Vies multiples d’Alexandre le Grand
1Spécialiste de l’Antiquité, Pierre Briant fut, jusqu’en 2012, titulaire de la chaire d’histoire du monde achéménide et de l’empire d’Alexandre au Collège de France. Il fit paraître cette même année une étude sur la perception et l’utilisation de l’histoire du conquérant macédonien à l’époque des Lumières. Ce livre se distingue tant par l’ampleur du travail de dépouillement que par le fait qu’il conduit son auteur loin de son terrain habituel. P. Briant cherche à y comprendre à la fois comment Alexandre fut perçu à l’époque des Lumières et ce que cela nous indique de cette époque. Pour le dire autrement : en quoi l’évolution politique de l’Europe des Lumières peut‑elle expliquer le regard porté sur Alexandre le Grand1 ? Les bornes chronologiques retenues sont celles d’un long xviiie siècle (1650‑1831, ce qui explique la présence de Bossuet, pourtant difficilement assimilable à un auteur des Lumières), pour lequel un impressionnant corpus est analysé, dont témoignent les quarante‑deux pages de bibliographie recensant les sources primaires utilisées (plus de six cents titres). Ce corpus inclut une vaste littérature scientifique et technique, ainsi que la littérature de voyage. En revanche, quoiqu’il s’étende à l’échelle européenne, le corpus ne concerne réellement que quatre pays : l’Allemagne, l’Angleterre, l’Écosse et la France. D’ailleurs, et en dépit de ce souci d’exhaustivité, certains auteurs occupent finalement une place à part, bien visible dans l’index, à l’image de Bossuet, Gillies, Heyne, Huet, Linguet ou, bien sûr, Montesquieu auquel P. Briant accorde un rôle cardinal.
2Dans un tel travail, la dispositio constitue un élément crucial pour qui entend se garder de simplement juxtaposer des analyses d’auteurs. Comment éviter les redites ou les effets de catalogue auxquels un plan chronologique aurait inévitablement abouti ? Les choix de P. Briant en la matière s’avèrent judicieux puisqu’il essaie d’intégrer ces multiples « fragments » de l’image d’Alexandre au sein d’une perspective molaire. À une première partie qui expose la constitution progressive d’une historiographie critique sur Alexandre, sont adjointes trois parties plus thématiques. La deuxième revient sur la progressive constitution d’un Alexandre des philosophes et sur la réception de cette construction intellectuelle. La troisième partie porte sur l’utilisation d’Alexandre comme modèle de réflexion impériale. La dernière partie, enfin, interroge l’élaboration d’une interpretatio europeana de la figure d’Alexandre, qui en fit le premier conquérant européen de l’Asie. L’économie générale de l’ouvrage, toute en progression, fit donc l’objet d’une attention notable qui n’a malheureusement pas permis d’effacer totalement une certaine fragmentation du propos, laquelle rend parfois la démonstration complexe à suivre puisque la pensée des différents auteurs étudiés se trouve éclatée en de multiples chapitres. Ce choix demeure infiniment préférable à d’autres par le souffle qu’il confère à l’ouvrage, d’autant que l’index permet de naviguer à l’intérieur du volume.
Aux origines de l’historiographie critique sur Alexandre le Grand
3Le livre s’ouvre sur la naissance d’une histoire critique d’Alexandre. Ces premiers chapitres se rapprochent d’une étude classique d’historiographie, comme on en trouve dans les ouvrages d’histoire ancienne. Leur but est de rappeler les étapes qui conduisirent à porter un regard distancié et mesuré (« scientifique » pourrait‑on dire) sur les sources à notre disposition. L’originalité du livre réside dans le fait qu’il arrête cette enquête au moment de la constitution de l’Altertumswissenschaft en Allemagne, au début du xixe siècle2, soit au moment où l’on fait d’ordinaire débuter ce type d’examen. Dans le cas d’une figure comme celle d’Alexandre le Grand, propice au déploiement d’un légendaire étouffant, le développement d’une histoire critique n’était pas évident puisque l’image du roi macédonien fut d’abord utilisée pour l’éducation des princes, chez Bossuet par exemple. Ce recours démopédique à Alexandre véhicule le topos classique de l’histoire maîtresse de vie. Le jugement porté sur le conquérant n’était alors pas toujours négatif, en particulier lorsque l’on s’intéressait à ses réalisations dans les domaines de la géographie et du commerce.
