Double Koltès
1Dans la solitude des champs de coton (1985) s’est retrouvé au programme du concours d’entrée aux ENS pour la session 20141. Depuis Sallinger en 2001, c’est la deuxième fois qu’une pièce de Koltès occupe des élèves de CPGE. Pendant la même décennie, des mises en scène, certes moins nombreuses que dans les années 1990 mais plus indépendantes de l’aura de Chéreau ou des exigences de l’auteur, ont vu le jour : pour le mieux — Combat de nègre et de chiens par Michael Thalheimer à la Colline en 2010 — ou pour le pire — Le Retour au désert par Muriel Mayette à la Comédie-Française en 2007. Sur cette lancée, Dans la solitude des champs de coton sera montée aux Célestins à Lyon en mai 2015 par Roland Auzet avec une distribution féminine : Anne Alvaro et Audrey Bonnet dans les rôles du Dealer et du Client.
2Koltès dramaturge d’Anne-Françoise Benhamou et Koltès, le sens du monde de Christophe Bident proposent deux approches essentielles et complémentaires d’une même œuvre fulgurante : l’un évoque en passant un point de l’œuvre que l’autre saisit plus vivement et vice versa. L’un élabore une approche philosophique, l’autre dramaturgique.
3A.‑F. Benhamou a repris les articles qu’elle a écrits sur Koltès pendant plus de vingt ans. Chr. Bident a refondu les siens en un essai sur le rapport de Koltès à l’espace, en diptyque avec son précédent — Bernard-Marie Koltès, Généalogies (2000)2 — qui portait sur le temps. Leurs réflexions se nourrissent de l’expérience du plateau : A.‑F. Benhamou est la dramaturge de Stéphane Braunschweig, directeur de la Colline, et a contribué à la mise en scène de Thalheimer ; Chr. Bident a monté Dans la solitude des champs de coton en 2001 avec Pierre-Antoine Villemaine et Jack Coudert.
Dramaturgie & philosophie
4Chr. Bident relève certes que Koltès écrit La Nuit juste avant les forêts (1977) pour le comédien Yves Ferry mais il y voit surtout « les mots écraser la dramaturgie » (p. 28). Il ne se concentre donc pas sur le rapport de Koltès au plateau mais à ce qui dans ses pièces déconstruit ce rapport, c’est-à-dire permet in fine une relance des mises en scène pour l’avenir, par le défi même que cette déconstruction impose à la profession. Il situe son propos au niveau transcendantal des pièces, autrement dit au niveau de leurs conditions de possibilité scéniques, auxquelles se confrontent à leur manière les réalisations les plus diverses.
5Ainsi, par exemple, il étudie les mentions de noms propres dans toute l’œuvre et met au jour trois « séries » : les « noms de la traduction, de l’adaptation, de la transposition, de la filiation, [...] qui lestent les affiches et les couvertures » correspondent au « pullulement des visages », à « la variation de la représentation » et aux « icônes » ; les « noms de la fiction » portent « la contradiction [...] à l’intérieur du visage », varient « la qualité de la représentation » et se déploient en autant de « signes » ; l’« absence » de noms dépasse « le stade du visage », met en jeu « la possibilité de la représentation » et acquiert une dimension « spectrale » (p. 43‑53).
6Il peut alors expliquer l’oscillation entre naturalisme et abstraction à partir du choix de chaque metteur en scène de privilégier une des trois séries de noms, de visages et de perception. Il regrette que ce feuilletage soit « souvent massacrée par les mises en scène qui forcent à l’homologation des discordances entre les différents régimes de signes » (p. 53).
