Quand y a-t-il paysage ?
Je me suis demandé une fois de plus, d’où vient le charme — que j’ai toujours éprouvé le même — de Roscoff, ville pareille à ces femmes qui n’ont « rien de particulier », sinon cette suggestion douce et mystérieuse qui vous pénètre : on pourrait vivre ici.
Julien Gracq, Lettrines
1« Un long tunnel entre les deux régions, et voici qu’on était dans le pays de neige. » A-t-on déjà communiqué en si peu de mots l’impression frappante, soudaine d’entrer dans un nouveau paysage ? Car le brusque incipit de Pays de neige de Kawabata (1948) le suggère d’emblée : ce long effort souterrain est exigé par des contraintes rien que physiques ; si une frontière est bien franchie, elle n’a pas seulement l’arbitraire des découpages régionaux : c’est une nouvelle configuration sensible au cœur et à la vue, un horizon qui blanchit, une masse d’ombre qui se lève aussitôt de tout côté, la percée du train qu’on éprouve subitement moins rapide, plus empêchée. Il fallait bien un « long tunnel » pour accéder à ce pays. C’est dire si celui-ci s’incarne d’abord dans son paysage ; le paysage étant bien, selon la définition classique, cette partie de pays offerte à la vue (pays-age). Montagnes et neige ici, et ce que l’on ne peut s’empêcher d’imaginer dès la première ligne (les ombres molles et bleues de la neige, la découpe des sommets en arrière-plan, la morsure du froid) communiquent déjà aux alentours un esprit, une atmosphère, suggèrent un accord profond entre ce lieu et l’hiver ; et c’est cette imagination hivernale qu’on vient goûter en quittant sa région, comme on aime à retrouver les fantaisies estivales du soleil et de l’eau en redescendant vers le littoral.
2On répondra cependant que bien peu de paysages s’offrent les faveurs d’une entrée en matière aussi claire et pour ainsi dire aussi préparée. Qui n’a jamais redoublé d’attention après de longues minutes dans un tunnel aux environs qui s’ouvrent enfin, aux premières lignes d’horizon que l’œil peut goûter ? De surcroît à ces horizons enneigés, spectacles si peu courants qu’il faut gagner la montagne après de longues heures de train pour espérer en voir. Or c’est graduellement que d’ordinaire le paysage change, autant dire pudiquement, comme l’avoue F. Jullien dans Les Transformations silencieuses1(2009) :
Quand je vais de Paris en Bretagne, je regarde souvent, de la fenêtre du train, s’approcher la grande modification attendue. Mais toujours elle échappe. Au Mans, nous sommes encore dans la dépendance de Paris et du fameux « bassin », le paysage reste ouvert. Or, à Laval, nous avons définitivement basculé dans un pays étrange, retiré, devenu secret, en dépit de sa platitude. Et pourtant nulle démarcation entre les deux.
3Il est certes facile d’inventorier les déclinaisons maîtresses du pays de neige : la neige précisément, plutôt que les physionomies plus sèches de la campagne, la verticalité et l’altitude, plutôt que les silhouettes déclinantes de la plaine ou du littoral, et même son caractère orgueilleusement sauvage, isolé, plutôt que les espaces domestiqués par les villes et les autoroutes. Mais avons-nous toujours la possibilité de saisir clairement les éléments majeurs d’un paysage ? Comment expliquer par exemple que certains changements imperceptibles, quelques kilomètres à peine peuvent contribuer à l’essor d’un tout autre paysage ; et même, par l’unique jeu de ces modifications mineures, que quelque chose de notre séjour en soit profondément affecté (comme en témoigne Pierre Bergounioux dans L’Empreinte pour les paysages limousins : « Il suffisait de passer par là pour se sentir gagné, sans raison, de quelque imminente et mystérieuse joie2 ») ? Il y a bien paysage, mais on ne sait pas toujours où chercher ce qui le constitue tout à fait (ce n’est pas seulement une « vue ») ; bien souvent les éléments sont ténus, subtils : « quelque chose », disons-nous, anime les environs (« Quelque chose s’exhalait de ce paysage qui a pris toutes les formes dans les yeux et dans les cœurs. Mais qu’est-ce que ce “quelque chose” ? », demande à son tour Jean Grenier, à la recherche du je ne sais quoi des paysages méditerranéens3).