4L’établissement des règles critiques de la méthode historique durant le xviiie siècle influa cependant sur la figure d’Alexandre. L’Académie des inscriptions et des belles lettres (AIBL) joua, en France, un rôle important dans ces transformations3. En effet, l’ouvrage qui remporta la mise au concours par l’AIBL, en 1769, de l’examen critique des historiens d’Alexandre fut un tournant. Cela ne signifie nullement que la figure d’Alexandre n’ait pas suscité l’intérêt auparavant. Entre 1667 et 1777, on recense, dans les autres pays européens, vingt‑deux publications sur Alexandre. De même, en France, l’académie des sciences s’était consacrée aux aspects géographiques des expéditions d’Alexandre et, en 1731, la première carte scientifique de ses expéditions fut dressée. Enfin, avant le concours de 1769, les historiens‑philosophes avaient abordé l’histoire d’Alexandre le Grand et réfléchit sur ses sources, à l’image de Voltaire ou de Montesquieu. Quant à Linguet, il fut auteur du premier ouvrage consacré non seulement aux conquêtes d’Alexandre, mais aussi à leurs effets induits sur l’histoire du monde.
5Au moment où l’AIBL lança son concours, en 1769, le sujet n’était donc pas ignoré. Reporté dans un premier temps à 1772, le concours de l’AIBL fut remporté par le baron de Sainte‑Croix, qui sut user du savoir érudit accumulé depuis le xvie siècle, tout en se montrant peu réceptifs aux interprétations des historiens‑philosophes. Son livre connut plusieurs éditions, qui en augmentèrent considérablement la taille4. Il se tint cependant jusqu’au bout à sa thèse critique sur les sources de l’histoire d’Alexandre, exposée dès 1771. On trouve chez Sainte‑Croix une défense de l’érudition qui accompagne son sentiment du devoir de l’historien et de l’exercice de sa raison. Ce faisant, Sainte‑Croix, qui se méfiait de ce qu’il nommait le « philosophisme », s’oppose à la tentative de réconciliation de l’histoire philosophique et de l’érudition d’un Gibbon. Il critique ainsi Voltaire ou Linguet tout en étant plus déférent envers Montesquieu, malgré leurs désaccords.
6L’œuvre de Sainte‑Croix accompagna un intérêt croissant pour ce personnage en Europe. À partir des années 1770, les historiens britanniques intégrèrent régulièrement Alexandre à leurs histoires de la Grèce. L’Écosse, où le mouvement des Lumières fut très actif, joua ici un rôle notable, notamment avec W. Robertson. Citons aussi J. Gillies, J. Renell, ou W. Vincent et son étude sur le voyage de Néarque. En Allemagne, en dépit d’un milieu universitaire qui se professionnalisa très tôt, les publications consacrées à Alexandre furent en revanche peu nombreuses, mêmes si les savants allemands traduisirent beaucoup et firent de nombreux comptes‑rendus.
7Trois points essentiels ressortent de cette première approche. Tout d’abord, l’essor d’une histoire critique d’Alexandre précéda le xixe siècle et l’œuvre de J. G. Droysen. P. Briant rejoint ici les résultats d’études identiques qui ont montré que la méthode historique moderne a des racines incontestables dans le tournant critique de l’érudition de la fin du xviie siècle5. Cela confirme l’intérêt qu’il y a à prendre en compte l’historiographie antérieure à B. G. Niebuhr, ce que les spécialistes de l’Antiquité se refusent souvent à faire. Ensuite, dès l’origine, le conquérant put servir à la fois comme modèle de vertu (avec des épisodes emblématiques, tel son traitement des femmes de Darius) ou comme repoussoir. Ses deux facettes furent toujours présentes parce qu’on les retrouve toutes deux dans les sources antiques. C’est enfin en rapport avec l’histoire du commerce et des échanges que se développa la vision positive d’Alexandre.