7De même, l’étude précise de la fonction du comique dans Le Retour au désert (1988) permet ensuite à Chr. Bident de prendre parti dans les polémiques occasionnées par la mise en scène de M. Mayette. Il résume ainsi la singularité de cette pièce : « Traiter la violence de l’Histoire et la profondeur des compromissions, tel est son sujet. Les traiter avec un mélange de gravité, de comique et de distanciation, telle est sa forme. » (p. 86) Le problème n’est finalement pas tant que l’administratrice de la Comédie-Française ait choisi de distribuer les rôles de Saïfi et d’Aziz à des comédiens non-arabes mais que son « spectacle était mauvais, tout à fait faux et d’un esprit terriblement colonial », produisait « une image extrême et de part en part négationniste de l’Histoire » et se montrait « consensuel [...] là où aucune vérité historique ne saurait l’autoriser », précisément parce qu’il méconnaissait la « forme » et la « fonction » de l’« humour » dans cette pièce et en faisait un « méli-mélo grossier de caricature et de feuilleton » (p. 92‑93).
8A.‑F. Benhamou précise d’emblée que son approche dramaturgique ne recherche pas un système d’écriture ni n’atténue l’intérêt pour d’autres genres mais « simplement pren[d] en compte le fait que Koltès a choisi le théâtre comme outil et ne l’a pas lâché » p. 17). Ses questionnements concrets sont utiles pour un metteur en scène ou un comédien qui travailleraient une des pièces de l’auteur – et tout lecteur de théâtre est un praticien en puissance : quelles motivations poussent-elles Horn à renverser sa stratégie dans Combat de nègre et de chiens (1979) ?Pourquoi Rodolfe incite-t-il brusquement Abad au meurtre dans Quai Ouest (1985)3 ?
9Elle étudie également dans toute l’œuvre la « “métaphore obsédante” » du « mur à franchir » (p. 26, p. 88), le « motif récurrent » du « père humilié » (p. 101) et le « thème » de la « virginité » (p. 27, p. 191) et du « rapport à l’autre » (p. 30). Psychocritique de Charles Mauron et critique thématique de Jean-Pierre Richard, ailleurs structuralisme de Jean Rousset4, A.‑F. Benhamou utilise en somme des méthodes d’interprétation qui ont fait leurs preuves sur d’autres grands noms du répertoire. La fascination que peuvent susciter l’homme et l’œuvre est ainsi évitée, ce qui n’exclut heureusement pas une qualité sensible de lecture, une écoute comme flottante, apte à desceller sans les violer les cryptes de la fiction.
10Ainsi, en vue de la mise en scène de Thalheimer, A.‑F. Benhamou montre comment la sérénité du lieu d’écriture — le lac Atitlàn au Guatemala — infuse certaines rêveries de Léone dans Combat de nègre et de chiens et comment des expériences intimes — le deuil d’un nouveau-né des amis qui l’accueillaient au Nigeria avant son arrivée, une chute grave dans les égouts de Lagos au moment où il repart — se retrouvent transposées dans la pièce. Elle éclaire aussi une allusion énigmatique, dans une réplique de Cal, à un passage de Plexus (1952) d’Henry Miller, où les pogroms des années 1930 en Pologne viennent soudainement s’immiscer dans le chantier néocolonial.
L’héritage Chéreau
11Chr. Bident affirme : « À la question encore irrésolue de l’acteur koltésien il faut ajouter celle de son metteur en scène [...] » (p. 56). C’est une provocation nécessaire, une réouverture de l’œuvre à un avenir qui ne répéterait pas le passé, délesté sans la méconnaître de l’ombre superbe de Chéreau. Chr. Bident n’hésite pas à renverser l’« opinion dominante » — cristallisée selon lui dans sa dernière mise en scène de Dans la solitude des champs de coton en 1995, « si magnifique fût-elle » (p. 17‑18) — qui considère que le rapport de forces entre le Dealer et le Client est favorable au premier. Il ne s’attarde pas sur les liens entre Koltès et le metteur en scène : « On sait tout ou à peu près sur le compagnonnage avec Chéreau » (p. 31).