4On rétorquera également que le dessin noir et blanc d’un massif enneigé et de ses alentours plus modestes n’éprouve aucune difficulté à se donner comme paysage (à « faire paysage », comme dirait F. Jullien). Il y a là bien sûr toute une histoire et toute une éducation à rappeler : les pays de neige n’inspirèrent pas de tout temps un plaisir et un repos aux voyageurs. Mais l’idée de paysage s’épanouit aujourd’hui parfaitement dans de tels lieux. Or quoi de commun entre ces espaces naturels et ce qu’on a bien fini par appeler des « paysages urbains » ? Quel rapport a pu s’installer, quelle évidence nous requiert pour que nous puissions aussi nous nourrir de paysage auprès d’une ville ? Est-ce uniquement par analogie avec la nature ? Lorsqu’Auguste Rodin évoque Chartres et sa cathédrale, culminant avec une douce autorité sur son « acropole », la description emprunte bien en effet aux paysages montagnards : elle s’élève pour « dominer la ville assemblée autour d’elle4 », et tandis que les habitations descendent la colline ou se courbent humblement face au vieil édifice, la cathédrale se dresse pour donner du ton au paysage, une sorte de pérennité, de stabilité comme seuls en procurent les ouvrages massifs de la nature, colline ou montagne.
Questions de méthode
5Qu’il s’impose gravement par ses sommets enneigés ou qu’il nous convoque discrètement sans qu’on puisse « exactement désigner le siège, l’origine, les points forts de l’atmosphère », comme l’écrit Pierre Sansot5, qu’il soit surtout naturel ou urbain, à quoi tient par conséquent un paysage ?
6Le lecteur habitué à séjourner dans l’œuvre en cours de F. Jullien aura déjà pressenti quelques éléments de sa réponse. D’abord parce que le thème ne fait pas ici sa première apparition : dès La Valeur allusive (1985), où interviennent des réflexions sur la notion d’« au-delà du paysage », et reprise successivement dans les ouvrages suivants (on retiendra notamment celui consacré à la peinture chinoise, La Grande image n’a pas de forme, 2003), la question du paysage est de celles que l’auteur affectionne.
7Premièrement, elle offre la possibilité de mesurer des écarts entre l’approche européenne et l’approche chinoise : la première se fixant plus tardivement (autour du xvie siècle) sur l’idée de paysage et selon un paradigme volontiers optique (un territoire découpé par le regard, ce que le premier chapitre de Vivre de paysage récapitule efficacement), tandis que la seconde le pense dès l’Antiquité selon un modèle proche de la respiration ou de l’animation par opposés (shan-shui, littéralement « montagne(s)-eau(x) », faisant déjà signe vers une corrélation entre la montagne et l’eau, le haut et le bas, l’immobile et le mouvant, le permanent et le changeant, l’opaque et le transparent, voire « ce que l’on a frontalement devant les yeux » et ce « dont le bruissement parvient à l’oreille », p. 40).
8Deuxièmement, elle dérange ou inquiète, pour le dire vite, les dichotomies européennes classiques. Comme l’écrit Georges Bertrand,
la spécificité du paysage vient moins d’être plus « complexe » et plus « hétérogène » que les objets scientifiques habituels, que de chevaucher les grandes catégories métaphysiques : le naturel et le culturel, l’espace et le social, l’« objectif » et le « subjectif »6.
9Enfin, la question du paysage renvoie plus fondamentalement encore à notre prise avec le monde, on n’osera pas dire à une « ontologie », mais à tout le moins à un discours sur les choses (sur « l’évidence phénoménale » des choses7) : thématique à laquelle se rattache chez Jullien, au moins depuis Du « temps ». Éléments d’une philosophie du vivre (2001), l’élaboration d’une philosophie plus personnelle où la Chine ne travaille plus tant « thématiquement, mais souterrainement8 ».