L’élaboration d’une interprétation unitaire de l’action d’Alexandre
8Avec sa deuxième partie, l’ouvrage en arrive au cœur de son objet. Là se dévoile la difficulté de l’entreprise, puisque la double caractérisation d’Alexandre, à la fois héros et anti‑héros, en fait une figure très plastique, dont les mêmes auteurs pouvaient se servir de manière opposée en fonction de leurs intérêts diégétiques. Face à la nouvelle image du prince que cherche à développer un Bossuet, par exemple, Alexandre fait plutôt figure de contre‑modèle tant il reste du côté du héros conquérant, sans savoir se muer en roi bienfaisant. La gloire d’Alexandre est en effet ternie par ses méthodes souvent brutales. La perception négative tend en général à se répandre lorsque l’on fait un usage démopédique d’Alexandre, sans toutefois réussir à s’imposer, d’autant qu’assez rapidement, d’autres facteurs interviennent.
9En effet, si Alexandre peut apparaître, par certains aspects, comme un fléau du genre humain ou un débauché, il n’en demeure pas moins crédité d’actions positives : fondations de villes, découvertes, progrès de la navigation et du commerce, etc. Toute son ambiguïté s’exprime ici et c’est là que l’apport des philosophes français fut essentiel. Ce sont eux — en particulier Montesquieu — qui tentèrent d’articuler les différentes facettes du personnage en un bilan global, à la fois cohérent et éloigné de toute vision moralisante. Montesquieu ne concevait en effet pas qu’Alexandre pût agir de façon irrationnelle. Il reconstruit donc l’image d’un conquérant soigneux, prévoyant, doté d’une grande capacité de prospective et d’anticipation, qui conduisit son action de façon rationnelle, sur la base d’une certaine vision de l’empire perse, et d’objectifs louables à long terme. Il rejoint ici Voltaire pour qui l’expédition jusqu’en Inde ne relève pas d’un coup de tête, mais de la volonté réfléchie de subjuguer l’empire perse pour le faire sien. Ce point de vue fut adopté par Linguet, tandis qu’on retrouve chez Condorcet l’image d’un conquérant à la fois homme d’état, stratège et prévoyant. Si Montesquieu appuie sa vision sur les auteurs anciens — en grande partie Arrien — il le fait aussi sur l’ouvrage de Pierre‑Daniel Huet, paru en 1716, mais écrit en réalité en 16676, dans le contexte colbertiste de la fondation d’une compagnie des Indes orientales. La thèse de Montesquieu avait par ailleurs aussi été esquissée par le maréchal de Puységur dans un livre qui parut, de manière posthume, la même année que la première édition de l’Esprit des lois (1748). C’est cependant bien Montesquieu qui conféra à cette idée la cohérence et le poids qui lui permirent de s’imposer.
10Ce modèle d’Alexandre rencontra des oppositions. Qu’il suffise, de ce point de vue, de rappeler que le cas des phéniciens et de Tyr posa de sérieux problèmes aux interprètes de l’histoire d’Alexandre, tant ce peuple était admiré pour son rôle dans le développement du commerce et de la civilisation (il était parfois rapprochés des Pays‑Bas de l’époque). La destruction de Tyr pouvait conduire à douter d’Alexandre et de sa politique. De même, l’image de l’héroïsme à l’ancienne persista, notamment dans la classe de lecteurs alors appelée « vulgaire ». L’exemple de Daniel Defoe est, à ce titre, significatif. Dans un vif plaidoyer en faveur du commerce et de la colonisation7, il déplore que certains pays soient revenus à la sauvagerie à cause des Maures et des Turcs. Si ce fut possible, c’est, selon lui, en partie à cause de Scipion et d’Alexandre qui détruisirent Carthage et Tyr. La destruction des Phéniciens fut une catastrophe pour le commerce et Defoe établit un parallèle entre Carthage et la Grande Bretagne. Cet exemple rappelle l’importance du contexte européen de l’époque et explique pourquoi la troisième partie du livre approfondit l’analyse de la raison d’être du modèle d’un Alexandre de raison, penseur conscient et bâtisseur d’un empire dont l’un des buts aurait été de favoriser le commerce.