12Au contraire, c’est avec Combat de nègre et de chiens montée par Chéreau en 1983 à Nanterre qu’A.‑F. Benhamou découvre Koltès. Son recueil se termine par un entretien avec Chéreau et son dramaturge Claude Stratz, auxquels il est dédié, pendant les répétitions de Dans la solitude des champs de coton en 1995. Un des articles les plus approfondis — presque un essai — étudie les notes de Chéreau pour Combat de nègre et de chiens. On perçoit comment la version finale de la pièce est issue d’ajustements réciproques entre lui et Koltès à partir d’une conception du rapport entre langage et désir qu’ils partageaient, où l’essentiel se situe « derrière les mots » (p. 131‑166). Ainsi, on passe d’une consommation érotique explicite entre Alboury et Léone à une ambiguïté frustrante et fantasmée du rapport. De même, Chéreau et son scénographe Laurent Peduzzi rétablissent du continu signifiant dans l’espace là où Koltès tend à le fragmenter. Chéreau choisit également de travailler la tonalité des répliques par un « jeu en contradiction » : il s’agit de « déséquilibrer la rhétorique du texte par une énergétique des affects » (p. 151).
13Cependant, A.‑F. Benhamou concède, ce qui finalement la rapproche de Chr. Bident sur ce point également : « Fascinée par Chéreau, la critique a tardé à reconnaître pour elle‑même l’écriture de Koltès. » (p. 20) Comme en contrepoids, elle redonne toute son importance au dialogue avec Hubert Gignoux, directeur du futur TNS et communiste engagé, pendant la période strasbourgeoise de Koltès. Elle ne méconnaît pas les questions de réception : à la génération des spectateurs de Chéreau succède celle des lecteurs de Koltès, par le biais des éditions de Minuit, qui donne lieu à d’autres approches. Elle s’interroge sur le relatif reflux des mises en scène dans les années 2000 : la tendance aux spectacles qui repoussent les frontières de l’obscène ne s’intéresse pas à une dramaturgie du secret ; le sujet koltésien, tout entier décentré vers l’autre, est éclipsé par le sujet néo-libéral, qui abonde dans les pathologies narcissiques.
Aristote & Lawrence d’Arabie
14En plus de l’amitié de pensée qui s’est tissée avec d’autres chercheurs (Christophe Triau, Arnaud Maïsetti et Yannick Butel), c’est la publication de la correspondance en 2009 qui a en grande partie décidé Chr. Bident à écrire ce deuxième essai. S’y manifeste un écrivain qui a « le sens du monde ». Ni signification ni direction, il s’agit d’une pratique intuitive. Jamais Koltès n’oublie que dans theatrum mundi il y a le mot « monde ». Il ne cesse de voyager, d’être ailleurs, pour pouvoir écrire. À chaque fois, hasards provoqués, il tombe sur une conjoncture et un lieu qui cristallisent des mutations globales. « Décidément, partout où je vais il y a du bordel »5, écrit-il à sa mère le 10 octobre 1978 au Guatemala.
15Son époque est celle de la Guerre froide. Il adhère au Parti Communiste, puis éprouve un malaise croissant lié à son appartenance de classe, qu’aucune illusion ne peut rapprocher des prolétaires ou des colonisés, avant de rompre définitivement suite à son séjour au Nigeria. Il se rend en URSS à deux reprises. Il atterrit au Nicaragua en plein soulèvement sandiniste contre Somoza, dictateur longtemps soutenu par les États-Unis. Il se rend au Guatemala, alors dirigé par une junte militaire proche de la CIA et contestée par une guérilla disséminée.
16Son époque est celle des guerres de décolonisation. Il grandit à Metz où des cafés arabes explosent et le général Massu agit en sous-main. Même s’il n’est jamais allé en Asie, la guerre du Viêtnam, vue d’une famille américaine décomposée, tient une place importante dans Sallinger (1977). Quand il se rend dans le Chantier français Dumez au Nigeria, où l’accueille son amie Bichette dont le mari y travaille, il se heurte au néo-colonialisme.
17Son époque est celle des prémisses de la « mondialisation ». Elle est déjà tout entière dans un hangar hanté par une population interlope de l’autre côté de l’Hudson River à New York, mais aussi à Rio de Janeiro avec ses magnifiques plages où paradent une fraction de milliardaires et de riches Occidentaux. Chr. Bident constate que la mondialisation s’est depuis « refermée sur les projets, les désirs, les langages » jusqu’à « suturer, boucler, obturer, concentrer, occuper toute possibilité d’un ailleurs » (p. 65-66).