10En ce sens, Vivre de paysage est de ces essais « brefs » et « allègres9 », tels Les Transformations silencieuses ou Cette étrange idée du beau (2010), que l’auteur s’autorise aujourd’hui plus volontiers et qui, tout en reprenant certains thèmes déjà abordés ailleurs (ainsi la question des transformations silencieuses, déjà abordée dans Du « temps » ou dans La Propension des choses, 1992) en propose une nouvelle synthèse, « porté qu’on est par son désir de penser ». Éloge de la fadeur (1991) avait déjà ouvert la voie à ces formats plus concis, d’un allant plus littéraire, où la Chine servait de ressource (l’auteur tient à cette idée de ressourcer la pensée ailleurs, lui trouver de nouvelles sources : la philosophie comme « art du sourcier », écrit-il p. 12) à une réflexion philosophique.
11Qu’on ne s’y trompe pas pour autant : Vivre de paysage n’est pas un exposé déguisé de la pensée chinoise du paysage ; les pages consacrées à la Chine, pour historiques ou scientifiques qu’elles soient, cherchent d’abord à rendre l’idée dite « européenne » ou « traditionnellement européenne » de paysage à son étrangeté (on sait combien de telles formules sur la « tradition européenne » suscitent des controverses, Jullien s’est employé diversement à leur répondre10). La procédure est rodée, on la retrouve dans beaucoup de livres de Jullien : au départ, une notion ou un concept tiré de l’espace européen, et qui apparaît rapidement trop « bruyant », ou « monopolisateur », ou « surplombant » (ainsi les idées de beau, d’amour, de bonheur, d’événement, etc.) ; quelque chose, en tout cas, reste foncièrement non questionné ; la Chine, elle, offre un écart, par exemple en multipliant et nuançant les registres d’expérience (il n’existe pas, par exemple, un concept rassembleur ou unifiant de « beau ») ou en prêtant attention, au plus près de l’expérience, à certains phénomènes de corrélation et de modification (les transformations silencieuses, plutôt que l’événement). Or, s’il s’agit de pointer des différences, ce n’est nullement pour s’arrêter ici à un pur travail de taxinomiste : ranger consciencieusement les dissemblances ; encore moins de dissimuler un éloge de la pensée chinoise. Il s’agit davantage, on l’a vu, de ressourcer (« repossibiliser11 ») la pensée : configurer un régime de pertinence qui s’accorde avec notre expérience ordinaire (qu’elle soit celle des arts, du temps, de la vie, de l’amour, etc.). Ce n’est donc pas le paysage « chinois » qui est ici visé : c’est cette expérience commune qu’ont promu différemment deux modes d’intelligence (p. 44).
« Ontologie a minima12 »
12Ceci étant dit, on ne peut plus ignorer aujourd’hui l’orientation personnelle du travail de F. Jullien – d’autant que le dialogue ne se limite pas à la pensée chinoise : Montaigne, régulièrement convié dans ses pages, Rousseau, Stendhal, Verlaine, dès l’Éloge de la fadeur, Proust, Simenon, récemment la poésie japonaise13, forment une autre constellation de ressources (et comme un « segment mental » plus privé, p. 207). Écoutons par exemple cet aveu, peut-être l’un des plus décisifs, dans La Grande image n’a pas de forme :
Les taoïstes chinois me paraissent, de tous les religieux comme de tous les philosophes, ceux qui supposent le moins — construisent le moins — pour conférer une cohérence d’ensemble au phénomène de la vie14.
13Ou lorsqu’il évoque, non plus le taoïsme, mais la première phrase du plus ancien livre chinois, « qui est aussi son livre de fond15 », le Yi-King, ou « Classique du changement », dans Entrer dans une pensée :
On pénètre enfin dans la première phrase du Classique du changement comme sur un site éminemment décanté […]. Car cette phrase ne laisse ni imaginer ni spéculer, ni ne mythologise ni ne théologise, se tient tout autant à l’écart du devenir cosmogonique que de l’Être éternel, de l’inventaire d’éléments, de composants ou de matières, que de l’Un ineffable. Elle ne dramatise ni ne fait espérer de salut. Elle ne raconte ni ne construit, ne convoque pas d’Actant, d’artisan ou même de bestiaire ; elle ne dresse aucune scène originaire — en quoi tient d’abord son originalité16.
