, s’appuyant notamment sur le Joseph Delorme (1829) de Sainte‑Beuve, V. Boneu relit ainsi la soif d’infini et d’absolu des romantiques à la lumière de la tradition pastorale ; elle renverse le préjugé critique de la mort de l’idylle en en faisant l’un des pôles d’attraction par rapport auxquels le désenchantement contemporain prend tout son sens. Évacuant le personnel et les motifs traditionnels au profit de la simple nature, cette réinterprétation de la notion tend dangereusement à confondre l’idylle avec l’élégie, si ce n’est que ces anciens genres poétiques devenus registres et « désignant les modulations énonciatives et affectives du chant » (p. 203) peuvent désormais coexister dans un même texte. La négativité du mythe pastoral ne se décline pas uniquement selon les termes d’une « Illusion » (p. 151) désenchantée, elle est aussi dénoncée comme « Mensonge » (p. 160) par rapport aux évolutions concrètes des campagnes modernes. Elle est aussi présentée comme pure « Fantaisie » (p. 171), aimable pour certains comme Théodore de Banville et Arsène Houssaye, par son anachronisme aux temps de la littérature industrielle ; pour d’autres modernes conscients de la secondarité du genre, parmi lesquels Paul Verlaine et Catulle Mendès, elle s’apprécie à l’aune des artifices anti‑naturalistes des fêtes galantes qui lui sont associées. À ce niveau réapparait non seulement la réflexivité du genre, mais également les pôles du naïf et de l’artificiel, du réel et de l’idéal, qui interrogent plus que jamais les rapports entre poésie et réalité. À rebours, l’intériorisation de l’idylle rend présente d’autres vérités dans la perception des rapports entre moi et nature. Ainsi de Germaine de Staël à Lamartine, en passant par Chateaubriand, se dégage une réflexion métaphysique d’essence romantique sur les rapports entre le sujet, la nature et le divin qui dessine une re‑sacralisation de la pastorale. D’autres poètes réinvestissent l’espace pastoral d’une présence plus concrète, celle des valeurs identitaires de la terre natale et du terroir populaire. Par ses affinités avec la poésie du peuple, l’idylle finit par élargir son personnel aux humbles des villes comme des campagnes. Par exaltation presque exclusive du bonheur et de la vertu des gens simples, se poursuit le « processus de dé-pastoralisation » (p. 242) et de spécialisation morale entamé avec les idylles des Lumières et qui ira jusqu’à l’invention de l’idylle urbaine dans la deuxième moitié du xixe siècle.

Poétiques modernes de l’idylle

8Dans ses deux premiers chapitres synthétiques, V. Boneu sait proposer des analyses convaincantes en prise avec les pistes de recherche clairement définies dans son introduction. Tout en retraçant l’évolution chronologique de l’idylle, elle fait montre d’une maîtrise appréciable du corpus retenu, partageant son propos mesuré et nuancé entre auteurs majeurs et mineurs, veines canoniques et marginales. Sans abandonner les jalons théoriques et problématiques fermement établis, les analyses monographiques à venir se concentrent sur les auteurs et œuvres décisives de la deuxième moitié du xixe siècle qui ont le mérite de jouer avec la complexité de la notion. Si l’on peut éventuellement déplorer l’absence des auteurs et œuvres de la première moitié du siècle dans ces pages9, les relectures à la lumière de l’idylle moderne des œuvres de Hugo, Nerval, Baudelaire, Mallarmé proposées ici sont toujours fines et personnelles, tout en étant appuyées sur une bonne connaissance du corpus critique. À travers une étude de morceaux choisis de La Légende des siècles (1859, 1877, 1883) et des Chansons des rues et des bois (1865), V. Boneu fait un sort particulier à l’idylle hugolienne qui se distingue par sa foi ontologique. Les textes abordés en regard sont quant à eux « hantés par la conscience du néant » (p. 292). Il est en ainsi de l’idylle envisagée par Gérard de Nerval dans Voyage en Orient (1851) et Sylvie, plénitude rêvée mais dénoncée comme toujours perdue. Cependant, conscient sur le plan littéraire de la secondarité fatale de l’idylle moderne et de sa transformation en fantasme sur le plan psychologique, Nerval accède à une forme de lucidité à l’égard de ces chimères. L’analyse distanciée parfois amusée de ses obsessions représente en cela une sorte de consolation. V. Boneu définit l’idylle nervalienne comme le lieu d’une expérience spirituelle et critique qui trouve sa motivation dans l’écriture et le jeu. C’est la veine critique et psychologique de l’idylle qui prévaut aussi chez Baudelaire, lui permettant de définir son lyrisme du Mal en regard de la plénitude métaphysique et littéraire originelle. Enfin, sous le titre « églogue », le drame poétique de Mallarmé L’Après‑midi d’un faune (1876), réussit, selon notre auteur, la synthèse des ambitions totalisantes de Hugo et des regards critiques de Nerval et Baudelaire selon un point de vue réflexif caractéristique de la modernité, et un dépassement solaire conquis sur les idylles crépusculaires de ses prédécesseurs. S’il nous est impossible de faire le compte-rendu précis des réflexions aussi brillantes que foisonnantes qui irriguent ces pages, retenons que le parcours herméneutique de V. Boneu tend non seulement à confronter ces œuvres particulières aux constantes du siècle, mais surtout à saisir à chaque fois « le sens de cette écriture obstinée de l’idylle chez ceux‑là même qui affrontent, avec le plus de lucidité peut‑être, la crise moderne de la poésie » (p. 355).

Renaissance critique de l’idylle

9La très belle prose scientifique de Violaine Boneu réhabilite pleinement l’idylle et la tradition pastorale au sein des études dix‑neuvièmistes. À cet égard, les ouvertures stimulantes esquissées en conclusion confirment la richesse du sujet. Notre inclination va en particulier à la proposition d’une étude croisée de l’idylle littéraire et picturale proposée ici par la chercheuse qui a déjà glissé quelques réflexions sur le sujet, notamment sur les artifices de la fête galante. En quoi l’art du paysage romantique comme expérience esthétique individuelle, modifie‑t‑il la pastorale picturale classique ? Il y a fort à parier que ces transformations pourraient être rapprochées de l’intériorisation du genre poétique décrite par V. Boneu. À ce propos, il nous semble qu’un autre trait distinctif de l’idylle pourrait être mis au service de sa définition : sa picturalité. La recension des articles de dictionnaire proposée en introduction révèle que la désignation comme « petit tableau » est récurrente, depuis les « diverses petites images et gravures » de Vauquelin de La Fresnaye à la fin du xvie siècle (p. 21), qui distingue d’ailleurs l’idylle de l’églogue en tant que la première est une « imagette » (p. 25). Selon Alain Montandon, la source de cette association serait à imputer à une interprétation étymologique erronée qui fait de eidullion un diminutif de To eidos, « forme, image, représentation10 ». Toujours est‑il que cette dimension picturale, devenue « quasiment indissociable du genre11 », sensible dans les textes par le goût des descriptions, du locus ameonus et des scènes statiques, demande à être considérée au même titre que sa brièveté12. Nous n’avons pu résumer ce travail sur l’idylle à une courte et belle image… La longueur de ce compte rendu dit assez la richesse et la densité d’un ouvrage aussi solide qu’agréable à lire et qui, tout en parlant de l’Éden perdu, ne se contente pas d’une innocente « fraîcheur d’idylle » (Théophile Gautier, Les Roués innocents, 1846), mais affirme sa présence et sa légitimité critique.