Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2014
Juin-juillet 2014 (volume 15, numéro 6)
titre article
Pierre Crétois

Un Rousseau dans tous ses états

Céline Spector, Au Prisme de Rousseau : usages politiques et contemporains, Oxford : Voltaire Foundation, 2012, 298 p., EAN 9780729410151.

1Si beaucoup, en philosophie politique, se revendiquent de Rousseau et prétendent en être les héritiers, l’approche de Céline Spector tend à montrer que les divers usages de l’œuvre du Genevois sont tellement variés, qu’il est impossible de les circonscrire dans une doctrine cohérente que l’on pourrait appeler le rousseauisme ou d’en dégager un enseignement incontestable et univoque. On se retrouve alors avec un Rousseau sans visage, mais susceptible de multiples approches, parfois incompatibles, souvent divergentes. Chaque école de pensée déforme la doctrine du Genevois tout en s’en revendiquant. Il en résulte qu’aucune ne restitue la richesse et le foisonnement du « butin intellectuel » que constitue l’œuvre de l’auteur du Contrat social tout en y puisant certains de leurs arguments fondamentaux. Le problème est donc alors de restituer cette diversité en évacuant les questions de fidélité et de filiation :

Le but de ce livre n’est donc pas de départager le bon grain de l’ivraie, les interprétations les plus rigoureuses des plus déformantes : il se contentera de restituer les prises de parti, les grilles de lectures, les orientations, les omissions voire les distorsions. (p. 11)

2Une hypothèse fondamentale — et peut‑être discutable — de l’entreprise de C. Spector est que l’autorité philosophique de l’auteur du Contrat social régit toujours au moins partiellement le débat philosophique actuel ou contribue à le polariser et à le structurer. L’ambition de l’ouvrage est plutôt de « cartographier les usages de la conceptualité rousseauiste dans la philosophie politique contemporaine » de la manière la plus neutre et impartiale, non « d’étudier sa réception ou de proposer une historiographie de son commentaire » (p. 3). Pour C. Spector, Rousseau « ouvre la voie d’une compréhension des grandes polémiques contemporaines portant sur le sens de leur héritage » (p. 12). Le Genevois peut donc jouer le rôle de catalyseur des engagements les plus fondamentaux des théoriciens contemporains, soit qu’il serve de recours, soit qu’il serve de repoussoir, soit enfin par le type de fidélité revendiqué ou d’infidélités cachées à son égards.

3Les usages de Rousseau dans la pensée politique actuelle sont des prismes qui le font moins revivre qu’ils ne le déforment et l’emploient à leur profit. Il n’en reste pas moins que le caractère inépuisable de la pensée de Rousseau produit les miroitements souvent en tension, parfois contradictoires, que nous invite à considérer l’ouvrage de C. Spector. Ces miroitements nous conduisent moins à la thèse pessimiste d’une inutilité de Rousseau qu’à la perspective réjouissante de l’inappropriabilité d’une des pensées les plus riches de la théorie politique classique considérée encore aujourd’hui comme un objet polémique permettant des démarcations et des positionnements différentiels signifiants et comme une source presque inépuisable de paradigmes et d’arguments. Rousseau devient alors, comme l’écrit justement l’auteur, un « poste d’observation » mais aussi un point de réfraction et de diffraction : le point où peuvent se réunir et se séparer des théories contemporaines.

L’héritage problématique de la philosophie de Rousseau ne tient pas seulement à sa complexité, à sa richesse, à ses tensions irréductibles. Invoqué comme caution théorique, allié, complice ou repoussoir au cœur des polémiques sur le libéralisme politique, Rousseau est aussi déformé — diffracté — pour les besoins de la cause (p. 11)

4La démarche suivie par C. Spector consiste à passer en revue plusieurs écoles de pensée contemporaines dont certains des représentants les plus éminents ont pu avoir recours à Rousseau. Il s’agit moins, en général, d’une référence centrale sur la base de laquelle telle ou telle théorie aurait été élaborée que d’une manière de se positionner par rapport à la philosophia perennis et, à ce titre, le recours à Rousseau apparaît comme un point d’observation riche d’enseignements pour la compréhension des théories contemporaines. Les philosophes contemporains ne se posent, en effet, pas comme exégètes et leur problème n’est pas l’exactitude du rapport au texte. En revanche, ce qu’ils font de Rousseau trahit leurs présupposés respectifs.