18Mais il arrive aussi à Koltès de passer à côté d’événements importants : l’été 68, il est moniteur de colonies de vacances d’obédience catholique au Québec ; quand Mitterrand est élu, il séjourne à New York. Québec, New York, URSS, Nigeria, Mali, Côte d’Ivoire, Sénégal, Maroc, Nicaragua, Guatemala, Salvador, Mexique, Brésil, Angleterre, Portugal... tel est le parcours d’une vie de 41 ans. « Impossible de savoir où se trouvera l’auteur à la page suivante [de la correspondance] » (p. 96), remarque Chr. Bident. Se dessine une carte à la fois intime et politique du monde des années 1970-1980. C’est ainsi qu’au Brésil, Koltès préfère Salvador de Bahia plutôt que São Paulo, São Paulo plutôt que Rio de Janeiro. « Voici clos le Triangle des Ténèbres – New York – Lagos – Salvador de Bahia, territoire dans lequel j’ai grande envie et hâte de mourir »6, confie-t-il en janvier 1986. Metz refoulé avant son retour fracassant, Strasbourg comme étape initiatique, Koltès choisit dans Paris les quartiers de Barbès, de Pigalle et de Saint-Denis (« Quartier terrible : [...], plein de putes et de bars à truands7 »). Aux antipodes du pays qu’il déteste le plus, la Suisse, le Portugal est sa dernière destination. Il ne dévie jamais de cette conviction, à la fois érotique et militante, que Chr. Bident rappelle : « Le seul sang qui nous vienne, qui nous nourrisse un peu, c’est le sang des immigrés8. »
19Pour ses premiers voyages, il part moniteur de colonies ou accompagné d’un ami. Puis il s’envole seul, répondant aux occasions ou à une nécessité intérieure, avec le minimum : un jean, deux ou trois tee-shirts, des livres, quelque argent donné par sa famille, des proches ou le CNL. Il est accueilli là-bas par des amis qui y sont déjà ou, le plus souvent, qu’il se fait sur place. Le relatif dépouillement — quasi vœu de pauvreté ou règle éthique — est la condition des rencontres avec les autres. Chr. Bident cite cette lettre à sa mère datée du 12 février 1972 :
Quelle qu’en soit l’issue, et malgré les désagréments (le mot est faible !), il y a aussi beaucoup de plaisirs, tu sais, à aller à contre-courant : dans une société d’argent, ne pas en avoir ; dans une société où l’amour est réglé, l’avoir déréglé ; ce n’est ni plus absurde ni plus angoissant que de faire le chemin inverse9.
20Chr. Bident insiste : « Aucun souci de découvrir le monde, au sens de l’explorer, de l’étendre, de l’ordonner, de le ramener à soi, de le posséder. » (p. 96) Koltès alterne entre des lieux de retraite où il écrit — le chalet familial de Pralognan en Savoie, le lac Atitlàn au Guatemala, les forêts du Nicaragua — et les grandes métropoles effervescentes où il s’expose à toutes sortes d’expériences — New York avant tout. Comme il l’écrit lui-même à sa mère dans une lettre que reprend Chr. Bident, c’est concilier en une même personne Aristote, « le “philosophe en chambre” », et Lawrence d’Arabie, « le grand voyageur »10.
