L’Oikodicée, le poème épique des marchés
1Tandis que Thomas Piketty convoque dans Le Capital au xxie siècle (Seuil, 2013) les romans de Balzac ou de Jane Austen, l’historien de l’économie, Philippe Mirowski, déplore le manque de récits portant sur les marchés financiers contemporains. Mais peut-on bien encore en décrire et raconter le fonctionnement ? D’autant que, souligne-il, tout discours sur l’économie semble confisqué par des institutions universitaires ou privées, où officient des prêtres à l’autorité incontestable1. Tel est pourtant le défi que relève le philosophe et professeur de littérature allemande berlinois Joseph Vogl dans Le Spectre du capital, que les éditions Diaphanes offrent aujourd’hui au public francophone : mettre en lumière l’impensé du capitalisme financier moderne en revenant sur les moments-clés de son histoire ; un système que Norbert Bolz appelle à juste titre la « métaphysique de l’occident2 », et qui fonctionne d’autant mieux que moins de gens le comprennent. Il s’agit donc bien, contre un certain obscurantisme, d’éclairer l’opinion sur les présupposés, voire la mauvaise foi et les superstitions de l’économie financière moderne.
2Le concept au fil duquel J. Vogl se propose de mener son enquête est celui d’« oikodicée », soit l’idée d’une providence sociale qui naîtrait du libre jeu de l’économie et des mouvements du capital. Le terme renvoie au néologisme leibnizien de « théodicée », lui‑même formé des deux mots grecs « Dieu » et « juste3 ». Or J. Vogl montre qu’au cours du xviiie siècle, se met en place une idéologie qui tend à confier le rôle de Dieu à l’économie : c’est désormais à elle qu’incombe la tâche d’assurer la justice sociale ou tout du moins de permettre des connexions d’événements favorables à l’épanouissement du meilleur des mondes possibles. Cette oikodicée, J. Vogl en reconstitue l’histoire en accentuant cinq étapes majeures que nous voulons retracer ici :
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la constitution d’une pensée économique au xviiie siècle
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l’abolition du lien entre l’or et le papier-monnaie qui intervient de 1797 jusqu’à l’abandon de Bretton Woods en 1971
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la domestication du futur depuis les années 1990 grâce à l’implémentation des nouvelles technologies de l’information dans les marchés financiers
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l’indexation croissante des modes de reproduction biologiques sur le modèle de la reproduction du capital dans la période contemporaine
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et finalement les crises qui ont secoué les marchés au cours des premières années du xxie siècle, et qui marqueraient le retour d’un refoulé ou du spectre qui n’avait jamais véritablement cessé de hanter le capital.
3J. Vogl commence son essai par un récit ou plutôt par l’analyse d’un récit de Don DeLillo : Cosmopolis (Scribner, 2003 et Actes Sud, 2005 pour la traduction française), roman qui remplit le programme d’une mise en forme littéraire de phénomènes économiques et financiers en réalité illisibles. Don DeLillo met le doigt sur la tache aveugle de la doxa économique moderne : le déséquilibre, l’instabilité, l’imprévisible. Le protagoniste principal, qui n’est selon J. Vogl qu’une allégorie du capitalisme, est inquiet : inquiet de la forme asymétrique de sa prostate qu’il s’impose de faire ausculter quotidiennement. Or un beau jour, s’étant engagé dans une odyssée épique en vue de rejoindre son salon de coiffure, traversant une ville à la fois sur-contrôlée et au bord de l’implosion, spéculant contre le yen et retrouvant au passage sa femme ou une amante, il terminera ruiné et nu, sur un chantier, les cheveux à moitié coupés, et faisant face à un ancien employé décidé à l’assassiner. Ce dernier toutefois ne l’exécutera pas sans lui faire cette étrange révélation : « C’est là qu’était la réponse, dans votre corps, dans votre prostate4 ». Il y aurait ainsi dans le capitalisme quelque chose d’irrégulier : un fantôme menaçant à tout moment de provoquer un cancer généralisé du système qu’il habite. Cette conclusion dégrisante va à l’encontre des vulgates optimistes, de la théodicée leibnizienne et des oikodicées contemporaines ; pour J. Vogl, les crises financières des vingt dernières années jouent le rôle de désastres de Lisbonne successifs.