5Ce livre dense fait suite à deux journées portant sur les Modernités de Rousseau publiées dans la Revue Lumières (Lumières, n° 15 : « Modernités de Rousseau », sous la direction de C. Spector, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, premier semestre 2010). Il s’agit d’une synthèse et une restitution particulièrement complètes des différentes apparitions de Rousseau dans la littérature politique de la seconde moitié du xxe siècle. En un peu moins de trois cents pages sont, en effet, abordées pas moins de huit écoles de pensée par ordre historique d’apparition (marxisme, libéralisme antitotalitaire, l’école straussienne, le libéralisme rawlsien, le communautarianisme, le néo‑républicanisme, l’école de Francfort, et le féminisme) ainsi que leurs dissensions internes. Cela permet de voir à quel point l’usage de Rousseau comme fil rouge est bienvenu et permet d’éclairer et d’insister sur des aspects parfois marginalisés de certaines théories : comme la question de la liberté politique et du civisme chez John Rawls. C. Spector parcourt ainsi un à un les usages de Rousseau qui, eux‑mêmes, se divisent en sous‑usages, parfois divergents, au sein d’une même famille de pensée. L’image du prisme est donc particulièrement adéquate : c’est aux diffractions et réfractions subtiles que nous convoque la lecture de l’ouvrage.

Les mille visages de Rousseau

6Un des intérêts de l’ouvrage de C. Spector est de montrer comment le débat en philosophie politique contemporaine a pu se structurer autour de positions essentielles comme l’émancipation contre les risques d’un pouvoir politique tyrannique (les totalitarismes du xxe n’y sont pas pour rien), le conservatisme contre le progressisme (le positionnement quant au progrès et aux formes non traditionnelles de gouvernement et de prise de décision), la nature de la souveraineté populaire entre communautarisme et démocratie procédurale. Dans ce cadre de tensions, Rousseau se trouve enrôlé par les différentes écoles à l’appui de thèses souvent incompatibles, qu’il serve de repoussoir ou d’allié.

7L’opposition majeure consiste à déterminer si faire appel à Rousseau est le signe d’une disposition liberticide ou émancipatrice. Après le prisme marxiste (chapitre 1), C. Spector expose les motifs de la condamnation, par l’école anti‑totalitaire (chapitre 2), d’un Rousseau favorable à un collectivisme liberticide que Talmon a appelé « démocratie totalitaire ». Prenant la suite de la critique que B. Constant a adressée à Rousseau et Mably, comme inspirateurs de la Terreur, Berlin, Crocker ou Talmon voient en Rousseau un des inspirateurs des totalitarismes du xxe siècle : le combattre, ce serait les critiquer. Claude Lefort et sa critique de l’Un ou Cornélius Castoriadis ainsi que le mouvement « socialisme ou barbarie » auraient pu également figurer dans la liste des critiques antitotalitaires bien que leur rapport à Rousseau soit ambigu dans la mesure où ils sont proches de sa critique de la représentation. Les thèses du Genevois portant sur l’infaillibilité de la « volonté générale », l’« aliénation totale » de chacun des citoyens et l’idée de pouvoir « les forcer à être libres » sont prises, dans ce cadre, comme un aveu tyrannique.