Alexandre & l’expansion européenne d’époque moderne
11P. Briant cherche ici à comprendre comment et dans quel contexte s’est développée une vision qui voit dans l’entreprise d’Alexandre un paradigme de conquête réussie, image dont il a montré la source chez Montesquieu. À travers le cas de Huet, P. Briant montre que cette question prend sa source dans des débats antérieurs, notamment ceux autour du mare clausum(p. 332‑344). Si c’est sans doute vrai au moment où Huet composait son rapport, la question ne se pose plus guère au xviiie siècle, particulièrement après 1713 et les traités d’Utrecht. En outre, au xviiie siècle, c’est bien la conception du mare liberum due à Grotius qui triomphe, au moment où Montesquieu construit sa figure d’Alexandre. Le vrai débat du siècle, qui explique la tournure prise par le travail de P. Briant dans les troisième et quatrième parties du livre, concerne plutôt les moyens de la domination impériale, pour lesquels Alexandre pouvait constituer une ressource intellectuelle.
12Sans minimiser le phénomène de conquête, Montesquieu souligne les mesures prises par Alexandre pour cimenter son nouvel empire, qui relèveraient de la même prévoyance et de son réalisme. La création de réseaux commerciaux rejoint ainsi la volonté d’union politique. Ce faisant, Alexandre se voit doté d’une perspective civilisatrice, lisible dans ses fondations de villes ou dans l’interdiction faite aux Ichtyophages de se nourrir de poisson. Alexandre ne fait pas qu’incorporer des terres nouvelles à son empire : il intègre leurs populations au genre humain. Dans ce cadre, prêter à Alexandre les raisonnements que Montesquieu lui attribue, implique de lui reconnaître une pensée globale unissant commerce, communication et civilisation dans le but d’unir l’Inde et l’Occident. Cette visée peut servir de référence ou de modèle puisque le commerce établit, entre vainqueurs et vaincus, des rapports qui peuvent effacer les traces de la conquête. À l’évidence, ces réflexions reflètent plus l’époque des Lumières que celle d’Alexandre. Là aussi, une véritable confrontation avec les théories économiques en cours d’élaboration au xviiie siècle aurait pu enrichir encore l’ouvrage. D’autant que P. Briant souligne que si le modèle de Huet, réélaboré par Montesquieu, eut un grand succès, ce succès fut différencié selon les pays8.
13En France, un courant hostile à la construction de Montesquieu, réunissant Bossuet, Rollin, Mably et Sainte‑Croix, se maintint. Ce dernier fut un des principaux opposants aux vues de Montesquieu et de ses épigones. Dès 1766, dans ses Observations, Mably s’était également attaqué à l’Alexandre de Montesquieu. Pour eux, ce sont ses passions et non sa raison qui guidèrent le Macédonien, avis qui se fonde sur une critique de Plutarque et sur une dénonciation plus large de ces conquérants qui se croient supérieurs aux peuples qu’ils conquièrent. Si, durant la Révolution, et malgré le recours fréquent à l’Antique, la figure d’Alexandre fut peu sollicitée, cela changea durant l’époque post‑révolutionnaire, avec un certain succès des théories de Sainte‑Croix. Ce courant anti‑Alexandre ne l’emporta pourtant pas totalement et le cas de Jullien du Ruet montre même qu’il était possible de croiser des éléments des deux courants.