21Ses voyages permanents nourrissent l’écriture des pièces. Pas sur un mode documentaire ou journalistique : les points d’arrivée ne sont que les points de départ de métaphores. Ses pérégrinations ne s’y retrouvent que par décalage, anticipation imaginaire ou après coup distancé : Les Amertumes (1970) et Procès ivre (1971) résultent des lectures de Gorki et de Dostoïevski, avant les visites de l’URSS et l’encartage au PCF ; L’Héritage (1972) témoigne de l’enfermement subjectif et familial qu’il s’agit de faire imploser pour l’ouvrir au dehors ; La Nuit juste avant les forêts (1977) — la référence au Nicaragua est in fine effacée du titre bien avant le voyage là-bas — hante le coin de rue des métropoles où toute adresse à l’autre reste en souffrance, mais s’ancre dans une conjoncture sociale et politique (projet d’un syndicat international, ratonades et agression homophobe dans le métro) ; Combat de nègre et de chiens n’est pas écrit au Nigeria ; Quai Ouest prend deux ans — le temps que le hangar soit rasé du quai ; Dans la solitude des champs de coton s’écrit surtout au Brésil, suite à ce constat — après y être allé au moins neuf fois : « je crois que je commence à trop connaître New York et qu’il faut que je change de lieu d’ermitage »11 ; Le Retour au désert n’est pas une pièce de jeunesse. Roberto Zucco (1988) est la seule qui ne part pas d’un lieu du monde où celui-ci métaphoriquement se résume. C’est parce que le monde devient alors indissociable de sa médiatisation par le fait divers, les affiches dans le métro, le journal télévisé, le direct. Le serial killer en devient la nouvelle icône — après celles du Christ admirées à Moscou.
John Ford & Buñuel
22L’approche dramaturgique permet aussi à A.‑F. Benhamou d’étudier le rapport de Koltès à l’espace. Dans les années 1970, Koltès écrit ses pièces, les met en scène et joue dedans. Celles-ci ne partent pas d’un autre espace que celui du plateau lui‑même. Elles témoignent d’un théâtre mental, visionnaire, onirique, expérimental et fragmentaire. Une double inflexion se produit ensuite : La Nuit juste avant les forêts est écrite pour Yves Ferry, abordable même avec des moyens réduits et jouable dans une salle exiguë d’Avignon off. Elle substitue aux visions diffractées d’une intériorité un immense soliloque tourné vers l’autre dans une grande ville anonyme. Sallinger est conçue à partir d’expériences scéniques menées par les acteurs de Bruno Boëglin et explore les limites du petit théâtre à l’italienne lyonnais, aujourd’hui disparu, où elle est représentée. Koltès ne met plus en scène ni ne joue. Il écrit désormais à chaque fois pour un metteur en scène ou un comédien.
23La césure sans doute la plus importante est sa découverte de La Dispute de Marivaux mise en scène par Chéreau. Ce serait l’origine du tournant de Combat de nègre et de chiens, au moins autant que le séjour au Nigeria. La pièce naît « d’un lieu à la fois concret et métaphorique » (p. 40) — alliage typique du travail de Chéreau et de Peduzzi —, ce que Quai Ouest radicalise ensuite, avant que Dans la solitude des champs de coton et Le Retour au désert n’intègrent d’autres impulsions – pour cette dernière, le désir de travailler avec Jacqueline Maillan notamment. Il est même possible que « la relation avec le plateau informe et sous-tend[e] le regard sur le réel » (p. 47), autrement dit que le chantier Dumez ou le hangar newyorkais aient toujours déjà été perçus par le filtre théâtral.
24Le théâtre mental des premiers temps vient se fondre dans celui de la maturité : « est théâtral pour [Koltès] une vision où la réalité objective (le lieu, la situation) présente une identité de structure avec la réalité subjective » (p. 51). A‑-F. Benhamou peut donc expliquer aussi à sa façon l’oscillation relevée par Chr. Bident dans les choix de mise en scène : « que l’on perde le concret en figeant la métaphore en symbole ou qu’au contraire on s’égare dans un pittoresque naturaliste, dans les deux cas disparaît la qualité singulière de la vision de Koltès. » (p. 84)
25Dernière rupture, après avoir vu Les Trois Sœurs de Tchekhov montée par Peter Stein, Koltès écrit Roberto Zucco, qui ne s’appuie ni sur le plateau ni sur un lieu du monde. Le régime des changements de scènes, des entrées et des sorties des personnages, tient de la porosité entre champ et hors-champ d’un certain cinéma — entre John Ford et Buñuel —, de l’apparition et de la disparition spectrales suscitées par les variations de lumière, d’un dedans hanté par un dehors qu’il ne peut forclore — autant de phénomènes présents à des degrés divers dans les pièces qui précédaient.