L’oikodicée des Lumières à nos jours
4La notion d’oikodicée est une sécularisation de la notion de théodicée : depuis le xviiie siècle, ce n’est plus à la providence divine d’assurer la cohérence des événements terrestres, mais à l’économie et, plus précisément, aux marchés. Ces derniers, à l’image du Dieu de Leibniz qui, selon Jacques Brunschwig, est une « immense machine à calculer5 », font office de rationalité supérieure où les séries événementielles les plus divergentes s’harmonisent en un tout providentiel. Le modèle est ici cosmologique, souligne J. Vogl. Partant de la fascination que produisit sur les esprits du xviiie siècle l’explication newtonienne du mouvement des astres par des formules mathématiques, il montre comment les Lumières n’eurent de cesse qu’elles n’eussent déterminé la loi qui régit pareillement les actions humaines. Celle‑ci sera trouvée dans l’intérêt, véritable « atome de comportement ultime et indivisible » (p. 45), invitant non pas à une quelconque forme d’ascèse mais à une affirmation de soi. Or la question est de savoir comment les différents appétits ou répulsions, les divers vices ou désirs des individus, se comportent les uns par rapport aux autres, et à quel titre ils peuvent former un tout cohérent. La réponse n’est pas évidente. Elle est si peu évidente qu’on ne peut la nommer que comme principe caché ou « main invisible » — « main » qui connut notamment chez Adam Smith un développement tout à fait symptomatique que retrace J. Vogl. Apparue tout d’abord dans l’History of Astronomy de l’auteur écossais, elle y figure une sorte de métaphore de l’inexpliqué météorologique, soit Jupiter projetant la foudre. Elle était donc avant tout le signe d’un désordre ou d’une perturbation inexplicable. Incidemment, cette « main » évoluera dans la Théorie des sentiments moraux, où Smith la décrit comme un principe d’harmonisation entre la richesse des uns et l’indigence des autres. Mais c’est dans De la richesse des nations qu’elle se révèle comme le principe coordonnant les événements du monde les plus divers, et en premier lieu les marchés où les passions et les vices s’équilibrent pour le bien de tous. Cet équilibre, souligne J. Vogl, naît dans l’opacité la plus totale : la main demeure cachée, faisant régner une « transparente absence de transparence », négociant dans l’ombre la « consistance d’un monde possible » (p. 72).
5L’oikodicée, ou l’équilibre naturel des marchés, se met donc en place avant même que les marchés n’aient véritablement commencé à fonctionner : idée philosophique donc, voire pure idéologie. Remise dans son contexte, une telle conception nous apparaîtra sans doute comme typique des Lumières en général, ou de la physiocratie en particulier ; en réalité, note J. Vogl, à travers les travaux de « Ricardo, Walras, Jevons et Pareto », elle est parvenue jusque dans les doctrines économiques libérales du xxe siècle, dont il rappelle les dénominateurs communs :
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« tous les joueurs ont intérêt à la maximisation du bénéfice »
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« une relation autorégulatrice » œuvre entre les facteurs les plus divers
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« les mécanismes de l’échange s’optimisent proportionnellement à la diminution des […] interventions arbitraires »
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le marché est le lieu par excellence où saisir « une relation sociale qui, ailleurs, est […] impossible à appréhender ». (p. 77)
6Suivant ces critères, Milton Friedmann serait donc au xxe siècle un représentant canonique d’un véritable « physicalisme » économique, habité par l’espoir « que l’économie politique puisse se fonder comme une science positive, sur le modèle de la physique et, avec celle-ci, comme manifestation scientifique libre dégagée des valeurs » (ibid.). Or, si la physique a depuis renoncé aux principes de la dynamique classique, l’économie n’en continue pas moins d’opérer avec ses hypothèses, car elles seules « garantissent le caractère systématique du savoir économique ; et elles seules permettent la constitution d’un champ objectif cohérent pour l’analyse économique » ; a contrario « une “théorie” du pur déséquilibre serait aussi absurde que l’idée d’un système sans cohérence, ou la version axiomatique de la déraison » (p. 80).