8C’est ici que l’image de Rousseau se diffracte car à l’opposé, provenant pourtant également d’un penseur politique libéral, C. Spector propose d’exposer une approche plutôt élogieuse de l’auteur du Contrat social. Preuve qu’il s’agit bien d’une référence ambiguë. John Rawls (chapitre 4) voit, en effet, dans la procédure du contrat social rousseauiste et dans les contraintes d’égalité qu’il contient, une source d’inspiration pour penser l’émancipation. Il en reprend ainsi l’enseignement dans le dispositif de la position originelle et du voile d’ignorance, procédé qui consiste à mettre entre parenthèses tous les facteurs qui constituent l’intérêt particulier afin de permettre que le calcul d’utilité, par lequel chacun des membres choisit la structure de base juste, ne soit pas perverti, le but étant, comme chez Rousseau, de lier le droit à ce que l’intérêt prescrit. Au‑delà de cela, Rawls voit moins dans le façonnement d’une subjectivité convenant aux exigences de la vie démocratique que Rousseau appelle de ses vœux, une aliénation liberticide qu’un élément essentiel de la réalisation du programme libéral qui ne saurait exister sans un certain type d’éthos civique ancré dans les convictions et les pratiques individuelles. Ainsi, ce que les penseurs antitotalitaires voyaient comme une menace de la liberté individuelle est perçu par Rawls comme une condition de possibilité de la vie démocratique contrairement au néo‑contractualisme hobbésien défendu notamment par D. Gauthier qui théorise un contrat social sans esprit civique comme résultat direct de la recherche, par chacun, de son intérêt le plus étroit. Le recours à Rousseau permet ainsi de dégager un aspect souvent négligé de la pensée rawlsienne : sa théorie du civisme qui ne prend pas appui sur un monisme éthique c’est‑à‑dire sur une conception substantielle du bien commun.

9À côté d’un Rousseau scindé entre despotisme et émancipation, l’ouvrage met en scène l’opposition entre un Rousseau conservateur (chapitre 3, l’école straussienne) et un Rousseau critique (chapitre 7, l’école de Francfort). On pourrait s’attendre à une alliance objective autour d’une même image de Rousseau entre les conservateurs (notamment Strauss et ses disciples) et l’école critique (frankfurtienne) tant il est vrai que Rousseau, dans ses deux Discours notamment, critique la société de son temps (tant la croyance dans le progrès que les pathologies sociales comme l’amour‑propre), et en propose un diagnostic pessimiste.

10Mais la perspective de Strauss est en réalité bien différente de celle d’école de Francfort. Rousseau, en tant que critique des Lumières et de l’esprit de progrès, est mobilisé par Strauss. En revanche, le Rousseau individualiste et promoteur d’une philosophie du sujet et travaillant dans le sens du « droit naturel moderne » est évidemment très critiqué (p. 90).

11À front renversé, c’est au nom d’une pensée du sujet et de la liberté individuelle qu’Adorno et Horkheimer condamnent Rousseau, c’est en tant qu’il propose une philosophie naïve de l’émancipation qui risque toujours de se retourner en un totalitarisme que Rousseau est condamné. En revanche, Habermas trouve chez le penseur du contrat social, le premier théoricien des sujets collectifs et de l’autonomie, même s’il est critiqué pour ne pas aller au bout de son projet en ne pensant pas une forme d’agir communicationnel puisque la détermination de la volonté générale se fait en chacun sans communication avec les autres. Quant à Honneth, il voit chez Rousseau un philosophe social capable de déployer une critique éclairée des pathologies générées par la société civile moderne et capable aussi d’en penser le remède et le dépassement. Enfin, une dernière ligne de fracture entre Rousseau et lui‑même, si l’on peut dire, tient au caractère communautariste ou non de son approche. On trouve ici un paradoxe essentiel à l’œuvre dans la pensée du Genevois.

12Nul n’ignore l’importance du recours à la patrie et le lien très fort entre l’identité individuelle et le contexte social spécifique à chaque communauté dans les ouvrages de Rousseau. Cela rend la pensée du Genevois proche de celle des communautariens. C. Spector expose l’usage que Taylor, Sandel ou Walzer font des thèses rousseauistes. Taylor, par exemple, montre qu’en tant que penseur de l’authenticité, Rousseau associe très étroitement le sentiment d’être soi‑même avec des processus sociaux de reconnaissance reliant ainsi très étroitement le moi qui se reconnaît dans certaines valeurs à sa communauté. Pourtant, face aux usages communautariens de Rousseau se dresse l’approche néo‑républicaine qui refuse l’idée qu’un bien commun substantiel lierait les membres d’une même communauté dans une forme d’identité collective. Au contraire, les néo‑républicains se défient de ce qu’il y a de communautarien chez Rousseau critiquant le caractère populiste de la théorie de la souveraineté populaire et rejetant le Genevois en périphérie de leur théorie à cause des risques que présente sa pensée d’absorber l’individu dans la communauté.