26De manière frappante, ce qu’analyse A.‑F. Benhamou pourrait très bien s’appliquer aux spectacles de Joël Pommerat aujourd’hui. Cette citation qu’elle fait du critique de cinéma Serge Daney synthétise tout :
Du fond de l’image [...] vient ce qui confronte le personnage à sa solitude ou à son impasse. [...] C’est la possibilité toujours ouverte d’un court-circuit dans l’espace-temps et de la rencontre du personnage et de l’image endeuillée de son désir12.
27La Réunification des deux Corées (2013) de Pommerat n’est pas loin ici.
Benjamin Constant & Rimbaud
28Espace d’autant plus prégnant qu’indéterminé, non-lieu, partout et nulle part, dehors et dedans, telle est la langue maternelle. Koltès fait l’expérience troublante à la fois d’une solitude linguistique, au point de ne pas parler sa langue pendant des jours, des semaines, voire des mois, et d’une facilité de rapport érotique avec des inconnus. L’écriture garde le lien avec la langue d’origine mais par le détour de cette étrangeté-là intensément fréquentée. Il y a une scission entre écriture et parole quotidienne. D’où peut-être le mélange entre le classicisme de la langue, voire la préciosité, comme une réaction excessive de sauvetage d’une langue en déshérence, et les traits fulgurants, les stries imaginaires, la violence faite à la langue : de longues phrases dont la puissance apparente dissimule un point de départ fragile — la conjecture inaugurale du Dealer, ou les répliques de Zucco — des spectres de phrase. L’étrangeté de la langue est souvent littérale : certains personnages parlent en quechua, espagnol, arabe, anglais, ouolof, allemand... Lorsqu’Heiner Müller est critiqué pour sa traduction jugée infidèle de Quai Ouest, Chr. Bident rappelle que Koltès lui apporte son soutien indéfectible, témoignant ainsi de cette poétique de l’étrangeté — jamais sans doute mieux résumée qu’ici :
([J]e suis [au Guatemala], par la question de la langue, tellement coupé de cette espèce « d’ambiance » qui fait qu’on a en permanence un lecteur potentiel sous les yeux, que j’ai le sentiment d’écrire en vase clos, ce qui est amusant et un peu angoissant – et d’autre part cela fait suivre aux « pensées » un chemin solitaire et tortueux assez bizarre (comme dans la forêt, sans chemin : suis-je passé par là ou non ? (parenthèse dans la parenthèse dans la parenthèse : je viens de découvrir que la chose qui m’attire dans les voyages, est que les gens parlent une langue étrangère, et qu’il te faut la parler ; lu dans Benjamin Constant (quand même !) que le fait de devoir s’exprimer dans un idiome peu familier fait apparaître d’étranges phénomènes de la communication [...].)))13
29Sa correspondance est pour Koltès la continuation du théâtre, c’est-à-dire de l’adresse à l’autre, par d’autres moyens. La multiplication des parenthèses dans cette phrase rappelle ses personnages gigognes, à plusieurs fonds, qui scellent un secret inatteignable et peut-être inexistant, qui manifestent un humour qui est leur pudeur, qui manient la langue en lui imprimant des circonvolutions pour mieux à la fois se dissimuler et se faire désirer. La comparaison de la syntaxe de cette phrase à une marche désorientée en pleine forêt fait signe vers l’immense phrase labyrinthique qu’est La Nuit juste avant les forêts. Le monologue — écrire sans « lecteur potentiel » dans un pays étranger — est bien le fondement de son écriture dramatique.
30Koltès ne connaît pas que Rimbaud, il lui arrive aussi de lire du Benjamin Constant. La gêne que peut produire une telle langue tendue entre deux pôles extrêmes — l’analyse et la voyance — est déjà toute dans le refus du Seuil de publier son roman La Fuite à cheval très loin dans la ville (1976), dont Koltès lucide résume ainsi les raisons : « la forme n’est ni suffisamment classique ni ouvertement d’avant-garde — style recherche linguistique – pour risquer de plaire14. » Que cette langue continue à déplaire aujourd’hui, ou au contraire qu’elle plaise trop à l’institution, c’est à la fois bon signe et de mauvais augure.