Le billet de banque ou l’économie du futur
7Là où le xviiie siècle met en place une pensée économique de l’équilibre, les bouleversements techniques et politiques du xixe siècle introduisent le temps à l’intérieur des systèmes, cadres de pensées ou taxinomies des Lumières. Pour l’économie, cela signifie très pratiquement l’apparition du capital et du crédit, tandis que le commerce se trouve favorisé par l’introduction « de lettres de change, de bons de dépôts et de reconnaissance de dettes» (p. 82). Or les dettes et leur circulation semblent contredire les thèses de l’équilibre des marchés, provoquant dès le début du xixe siècle une inquiétude, dont l’auteur analyse ce qu’il appelle « la scène primitive » de la Banque d’Angleterre (p. 83). Fondée en 1694, celle‑ci répondait tout d’abord, explique J. Vogl, au problème du brigandage d’État, la royauté confisquant ou réquisitionnant des métaux précieux pour financer ses guerres. C’est dans le but de « légaliser » de telles réquisitions que, dès 1690, William Patterson proposera d’avancer contre intérêts les livres sterling dont la maison royale avait besoin, soit de transformer le brigandage en un contrat entre partenaires, débiteurs et créanciers. La Banque d’Angleterre n’est donc, souligne J. Vogl, dès l’origine, rien d’autre que l’institutionnalisation d’une banqueroute d’État ; un système qui fonctionna plus d’un siècle avant de produire ses effets les plus spectaculaires. Pour comprendre ces effets, rappelons que pour la pensée économique des Lumières, « seule la référence à une substance de valeur assurée, à l’argent ou à l’or, donne leur balance aux signes financiers en circulation » (p. 87). Il est donc essentiel que l’argent-papier en circulation soit couvert par l’équivalent en métaux. Or, en 1797, et pour faire face à une crise des liquidités sans précédent, William Pitt alors premier ministre du Royaume, dégage la Banque d’Angleterre de l’obligation de couvrir intégralement les billets de banque. Ici — et c’est là la chose proprement inouïe — l’incapacité de payer n’entraîne plus l’écroulement du système entier, mais conduit à la constitution d’un « nouveau système [fondé] sur l’insolvabilité et la perte de référence » (p. 93).
8Avec la fondation de ce système, le monde fera en outre une étonnante découverte : le billet de banque apparaît comme étant plus — ou autre chose — qu’une simple promesse d’or ou d’argent. Juridiquement parlant, payer en billets de banque c’est s’acquitter hic et nunc de son dû, mais économiquement parlant, c’est transférer un crédit, car le paiement lui-même (en métaux) est reporté dans le futur. En d’autres termes — et c’est là un des points nodaux de l’argumentation de J. Vogl — le billet de banque, à la fois argent et promesse d’argent, est un hybride qui est « là » et en même temps « plus loin », et qui est fondé par l’unité « entre la solvabilité et l’insolvabilité » (p. 101). Or le paradoxe que constitue cette unité ne sera pas résolu par un retour à terme à une théorie de la représentation, mais par une temporalisation du système dans son ensemble : c’est‑à‑dire par un ajournement de toutes les conversions en métaux de tous les paiements possibles. Ce qui s’instaure ici, c’est donc un système fondé sur un déséquilibre dynamique — ou une insolvabilité originaire ou une circulation illimitée de dettes — où le temps est un facteur productif, et où le billet de banque fonctionne comme une autoréférence institutionnalisée, c’est-à-dire se garantit lui-même. J. Vogl alors de conclure :
La force représentative des signes s’est décalée, elle se fonde à présent sur la capacité d’accomplir des transferts par autoréférence. L’argent est argent du crédit et donc promesse d’argent, il dissout la symétrie de l’échange et la contrepartie. (p. 107)
9Et à long terme, un tel ajournement entraîne une déconnexion entre la quantité d’argent et la masse de bien en circulation ; plus la sphère de la circulation de l’argent s’autonomise, plus elle échappe à la sphère de la production pour ne suivre que ses propres lois. Ce qui disparaît ici, c’est en dernier lieu la différence entre valeurs réelles et valeurs fictives, richesses naturelles et richesses artificielles, biens matériels et biens immatériels, économie réelle et économie virtuelle. En d’autres termes, aimerions-nous ajouter bien que le terme n’apparaisse pas dans l’essai de J. Vogl, on se trouve dès lors — pour le dire avec Baudrillard — dans un espace de pure simulation.