14Comprenons : voici offerte la possibilité de « configurer du pensable17 » qui ne soit (enfin) ni mythologique, ni symbolique, ni narratif, ni théologique, ni philosophique, ni mystique – mais source malgré tout d’intelligibilité. De telles pensées (taoïste notamment) incitent certes à construire le « moins » possible, à supposer la plus minimale des ontologies (si l’on veut bien entendre par là seulement un discours sur les choses) ; elles sont donc gage d’une certaine vérité phénoménale (ce qui ne veut pas dire « phénoménologique » – autre point qui porte à débat dans le travail de F. Jullien18), d’une proximité au vécu (on penserait presque ici à cette exigence posée par Kenneth White en tête de son idée de « géopoétique » : « concevoir un espace mental qui ne soit ni mythique, ni religieux ni métaphysique, ni psycho-sociologique, ni imaginaire19 », condition nécessaire pour appréhender à neuf la terre, géo).
15La première requête de F. Jullien ne serait-elle pas au fond celle-ci ? Il faut commencer par en rabattre un peu : laisser plaider le paysage dans la langue de ses éléments, de son dynamisme propre, de cette rencontre ou de cet entretien chaque fois singulier. L’auteur a-t-il même besoin de le préciser ? « Le symbolique tue le paysage », écrit-il (p. 163), mais entre parenthèses. Ailleurs, on lira sa sévérité contre la « boursouflure » (p. 106), le « surplus subjectiviste », en des lignes efficaces, mais un peu trop rapides : au lecteur de comprendre vraiment pourquoi le symbolique tue le paysage (on imagine : le regard est surdéterminé, il ne voit que ce qu’il apporte aux choses) ou pourquoi un paysage qu’une imagination ou qu’une série de souvenirs viendraient composer en partie, animer pour nous d’un charme particulier vaudrait pour ainsi dire un peu moins que les autres ? Certes, Jullien conclut comme il se doit que le « paysage, alors, ne m’a pas fait sortir de moi, n’a pas entamé mon moi-sujet autarcique (le sujet connaissant), je n’ai rien "rencontré" » (p. 220). Mais y-a-t-il vraiment paysage en dehors de cette sorte d’expérience ? Ce que Proust écrit des heures, qu’elles sont, plus que des heures, des vases remplis « de parfums, de sons, de projets et de climats », ne vaut-il pas pour le paysage ? Un paysage, c’est beaucoup plus qu’un paysage : il y entre bien souvent des souvenirs20, le roman de certaines lectures ou de certains films, la surimpression de certaines images, le schème de quelque influence culturelle21. On n’a peut-être jamais fini d’y associer certaines personnes ou certains sentiments : « Aucun paysage qui ne puisse trouver en nous sa fidèle correspondance, écrivait Marcel Arland22, proche ici du mot trop célèbre d’Amiel (« Chaque paysage est un état d’âme ») ; aucun état d’âme, sa traduction dans la nature. Il n’est que de s’ouvrir à ce langage. »
16C’est là sans doute la difficulté de toutes les pensées qui, explicitement ou non, entendent rendre compte des conditions ordinaires de l’expérience — et celle de Jullien, bien qu’elle se distingue des actuelles « philosophies du quotidien », cherche bien à « concevoir les outils non métaphysiques » d’une pensée de l’« en-deçà », de l’« infra », du « vivre23 ». Car il y a ordinaire et ordinaire : celui que l’on cherche à décrire en évacuant toute forme d’influence et d’hypothèse, en se posant, comme Georges Perec place Saint-Sulpice dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (1975), avec l’idée de rendre quasi objectivement une expérience (mais cet « infra-ordinaire » est-il vraiment proche du vécu ordinaire ?) ; et cet autre ordinaire, si l’on ose dire, qui est celui de la vie courante, c’est-à-dire non préparée, non affutée, où l’expérience n’est jamais pure mais, comme les heures selon Proust, augmentée ou parasitée d’images, de désirs, de souvenirs, parfois bien sûr d’oublis, d’indifférences (mais cette vie courante ne passe-t-elle pas à côté, précisément, des choses ordinaires ?). F. Jullien cite les belles pages de Nietzsche dans Le Voyageur et son ombre (« Je remarque que tous les paysages qui me plaisent d’une façon durable contiennent, sous leur diversité, une simple figure de lignes géométriques »), mais on peut penser là aussi aux Inspirations méditerranéennes de J. Grenier :
Il existe je ne sais quel composé de ciel, de terre et d’eau, variable avec chacun, qui fait notre climat. En approchant de lui, le pas devient moins lourd, le cœur s’épanouit. Il semble que la Nature silencieuse se mette tout d’un coup à chanter. Nous reconnaissons les choses. On parle du coup de foudre des amants, il est des paysages qui donnent des battements de cœur, des angoisses délicieuses, de longues voluptés. Il est des amitiés avec les pierres des quais, le clapotis de l’eau, la tiédeur des labours, les nuages du couchant.