13Cela dit, certains auteurs qui se situent pourtant dans le sillage de Pocock, Skinner et Pettit, comme Jean‑Fabien Spitz s’efforcent de défendre la thèse selon laquelle Rousseau est, avant tout, un penseur de la non‑domination en montrant la corrélation infrangible de la définition de l’intérêt général avec la défense des droits individuels. Moins qu’un penseur de l’inscription de l’individu dans la communauté qui le façonne, Rousseau pourrait être une source d’inspiration pour des formes fortes d’exigences démocratiques et civiques, comme l’estime B. Barber contre les institutions représentatives qui ne font que capter une souveraineté qui ne leur appartient pas. Il serait alors le penseur de l’appel au civisme, à l’engagement politique nécessaire à la vie démocratique, plus qu’un penseur de l’inscription communautaire des identités individuelles.

14De tout cela, résulte un vertige qui n’est pas étranger à l’œuvre profuse et féconde de l’auteur du Contrat social. L’œuvre de Rousseau apparaît alors comme « caution ou réservoir d’arguments » (p. 202) à l’appui des pensées les plus diverses, interdisant ainsi de dégager la « vraie pensée » de Rousseau ou de désigner ses héritiers les plus fidèles. Sa référence permet également de donner à voir les points les plus saillants du débat politique de la deuxième moitié du xxe siècle tant il est vrai qu’il est mobilisé pour défendre tel ou tel paradigme essentiel dans des perspectives antagonistes par des écoles de pensée divergentes.

Rousseau en révélateur

15C. Spector le revendique, ce qui compte n’est pas l’exactitude herméneutique et historiographique des approches de Rousseau. Il ne s’agit par, pour elle, de faire une œuvre d’histoire des réceptions de Rousseau comme Tanguy L’Aminot a pu le faire. Mais il s’agit, bien plutôt, de prendre Rousseau comme révélateur des positionnements théoriques de ceux qui y font appel.

16Il ne semble, en effet, pas anodin que Rousseau soit mobilisé comme un penseur totalitaire au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, faisant ainsi écho au point de vue des pères du libéralisme comme B. Constant. Il n’est pas sans signification non plus que Rousseau puisse être mobilisé comme une source d’arguments par une forme sociale de libéralisme tant il est vrai que son œuvre est l’emblème de la lutte pour l’égalité non seulement civique mais aussi économique contre les intérêts particuliers. Il n’est pas non plus étonnant que Rousseau serve de modèle pour penser la constitution des sujets collectifs tant son œuvre symbolise la théorie, par excellence, du « moi commun » et de la souveraineté populaire inaliénable. Le recours à Rousseau est alors moins un recours à une autorité qu’un catalyseur de paradigmes. Rousseau, homme à paradoxe, est aussi, si l’on peut dire, homme à paradigmes.

17Mais, au‑delà des positionnements différentiels entre chacune des écoles dont Rousseau peut représenter sous un angle ou un autre la source d’un paradigme, c’est au sein même des écoles de pensée que Rousseau est mobilisé d’une manière permettant de révéler d’intéressantes lignes de clivage. Qu’on l’aime ou le déteste, Rousseau devient un marqueur. Ainsi, les huit prismes sont, comme l’étang plein de poissons de Leibniz, eux‑mêmes des prismes.

18Dans la tradition marxiste (chapitre 1) par exemple, de Marx ou Engels, qui voient dans la doctrine de Rousseau un modèle de pensée bourgeoise marquée par l’individualisme et la « robinsonnade », à Jaurès ou Bouglé, voulant marquer leur attachement au républicanisme et aux institutions étatiques, et qui le reconnaissent, au contraire, comme précurseur du socialisme, s’inscrivent une série de positionnements possibles.

19Chez Althusser lui‑même, plusieurs Rousseau cohabitent. Il voit le contrat social comme une fuite en avant dans l’idéologie et attaque l’idéalisme à travers Rousseau. Mais en même temps, sa lecture est ambiguë car il voit aussi chez Rousseau un penseur critique et lui reconnaît, surtout à la fin de sa carrière, un rôle décisif dans l’essor des théories de l’histoire.