Les marchés ou la domestication du futur
10Les Lumières avaient pensé les marchés comme équilibre, le xixe siècle ouvert l’économie vers le futur par l’introduction du billet de banque. Au xxe siècle, c’est ce futur que l’on tentera de domestiquer par l’introduction de techniques modernes de calcul, implémentées dans de nouveaux et puissants outils, les ordinateurs. Une telle domestication se distingue des techniques classiques de l’assurance par le fait qu’elle ne se limite pas à réduire les incertitudes inhérentes à l’avenir à un risque calculable, mais qu’elle prédit en temps réel cet avenir, ce qui revient à le construire hic et nunc. Telle est la trame de l’analyse que propose J. Vogl, faisant alors porter son attention sur les années 1960 et 1970 qui, suite à l’abandon des accords de Bretton Woods, rappellent la situation de 1797. Pour mémoire : suite aux crises monétaires de l’Entre-deux-guerres, les gouvernements tentèrent en 1944 de refonder l’économie sur un signifiant transcendantal, l’étalon-or. Système qui sera finalement enterré en 1971 par le président Nixon, suspendant la convertibilité du dollar en or. L’argent papier ne sera dès lors plus considéré comme l’expédient provisoire d’une faillite annoncée, mais il devient « un élément fonctionnel et un destin inéluctable dans le cadre de la circulation internationale des capitaux » (p. 118). On entre dans un système, comme le dit Milton Friedman, « “sans précédent” […] où les monnaies ne se réfèrent plus qu’aux monnaies et reposent, directement ou indirectement, sur une norme d’argent comptable non couvert ». On assiste alors à l’abandon des politiques monétaires au seul mouvement du marché et, dans le même temps, au développement du marché financier lui‑même qui devient le plus grand marché du monde — notamment par l’introduction des fameux produits dérivés quasiment inconnus avant 1970. Les affaires en bourse deviennent dès lors la norme de toute l’économie tandis que le fonctionnement du marché financier s’impose comme « le modèle du fonctionnement du marché en général » (p. 124).
11Le marché est essentiellement tourné vers l’avenir. C’est ce que démontre J. Vogl dans son analyse du fonctionnement du commerce à terme. Ce type de commerce est fondé sur des contrats portant sur l’achat de marchandises dans un délai futur, mais détermine hic et nunc le prix de biens qui n’existent pas encore. Et J. Vogl de donner cette définition saisissante des affaires traitées en bourse :
Une personne qui n’a pas une marchandise, ne l’attend pas et ne veut pas l’avoir, vend une marchandise à une personne n’attendant pas non plus cette marchandise, ne veut pas l’avoir et ne la recevra effectivement pas. (p. 128)
12En d’autres termes, on s’échange ni plus ni moins que des fictions, dont la conversion en valeurs réelles est indéfiniment ajournée. Ce qui rend possibles de telles affaires, c’est précisément le fait que les prix ne se rapportent pas à des marchandises (qui n’existent pas encore), mais uniquement à des prix : les prix sont donc payés avec des prix. Cela signifie que les partenaires contractuels subiront ou profiteront le cas échéant des baisses ou des hausses des prix, d’où le besoin impératif de connaître le futur dont la stabilité détermine tout le système. C’est à cet effet que le calcul des probabilités sera implémenté dans les pratiques commerciales et dans l’économie financière en général, calcul redevable des formules mathématiques élaborées par les économistes Robert C. Merton, Fischer Black et Myron Scholes qui, pour J. Vogl, jouent pour l’économie le rôle que les lois de Newton jouèrent pour le cosmos : elles expliquent les courbes de la croissance ou de la baisse des prix. Il n’y aura plus alors qu’à coupler ces « lois » avec l’informatique pour que s’opère, dès les années 1980, « une fusion efficace entre la théorie financière, les mathématiques et la technologie de l’information » (p. 145).
13Les conséquences, une fois de plus, sont spectaculaires : elles conduisent à un renversement dramatique de l’ordre logique entre la réalité et le calcul, ou, autrement dit, la réalité économique va dès lors tendre à imiter la théorie elle-même. C’est ce que notait déjà Merton :
Plus la circulation du capital et les marchés financiers deviennent efficients dans le monde réel, plus sont précises les prédictions réalisées par les modèles en temps continu portant sur les prix financiers, les produits et les institutions actuels. Cela signifie, en bref, que la réalité, au bout du compte, imitera la théorie. (p. 147)
14Dans un tel système, la stabilisation de l’économie du crédit et des systèmes monétaires ne dépend plus d’une couverture en or, mais d’un « échange permanent entre la monnaie et l’information » (p. 148), entraînant l’amalgame du présent avec le futur. Les incertitudes ne disparaissent pas pour autant, mais le marché, s’intensifiant et traitant de plus en plus de paramètres ou d’informations en temps réel, crée un « monde neutre du point de vue du risque, dans lequel un futur indéterminé est doublé par la déterminabilité des attentes de futur et peut donc être assimilé au présent » (p. 151). On comprend que J. Vogl puisse alors assimiler les formules développées par Merton, Black et Scholes au Dieu « qui n’est qu’une machine à calculer » de Leibniz, et dont le but ultime est de produire, par couplage des événements et sélection des informations, le meilleur des mondes possibles. Analogie d’autant plus pertinente si l’on considère que le néolibéralisme dote de facto chaque événement d’une valeur sur le marché :
Dans un monde compétitif parfait, conclut Vogl, on n’a besoin de rien, sauf de connaître le prix des choses – un marché différencié, en quelque sorte moléculaire, peut baliser tout futur possible avec des securities, des options et des dérivés, et garantir encore une fois une sorte de providence terrestre. (p. 152)
15Ici s’impose le rêve d’une fusion entre démocratie libérale et marché libre, but et « fin de l’histoire » ou nouvel « âge d’or » (p. 156).