Pour moi, ces paysages furent ceux de la Méditerranée24.
17Or il ne s’agit pas, dans Vivre de paysage, d’interdire tout à fait ce rapport au paysage ; et bien sûr, F. Jullien ne nie pas l’habitude ordinaire de préférer certains lieux, de se sentir plus ou moins pénétré par certains espaces. Mais qu’en est-il de ce qui s’opère « le plus initialement, phénoménologiquement parlant » (p. 221) : un paysage rencontré une première fois, le jeu même d’un paysage aimé sur soi (cet archer qui passe sur les cordes de notre âme, selon la métaphore stendhalienne affectionnée par l’auteur) ? Si le paysage prend, comme dirait Roland Barthes (« ça prend »), et davantage encore, nous prend, nous obtient aussi fortement, ne faut-il pas rendre justice à cette attraction par d’autres facteurs que ceux, fatalement personnels ou sociaux, un tempérament, une enfance, l’empreinte d’une société, qui manquent l’origine de cette capacité propre au paysage ? Car si « quelque chose », comme on est forcé de le dire, nous retient devant tel rivage méditerranéen, c’est peut-être d’abord parce que notre implication n’était ni celle du connaisseur ou de l’amateur, moins encore celle d’un individu attentif et observateur, mais celle de quelqu’un dérobé un instant, dépossédé « temporairement du moins » de sa position de sujet.
L’esprit du paysage
18Il faudra donc partir de cette question : pourquoi ce qui est perçu, et ne se réduit qu’à cela – du « sensible », pas seulement visible mais aussi olfactif, auditif – gagne tout d’un coup en affection, en pouvoir, en « aura » serait-on tenté de dire, mais sans recourir aux expédients symboliques, nostalgiques ou culturels ? Comment expliquer que du physique – car nous ne supposerons pas d’ouverture vers un invisible ou un au-delà, ni même de réel investissement imaginaire – puisse à ce point faire effet ? L’originalité de la thèse de Jullien tient peut-être en cela : sa radicalité, si l’on veut (expliquer le paysage par le paysage seul), partant sa « minimalité » ou sa « faiblesse » (au sens positif que donnent par exemple à ce terme les philosophes italiens Gianni Vattimo et Pier Aldo Rovatti25). Vertus explicatives, ou du moins vertus intellectuelles qui étaient celles, on l’a vu, du taoïsme.
19F. Jullien part de la langue, et de ce qu’elle offre pour mettre en valeur, aux premiers instants, le pouvoir d’un paysage sur nous : on constate d’ordinaire une certaine « atmosphère », « quelque chose » qui anime les alentours et lui procure un « esprit », une « âme », un « air » qui le distingue des autres lieux que nous connaissons (la Stimmung d’un paysage, selon Georg Simmel). Vocabulaire des impressions, avec ce qu’il entre de connotation diffuse et vague : nous voici cherchant à cerner, à arrêter en un point, quelque part, ce qui émane et se dégage du monde physique en présence (« atmosphère » dit bien étymologiquement cette « vapeur » qui environne la « sphère »). L’« ambiance » hivernale, par exemple, du pays de neige.