14En Grande‑Bretagne, en revanche, les idées de Montesquieu rencontrèrent une forte adhésion. Cette importance des auteurs britanniques parmi les partisans d’une vision d’Alexandre comme ouvreur du commerce ne saurait surprendre, puisque l’Angleterre se trouvait alors engagée dans la construction de son propre empire colonial9. Cette vision d’Alexandre y accompagna des réflexions sur la guerre et le droit de la guerre dans lesquelles la conquête militaire paraît pouvoir être rachetée par les éventuels bienfaits qui la suivent. Elle est également constitutive de la réflexion impériale britannique, en particulier à propos de l’Inde. Alexandre devint ainsi un précédent historique, le premier européen à avoir ouvert les portes de l’Inde. Quoique l’idée ne fût pas neuve — notamment au Portugal —, elle prit alors un essor décisif. W. Vincent dédia son ouvrage à Georges III. Il remercie aussi, dans son livre sur le voyage de Néarque, l’aide apportée par la compagnie des Indes orientales (EIC). Le traducteur anglais de l’ouvrage de Huet dédia, pour sa part, son travail à des membres haut placés de l’EIC. Inversement, la traduction française des travaux de W. Vincent fut encouragée par le gouvernement français. La compétition avec l’Angleterre apparaît dans le choix de traduire ces ouvrages dont on estimait qu’ils pouvaient s’avérer utiles pour affirmer des positions françaises en Inde. Dans un moment de tension franco‑britannique, les savants n’hésitèrent pas à se mêler aux polémiques politiques. L’histoire d’Alexandre était d’ailleurs enseignée aux jeunes officiers qui allaient servir en Inde, révélant à quel point elle se trouvait prise dans le jeu des rivalités franco‑anglaises du début du xixe siècle.
15Alexandre offrait donc un cas d’espèce pour le débat qui s’engagea en Angleterre et en écosse à la fin du xviiie siècle quant aux rapports qu’il convenait d’établir avec les peuples soumis en Inde. Dans sa Disquisition, W. Robertson faisait la part belle à un Alexandre promoteur d’une politique impériale novatrice. Il s’intéressa en particulier aux rapports entre peuples européens et peuples conquis dans plusieurs de ses ouvrages, en mêlant souvent passé et présent. Le plaidoyer de W. Robertson en faveur d’une politique respectueuse vis‑à‑vis des Indiens s’inscrit dans le contexte du procès en impeachment contre Warren Hastings, ouvert en 1788, et au travers lui, de la politique de l’EIC. Pour W. Robertson, Alexandre était un modèle que les Britanniques devaient méditer.
16Cette utilisation orientée de l’histoire d’Alexandre se retrouve en Allemagne où l’opposition aux théories de Montesquieu fut incarnée par Heyne. Niebuhr, pour sa part, établit un parallèle entre l’écrasement des cités grecques par Alexandre et l’écrasement de l’Allemagne par Napoléon (Humboldt fait le même type d’analogie). Niebuhr s’intéressa en fait beaucoup plus à Philippe qu’à Alexandre, en raison de sa focalisation sur les événements contemporains. Le seul mérite qu’il reconnaît à Alexandre est d’avoir pour la première fois rendu l’Europe maîtresse de l’Asie. Les nombreuses réserves à l’endroit d’Alexandre seraient donc aussi le fruit de la situation d’une Allemagne encore divisée, et sans empire colonial.
Histoire d’Alexandre, histoire universelle & histoire du salut
17Les sources anciennes furent donc utilisées de façon sélective en fonction d’un contexte politique propre à chaque pays et pas uniquement dans un but d’accroissement des connaissances historiques et géographiques. En dernière analyse se posait alors le problème du sens général à accorder à l’expérience d’Alexandre, de la place de son règne dans l’histoire. Les défenseurs des théories de Montesquieu se trouvaient en effet devoir expliquer l’effondrement si rapide d’un empire pourtant issu du don de prévoyance extraordinaire d’Alexandre. Pour les opposants à ces théories, il était plus simple d’arguer que les lendemains de la conquête révélaient la vraie nature de cette dernière. La « décadence des lettres » après Alexandre posait aussi problème pour prolonger un « siècle d’Alexandre » après la mort du conquérant. Il faut ici souligner le rôle précurseur joué par Voltaire. Dans son livre sur la Bible, il crédite Alexandre et ses successeurs d’avoir répandu les connaissances grecques, dans l’anticipation de ce que nous nommons l’hellénisation. Voltaire fut ainsi un des premiers à dépasser la césure traditionnelle de la mort d’Alexandre pour ouvrir sur un avenir possible.