La bioéconomiqueentre lois du ménage & chrématistique
16J. Vogl pose ensuite la question du rapport entre l’économie et la société eu égard au problème du temps et, surtout, à la reproduction du capital d’une part et des hommes de l’autre. Sa thèse : dans les sociétés contemporaines, c’est sur le modèle de la reproduction du capital financier — et non plus de structures familiales, communautaires et en dernier lieu politiques — que le codage du lien social est pensé. On ne parlera donc plus ici de biopolitique, mais de « bioéconomique » (p. 192). Aristote déjà, rappelle J. Vogl, avait distingué sans ambiguïté des « formes de reproductions divergentes » de la polis selon l’oikonomia et selon lachrématistique. La première renvoie à un ordre naturel, aux « lois de la maison », du gouvernement d’un ménage et de la communauté politique, origine et but du mouvement de toute forme de collectivité ; la seconde désigne en revanche l’art sensiblement différent de se procurer de l’argent. Dans la chrematistike,le moyen est la fin même de l’échange. Or là où le besoin ne limite plus ce dernier, l’échange, écrit J. Vogl, est alors « recourbé en direction d’une absence de frontières internes dans laquelle l’utilisation appropriée des moyens provoque l’accroissement des moyens. Quand on se donne pour objectif l’obtention de l’argent, on ne fixe pas de limites à l’emploi des moyens, c’est-à-dire à l’obtention de l’argent. La chrématistique est illimitée à la fois quant à ses fins et quant à ses moyens, et dès lors définie par sa démesure interne » (p. 166). En cela, pour Aristote, la chrématistique est contre‑nature, comme est antinaturel son mode de reproduction basé sur l’usure où le moyen se génère lui-même sous forme d’intérêts. Le terme tokos chez Aristote désigne précisément un « jeune » ou un être « engendré ». Deux modes de reproduction entrent donc en concurrence : celle, biologique, des hommes — liée au rythme cyclique de la physis, de la naissance, croissance au vieillissement et à la mort, et celle, artificielle, de l’argent dont la croissance est illimitée, ne connaissant aucune frontière temporelle et s’ouvrant ainsi à l’infini ou apeiron.
17La disjonction entre reproduction naturelle et artificielle est donc identifiée à partir d’Aristote. Elle se retrouve au cœur de la définition que J. Vogl propose du capitalisme comportant nécessairement deux dimensions, à savoir : 1) un mode de gestion du temps comme ouvert ; 2) une imbrication des modes de reproductions sociales et biologiques avec « les autoreproductions du capital en général et les mécanismes du marché en particulier » (p. 182). Plus précisément, poursuit J. Vogl,
on doit parler d’une économie capitaliste là où la reproduction « artificielle » ou chrématistique de formes de capital, avec leurs dynamiques et leurs crises, est devenue un critère de la vitalité sociale. Le capitalisme ne serait en conséquence pas un système homogène, mais une manière déterminée d’organiser le rapport entre les processus économiques, l’organisation sociale et les technologies de gouvernement, selon les mécanismes de la reproduction sociale. (Ibid.)
18Tel est le programme réclamé par les différents économistes « néo-classiques » ou « néolibéraux » : imposer les conditions générales de reproduction du capital, soit les lois du marché et de la gestion du capital aux modes de reproduction de la société. Les conséquences sont nombreuses pour l’homo oeconomicus dès lors dés-anthropologisé. Celui que l’on définissait au xviiie siècle et au xixe siècle comme une « forme plastique dotée de désirs, de penchants et d’intérêts » devient une « simple abstraction […] dont le jeu de décision est utilisé pour régler des situations et des problématiques déterminées » : il devient une « sonde théorique » ou un « procédé de test ». Il n’est en plus qu’une fiction heuristique servant à analyser des « processus de décision » : le but étant de prévoir et coordonner les comportements les plus complexes des individus en transformant les individus en « capital humain » (p. 189), les familles en entreprises, soit en dispersant des « micromarchés » (p. 188) sur le champ social. Les mouvements et la reproduction du corps social sont désormais indexés au capital sous forme de la bioéconomique — ou gouvernance de la vie par l’économie.