20Chez les marxistes italiens, juste après‑guerre, Rousseau devient la voie d’une politique démocratique alternative contre l’idéalisme kantien et la démocratie bourgeoise. Galvano Della Volpe, disciple de Gramsci, révoque donc la lecture kantienne de Rousseau. Il défend, au contraire, la démocratie sociale contre la démocratie bourgeoise. Della Volpe voit certes, chez Rousseau, un théoricien de la démocratie bourgeoise mais aussi un moyen pour penser une société sans classe. L. Colletti ira encore plus loin dans l’appel marxien à Rousseau, car pour lui, le marxisme est entièrement contenu et préfiguré dans le Contrat social. Rousseau peut apparaître, dans ce cadre, tour à tour comme penseur de l’aliénation, de l’égalité, de la souveraineté populaire directe contre le système représentatif bourgeois. Il est alors un marqueur dans un champ de force entièrement polarisé par l’opposition à la démocratie bourgeoise et par la recherche d’alternatives : il permet de penser le mal et son remède. Il est donc enrôlé pour participer à un débat qui n’était pas le sien et la discussion de sa doctrine est la discussion déplacée des réalités contemporaines. A contrario, dans les années 1980, Rousseau devient l’image du conservatisme à abattre. Le courant d’Antonio Negri remet donc en cause l’usage marxiste de Rousseau pour s’en démarquer au nom du caractère réactionnaire de sa pensée de la souveraineté. Le Genevois est alors le témoin des remous de la pensée marxiste engagée.

21Il en est de même dans le cas du mouvement féministe par lequel s’achève l’ouvrage très dense de C. Spector (chapitre 8). Pour la pensée féministe, Rousseau est aussi un objet diffracté dont les usages témoignent de certaines oppositions de fond entre, par exemple, féministes universalistes qui voient d’un mauvais œil le livre V d’Émile dans lequel l’éducation de Sophie est entièrement pensée en fonction des besoins du jeune garçon et féministes différencialistes qui apprécient la capacité de Rousseau à essayer d’appréhender les différences entre les genres et à s’y confronter sérieusement.

22Dans cet ordre d’idée, l’universalisme et le formalisme politiques de Rousseau sont sévèrement critiqués par Carole Pateman ou Seyla Benhabib au nom même du fait que l’image du citoyen désencombré et désincarné passe en vérité sous silence les relations de pouvoir entre les genres au sein du foyer notamment et conforte, à bas bruit, le patriarcat.

23Inversement, d’autres ouvrages comme Émile ou La Nouvelle Héloïse, plus narratifs et moins formalistes que le Contrat social, sont réhabilités. Joël Schwartz notamment considère que la vision du rapport de genre différentialiste mobilisée par Rousseau permet de penser et de critiquer les relations de hiérarchie et de domination dont il ne ferait absolument pas l’éloge et, en ce sens, ouvre les voies de l’émancipation. Mais Rousseau apparaît surtout comme celui qui permet de pointer les insuffisances de l’idéal libéral selon P. Weiss et A. Harper. Rousseau, en montrant le caractère socialement construit de la famille, en critiquant l’égoïsme de l’individualisme bourgeois, en cherchant, surtout dans La Nouvelle Héloïse, les voies d’une communauté égalitaire et interdépendante doit être réhabilité. Rousseau semble enfin pouvoir donner des arguments aux théoriciennes du care en proposant, dans certains aspects essentiels de son œuvre, non une théorie abstraite et formelle de la loi et des droits mais une théorie matérielle et affective des besoins. C’est en ce sens, notamment que Martha Nussbaum a recours à Rousseau.

24D’un point de vue normatif comme d’un point de vue critique certains ouvrages de Rousseau, notamment ses romans comme Émile ou la Nouvelle Héloïse peuvent donc être mobilisés, contre une image compassée d’un Rousseau misogyne et théoricien de la justice, par une nouvelle vague de féministes qui marquent ainsi leur éloignement à l’égard des approches formelles de la justice pour se concentrer sur les approches plus narratives. Elles peuvent alors mettre en exergue, sous la plume même de Rousseau, une autre vision des problèmes éthiques et politiques.