18Considérer l’expédition d’Alexandre comme préparant l’avenir pouvait aussi se concevoir au sein d’une conception providentialiste de l’histoire. Dans ce cadre, Alexandre ne représentait pas la fin de l’histoire, puisque ses conquêtes y devenaient une étape préparatoire à la venue du messie. De cette manière, Droysen récupéra la thèse de Voltaire lorsqu’il chercha à lire dans la période hellénistique un moment de mise en place des conditions d’apparition du christianisme. Ici, P. Briant boucle la boucle de son raisonnement puisqu’il avait montré, dans le premier chapitre, que dès la conception démopédique d’Alexandre, l’histoire du Macédonien était mise en rapport avec l’histoire sacrée, par exemple chez Bossuet. L’histoire du peuple de Dieu s’insère dans l’histoire des empires d’Orient et donc dans l’histoire d’Alexandre. La geste d’Alexandre y devient un élément du dessein divin. Pour ces auteurs catholiques, Alexandre incarnait la main de Dieu. Ce qui était à l’origine de l’Alexandre des Lumières, se retrouve à sa fin, au xixe siècle, lorsqu’il s’agit d’expliquer que le Macédonien créa les conditions d’apparition du christianisme, ce qui permet d’intriquer encore plus étroitement expérience antique et expérience moderne.
19Ainsi, à l’inverse des commentateurs pessimistes quant à la suite de l’expérience macédonienne, ceux qui y réfléchissaient avec le présent et l’avenir en tête pouvaient faire d’Alexandre le premier européen, celui dans la continuité duquel l’Europe actuelle se devait d’agir. S’affermissaient de la sorte une série de réflexions qui intègrent Alexandre à l’histoire du rapport de l’Europe à un Orient réputé immuable depuis l’Antiquité. Alexandre y constitue le premier acteur de l’histoire de l’expansion européenne. À nouveau, ces prises de position s’inscrivent au sein de l’évolution de la question d’Orient, en particulier avec les guerres européo‑russo‑turques de 1768‑1774, 1787‑1792 et 1821‑1830, qui aboutirent à l’indépendance de la Grèce en 1830. La première prise de pouvoir sur l’Orient par Alexandre devait en annoncer une seconde, tout comme l’expédition française en Égypte réactiva la légende du Macédonien.
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20Au terme de ce cheminement, en s’écartant du modèle du héros‑combattant, Alexandre devint une figure tutélaire de la mémoire et de l’identité européenne, sans jamais cesser d’être un éventuel repoussoir. Le développement des sciences de l’Antiquité ne suffit pas à rendre compte de cette évolution. Elle s’inscrit dans le contexte de l’histoire politique européenne de l’époque. L’image d’un Alexandre régénérateur est liée à la construction d’une Europe moderne conquérante, qui cherchait à définir son identité en face de l’Orient qu’elle était en train de soumettre. La réflexion sur Alexandre vint nourrir le problème central de la définition du comportement à adopter face aux peuples soumis, tout en étant un des éléments constitutifs de ce qui est devenu l’orientalisme. En concluant ainsi son livre, Pierre Briant offre une démonstration très convaincante. Il a parfaitement su s’emparer d’un sujet ambitieux en faisant fructifier son savoir de spécialiste de l’Antiquité. Ce trait se repère au côté systématique du dépouillement ainsi qu’à sa parfaite connaissance des sources antiques qui lui sert à démêler les inspirations des auteurs modernes qu’il étudie10. Il demeure pourtant curieux de voir la notion d’orientalisme émerger en fin d’ouvrage alors même que l’orientalisme des Lumières est finalement peu traité. Il y aurait pourtant eu ici moyen d’enrichir le panorama du livre. Rappelons en effet qu’Alexandre est un personnage du Coran11 et que la légende d’Alexandre (par exemple par l’intermédiaire du roman d’Alexandre du pseudo‑Callisthène) connut une certaine diffusion en Orient, où il est ordinairement appelé Iskandar12. Le programme initial de l’ouvrage était d’aboutir à une synthèse sur la figure d’Alexandre dans les littératures des Lumières13. P. Briant s’y tient, mais au prix d’une vision très classique des Lumières, qui ne tient finalement guère compte de travaux récents qui ont cherché à montrer la pluralité de ce mouvement. L’ouvrage n’en demeure pas moins passionnant. Ne doutons pas un instant que son souhait de susciter la réflexion des spécialistes du xviiie siècle sera exaucé.