Crashs & crises ou le retour du futur
19Le dernier chapitre du Spectre du capital interroge le refoulé du système économique décrit jusqu’ici, soit l’aléatoire, la surprise, l’irrégulier, les crises ou, pour le dire dans les termes de Don DeLillo, l’asymétrie de la prostate d’Eric Packer. Poser la question de l’asymétrie ou de l’exception, poser la question de ce qui échappe donc par définition à tout système en équilibre, c’est interroger en premier lieu la validité de ce que l’on appelle la « science économique » ou ce que J. Vogl appelle les « concepts de systèmes économiques homogènes » (p. 198). Et précisément, suivant la démonstration de l’auteur, si une « théorie économique » a été possible, c’est parce que dès le xviiie siècle, s’était imposée la « supposition que les dynamiques économiques sont elles-mêmes des formes de processus respectant des lois » (p. 199). Or ils sont nombreux à avoir prouvé le contraire, et en premier lieu Benoît Mandelbrot sur lequel J. Vogl s’arrête en particulier.
20Dans les années 1960 déjà, le mathématicien franco-américain aurait défini pour l’économie un type d’évolution ressemblant « moins à des flux constants qu’à des turbulences de flux » (p. 200), possédant un caractère aussi aléatoire que capricieux. Battant en brèche les vulgates néolibérales, il aurait en outre montré, à l’aide des premières simulations informatiques, que les mouvements discontinus et brusques ne sont pas tant des accidents du système que sa « vérité profonde » (p. 202). Avec Mandelbrot, note J. Vogl, on sort donc des modèles « physicalistes » ou « newtoniens » de l’économie : l’opposition elle-même entre système stable et événement extraordinaire s’efface au profit de « structures d’ordre éloignées des états d’équilibre, dont la tendance est […] d’avoir des formes de comportement totalement inattendues, et qui trouvent un exemple dans les modèles de flux spontanés des fluides turbulents » (p. 203), se rapprochant en outre des représentations des intempéries. L’analogie entre tempêtes boursières et météorologiques permet alors de dégager le problème crucial de la représentation et de la prévision ; dans les deux cas, le problème est celui de la quantité d’information qu’il faut être capable de traiter afin de saisir le mouvement des perturbations ou du marché en temps réel. Même avec les ordinateurs les plus modernes, on touche ici, note J. Vogl, à « la limite de la calculabilité » (p. 206) où une surcharge d’information conduit en dernier lieu à la fin de « l’efficience même de l’information » (p. 207).
21Or si les modèles physicalistes de l’économie semblent impropres à décrire le fonctionnement des marchés, c’est qu’il faut plutôt les mettre en lien avec une science telle que l’histoire, car, comme le dit J. Vogl, la mathématisation des « mouvements économiques ne mène justement pas à un royaume de systèmes d’ordre consistants, mais au champ de la contingence historique » (p. 208). Pourtant, et malgré l’inquiétude suscitée par les démonstrations de Mandelbrot, les économistes des années 1960 et 1970 n’en ont pas moins cherché à réconcilier la forme météorologique des marchés avec des formes de linéarité déterministes. Les effondrements successifs survenus dès les années 1990 auraient pourtant dû mettre la puce à l’oreille, car, souligne J. Vogl, selon « les théorèmes sur la probabilité des marchés financiers », depuis 1987, les divers crashs se sont produits malgré un facteur de risque de un pour plusieurs dizaines de milliards, « c’est-à-dire qu’en réalité, ils n’auraient pas du tout [dû] avoir lieu » (p. 210).
22Ce qui augmente la difficulté des prévisions — pour reprendre l’exemple de la formation des prix — c’est le fait que ces derniers ne se forment pas dans le rapport de l’offre et de la demande (autre mythe hérité des Lumières) mais sont au contraire inspirés par « les perspectives de rendement et de risques, et définis par des paiements qui ne se produisent pas maintenant, mais dans l’avenir — des prix, donc, qui se constituent par le biais des attentes des prix futures » (p. 213). En d’autres termes, la valeur actuelle des choses est « l’actualisation des perspectives des profits et de risques » (p. 214). Or si les prix se déterminent sur la base de prévisions ou d’attentes, ils ne sont jamais des faits, mais des « attentes de faits » (p. 217). Les évolutions sur les marchés ne sont donc pas déterminées par ce qui est, mais par « ce qui va peut‑être, éventuellement ou probablement survenir » (ibid.). En d’autres termes :
Le marché financier fonctionne comme un système d’anticipations qui obligent le comportement économique à deviner ce que le marché lui-même peut bien penser de l’avenir. Les attentes actuelles n’anticipent pas simplement, ainsi, les événement futurs : ceux-ci sont au contraire également formés par les attentes des événements futurs, et c’est en tant que tels qu’ils prennent une acuité. Le présent est produit par des effets d’avant-coup. (p. 218)
23ou par « l’observation d’observations » ou par « l’anticipation d’anticipations possibles » (ibid.). Il ne s’agit donc jamais de connaître la valeur « réelle » des choses, mais de savoir ce que les acteurs des marchés attendent d’elles. Ce qui est déterminant, c’est l’opinion des acteurs — détermination, note J. Vogl, entièrement « doxologique » et en aucun cas « épistémologique » (p. 218). Il n’est donc nullement surprenant que les marchés se trouvent régulièrement engagés dans des mouvements de bulles ou de crashs selon une oscillation qui s’amplifie elle-même ou selon des formes de « déséquilibre dynamique » où les « phases de stabilité mènent à l’instabilité » et les « tentatives de compensation aux perturbations » (p. 223).