L’actualité de Rousseau en question 

25La conclusion du parcours de cet ouvrage est donc en demi‑teinte (p. 263). On ne peut ni en conclure à l’actualité de Rousseau, ni même à son caractère entièrement désuet. Le temps est passé où Rousseau était l’objet d’une ferveur : maître à penser et directeur de conscience. Les approches de Rousseau et les recours à sa doctrine sont divers et ne sont pas aussi massifs et centraux qu’on pourrait le croire. Ce pourrait d’ailleurs peut‑être être une limite de cet ouvrage : donner trop d’importance à un auteur passé de mode. Pourtant, une telle critique n’est pas fondée car l’angle est d’emblée assumé et le propos ne tombe jamais dans l’hagiographie ou la rousseaulâtrie.

26On pourra peut‑être reprocher que la place de Rousseau comparativement à d’autres auteurs ainsi que le statut de l’histoire de la philosophie dans le cadre du débat contemporain, bien qu’abordés, ne soient pas suffisamment rappelés ou développés (y compris d’un point de vue quantitatif : nombre de références, de pages où figure la référence à l’auteur genevois) afin que le lecteur ait présent à l’esprit le caractère bien réel mais au fond plutôt marginal de la référence à Rousseau. Ainsi, les références à Rousseau sont certes importantes dans la pensée de Rawls mais non centrales, elles apparaissent plutôt par allusion (en dehors de ses cours d’histoire des idées). De la même manière, dans le néo‑républicanisme, Rousseau est rejeté d’emblée par Pettit qui avoue ne pas connaître sa doctrine dans la préface française à Républicanisme. Cela dit, on ne peut nier que la référence à Rousseau lui permet de se démarquer de la tradition républicaine sociale et « populiste » continentale ; ce que certains membres de l’École de Cambridge discutent en réhabilitant Rousseau dans le cadre de l’histoire du radicalisme européen (Judith Shklar ou, plus récemment, Johnson Kent Wright). Il est vrai que C. Spector ne dit jamais autre chose, mais c’est le danger d’une telle entreprise que de mettre au centre une référence qui n’est, peut‑être, que périphérique.

27En outre, malgré le panorama impressionnant de complétude et, en même temps, de synthèses claires et efficaces, on pourra regretter la quasi‑absence de la tradition anti‑totalitaire française (Claude Lefort, Cornélius Castoriadis, « socialisme ou barbarie »), de l’usage de Rousseau dans la pensée politique d’Alain Badiou et de la tradition délibérative issue de Rawls qui donne pourtant une véritable importance à la référence à Rousseau (on peut citer, notamment, l’approche de Joshua Cohen qui est certes évoquée mais non développée — on la trouve néanmoins exposée dans l’article de Charles Girard, « Jean‑Jacques Rousseau et la démocratie délibérative : Bien commun, droits individuels et unanimité », dans « Modernités de Rousseau », op. cit., p. 199‑221). On pourra aussi regretter, dans le prisme conservateur straussien, l’absence de référence à la Nouvelle droite française et notamment aux développements, quelque polémiques qu’ils soient, qu’Alain de Benoist propose autour de la pensée du Genevois. Ces trois prismes auraient pu permettre de dégager d’autres aspects de l’objet polémique qu’est la pensée de Rousseau. Cela dit, on peut difficilement critiquer ce livre pour ces raisons tant il est vrai qu’il balaie déjà une quantité impressionnante de théories offrant un panorama particulièrement riche et vertigineux des références à Rousseau.


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28Il n’en reste pas moins que l’ouvrage atteint son but : faire de la référence à Rousseau un poste d’observation des théories politiques contemporaines sans jamais se prononcer sur la pertinence herméneutique de celles‑ci, sans jamais prendre le point de vue de l’historien de la philosophie. L’entreprise est originale et rondement menée et ne laisse pas de poser la question du rapport et de l’articulation entre pensée classique et pensée contemporaine. L’ouvrage de Céline Spector constitue, en ce sens, une synthèse importante et utile tant pour les chercheurs qui travaillent sur Rousseau que pour ceux qui, travaillant sur des objets contemporains, cherchent à mobiliser des pensées classiques ou s’interrogent sur l’articulation de l’histoire de la philosophie politique avec la philosophie en train de se faire. De ce point de vue, le livre apparaît non seulement comme une élucidation que comme une source inépuisable d’interrogation de nature à penser les modes pertinents de réactualisation des pensées classiques.