24Telle avait été, dans les années 1960 déjà, la thèse d’Hyman Minsky. La « théorie de l’instabilité » de l’économiste américain occupe une place centrale dans l’argumentation de J. Vogl pour expliquer le « cercle vicieux du financement » (p. 224). L’équation est la suivante : « les profits actuels valident des décisions passées, les décisions actuelles d’investissement et de financement sont définies par les attentes de profits futurs » (ibid.). En période de croissance, l’investissement dépassera volontiers les liquidités présentes, ce qui permet de libérer de nouvelles sources de financement pour augmenter les investissements. On utilise alors les revenus « provenant des investissements non plus pour amortir les crédits, mais pour réinvestir » et donc pour « refinancer par des crédits les crédits en cours » (p. 225). Dans un tel contexte, la masse d’argent s’accroît et les prix augmentent, et par contrecoup « les marges de sécurité diminuent » et « la circulation des dettes s’intensifie », ce qui pousse les investisseurs à compenser leurs dettes par « d’autres investissements plus risqués » (ibid.). La structure décrite par Minsky est donc pyramidale, grisante ou euphorisante en un sens, mais produisant une inéluctable « croissance des obligations, dont le remboursement dépend de l’augmentation des gains pur », et devant nécessairement se terminer par une baisse généralisée ou un effondrement du marché. Selon l’économiste, les crashs ne sont pas le fruit de bouleversements extérieurs au marché, mais sont produits par le marché lui-même. À l’encontre des dogmes néolibéraux, il note qu’« il est tout simplement faux d’affirmer que si tous les participants au jeu suivent leurs propres intérêts, l’économie trouve un équilibre » (p. 228). Appliquant ces théories à la débâcle des subprimes, J. Vogl alors de conclure :
Processus procycliques et catastrophes par résonance sont conformes au système, et le tout récent effondrement du marché américain des hypothèques n’a donc sans doute été qu’un déclencheur, mais pas une raison suffisante pour le collapsus mondial qui a suivi. (p. 234)
25La raison suffisante est le temps. Là où les risques sont garantis par des risques, les investissements par des investissements, on ne produit autre chose qu’une « circulation démultipliée de l’insolvabilité » (p. 232) elle‑même fractionnée et dispersée dans des horizons de paiements futurs. En d’autres termes : les risques actuels sont calculés en fonction du futur et le futur lui-même en fonction de futurs futurs ! J. Vogl note :
Les marchés actuels sont définis par une série d’anticipations sans fin, et animés non seulement par leurs futurs multiples, mais aussi par « l’après » de chacun de ces futurs. (p. 236)
26La perspective devient vertigineuse. D’autant que le système ne fonctionne qu’aussi longtemps que chaque risque peut être prolongé indéfiniment dans des futurs cachés derrière d’autres futurs. C’est pourtant au sein de ce vertige qu’apparaît une différence irréductible entre les risques (calculables) et les incertitudes (ce qui échappe par définition à toute prévision). Dès que le futur devient actuel, « s’actualise aussi sa différence avec cet avenir sur lequel on avait misé et dont on avait autrefois utilisé les perspectives » ; si la différence est négative, une crise des liquidités et donc l’insolvabilité aura inévitablement lieu. Et c’est ici que surgit, ou ressurgit, ou ne cesse de ressurgir, « le spectre du capital », véritable retour de refoulé des marchés, soit du futur réel après épuisement des futurs possibles, soit de l’incertitude fondamentale de l’histoire.
27Ici se clôt donc l’oikodicée qui a fondé tout le savoir économique depuis trois siècles sur les notions d’équilibre et de compensation sociale. Pensée par laquelle les marchés purent légitimer leur action au niveau théorique, et où le savoir théorique lui-même a pris une forme uniquement normative. L’oikodicée est en dernier lieu un « édifice théorique en flottaison », n’ayant d’autre fondement que lui-même. Le savoir économique moderne, pour J. Vogl, n’est ni plus ni moins qu’une idéologie masquant son fonctionnement réel sous des chimères d’équilibres. Il faut donc que le savoir économique fasse la critique de « sa pente providentielle » (p. 246) et opère sa transposition dans le champ historique, soit ce que J. Vogl appelle encore une « déthéorisation » (ibid.) de l’économie. Le capitalisme ne fonctionne pas lui-même, ni ne se finance lui-même : purs fantômes, spectres et superstitions. Ce sont des choix et des opérations sociales et politiques qui le supportent. J. Vogl alors de conclure :
Les économies nationales actuelles resteront très directement confrontées à la question de savoir si et combien de temps elles pourront se permettre de financer leurs idées de fonctionnement et leurs structures capitalistes. (p. 250)
Le poème épique des marchés
28L’essai de Joseph Vogl a connu un succès retentissant en Allemagne animant, à l’instar des travaux de David Graeber ou de Maurizio Lazzarato, des discussions bien au-delà des milieux académiques. Mais son essai se distingue tout particulièrement par la question sous-jacente de la représentation. Les marchés, constitués des futurs présents et des présents futurs, des risques garantis par des risques ou encore d’échanges démultipliés par la vitesse de calcul informatique peuvent-ils être mis en récit ? La profusion hollywoodienne de films tournant autour des mouvements du capital, du Wall Street (1987)d’Oliver Stone au Loup de Wall Street (2013) de Martin Scorsese, pourrait faire penser que la question est oiseuse. Le problème est cependant que le cinéma ne représente pas tant les marchés qu’il ne met en scène l’itinéraire d’un héros, de ses débuts modestes à son triomphe et à sa chute, selon un scénario qui a plus à voir avec le roman du xixe siècle qu’avec les tentatives contemporaines de penser l’irreprésentable économico-financier. Représenter l’aventure des marchés eux-mêmes implique de quitter un régime de représentation où la teneur de réalité du récit se mesure à la manière dont les événements s’ordonnent les uns aux autres, soit le meilleur des mondes leibnizien. Car, concernant l’économie financière moderne, il n’y a plus d’ordre ni de règles à proprement parler : le monde, comme l’écrit J. Vogl à propos de Cosmopolis, n’est plus ordonné en prose (p. 17), mais en « données qui ne s’associent que de manière lâche et épisodique », données qui en outre « se manifestent comme des puissances et des obstacles extérieurs », qui « deviennent des sources de malheur » et qui, une fois connectées, « dégénèrent pour prendre un tour fatidique » (p. 18). En d’autres termes, ce n’est plus sur le mode du romanesque que la narrativité doit être pensée, mais sur celui de la poésie — en particulier épique. Poésie tout d’abord, parce que le capital, représenté par Eric Packer dans le roman de DeLillo, est habité du désir « d’échapper à la pesanteur du monde physique » (p. 13), il rêve d’une « transsubstantiation radicale et définitive » (ibid.), il est pour ainsi dire un poète « appartenant à une nouvelle génération d’experts des symboles, qui associent la passion à l’extravagance et se consacrent à cet argent qui “se parle à lui-même”, à un jeu libre, artificiel et autoréférentiel des signes et de l’information » (ibid.). Mais poésie épique ensuite, parce qu’à l’instar d’Ulysse le protagoniste navigue à vue sur une mer faite d’événements tour à tour déconcertants, improbables, voire irrationnels. Or l’action épique, à en croire Hegel, correspond à une société ne connaissant pas encore d’organisation légale ; elle se déroule donc dans une « zone de risques élémentaires » (p. 18) ou sur le « terrain d’un monde sauvage » (ibid.) et qui, à l’instar du monde fondé « sur le système de l’économie financière, est caractérisé par une tempête d’événements, devenue le symbole du plus grand péril possible » (p. 21). Avec Don DeLillo — mais pas seulement avec lui — la narration vise à décrire « l’irruption d’un événement imprévisible », et c’est en cela que « texte littéraire et jeu de signes spéculatifs posent un problème de lecture analogue » (p. 26). C’est à cette lecture que s’exerce J. Vogl dans son essai, permettant au lecteur d’apprécier différemment la fiction elle-même dans laquelle il vit, qui le touche au plus près et le conditionne.