20Jullien tire argument de notre malaise — malaise verbal : ce manque de mots qu’on voudrait clairs et distincts pour rendre sa monnaie au paysage — face à cet « indéfinissable » du lieu : le recours à l’idée d’« atmosphère », déjà qualifiée de « notion faible » dans La Grande image n’a pas de forme26, montre combien en Europe ce qui échappe à la détermination ou à l’assignation se dit évasivement. Car l’« atmosphère » touche juste, mais sur un mode encore trop pauvre et métaphorique ; à sa façon, elle fait déjà trembler l’opposition du physique et du spirituel : « quelque chose » émane bien, se décante, se spiritualise un instant, et anime, on voudrait presque dire « poétise », montagnes et vallons en face de moi. Mais c’est là une image : on sait trop que du physique, rien de spirituel, de vraiment spirituel, n’a jamais émané : cette scission « héroïque » entre l’objet, replié sur ses propriétés uniquement matérielles, physiques, et le sujet, seul détenteur du spirituel, nous reconduisant fatalement à ce malaise durable face au paysage : pour quelle raison semble-t-il faire sens, lui qui n’est que matière ? De là, selon Jullien, cette manière européenne de rabattre le spirituel du paysage soit vers un au-delà (même sobrement supposé : « les éclaircies qui semblent d’abord désigner un autre monde », écrit Philippe Jaccottet face à certains paysages aimés27), soit vers un en-deçà, celui du sujet et de son imaginaire.
21Aussi bien la question peut-elle paraître paradoxale : peut-on parler de la spiritualité propreau paysage seul ?
Spiritualité du physique
22On le devine : la Chine pourrait alors nous enseigner comment concevoir le déploiement spirituel du « physique », ou l’incarnation matérielle du « spirituel ».
Ne s’exprimant pas dans le langage de l’Être, la pensée chinoise est au contraire à l’aise pour prêter attention au stade de « ce qu’on regarde mais qu’on ne perçoit pas », ou de « ce qu’on écoute mais qu’on n’entend pas » : à ce stade où le sensible se résorbe et se déspécifie, se disqualifie, « s’affadit », sans pour autant verser dans l’invisible de la métaphysique ; où les démarcations se défont et qui, dans son indifférenciation, laisse apparaître l’incessante transition des choses28.
23À l’aise, par conséquent, pour élaborer autrement, et plus précisément, l’expérience rendue d’ordinaire par la notion d’« atmosphère ».
24K. White le notait à sa manière : « En Asie, le physique n'est jamais réduit à la physicalité, il y a toujours une aura métaphysique29. » À condition de préciser que cette « métaphysique » est tout sauf une transcendance (qui renvoie étymologiquement à un dépassement, et débouche sur une démarcation) mais cette manière qu’a le physique de s’exhaler, de se décanter (p. 115, l’auteur emploie ailleurs d’autres expressions : se « déploie », s’« évase », « émane », se « désopacifie », se « quintessencie »). On conçoit combien cette idée, centrale dans la conception chinoise des choses, reste difficile à transmettre dans notre langue. F. Jullien parle ailleurs (dans Éloge de la fadeur) d’une « transcendance naturelle » : une transcendance qui « ne débouche pas sur un autre monde » mais « vécue sur le mode même de l’immanence (pris dans cette perspective, les deux termes cessent enfin de s’opposer30). »
25Une difficulté peut ici se poser. On admettra volontiers par exemple que pour donner une cohérence aux choses, la pensée chinoise préfère au couple « visible » et « invisible », qui suppose la distinction de deux plans, les idées en un sens plus « pragmatiques », on l’a vu, d’émanation et de condensation, de déploiement et de repli, de « déconcrétion » et de « concrétion », de « manifeste » et d’« enfoui31 », etc. Mais la question porte ici sur le processus général des choses, pas encore sur le paysage tel qu’il se présente à nous. Ce qu’il y a de spirituel dans le monde, c’est bien cette « dimension animante » qui transforme sans cesse les choses, les conduisant à se profiler et à se résorber, « faisant alterner sans fin l’avènement et la disparition32 » ; s’il y a « esprit », c’est parce que le physique ne reste pas replié sur sa « matérialité » : il n’est pas animé du dehors (l’Invisible), il n’est pas porteur d’un sens, mais on le voit sans cesse changer, « coagulant et se densifiant dans les rochers », « vaporeusement évasif dans les nuages », plus subtil encore dans l’âme humaine (p. 65). D’un bout à l’autre, il y a bien continuité.
26Que le paysage en vienne à se former parce qu’une même énergie, soit s’élevant et se solidifiant, et c’est une montagne, soit coulant et se diluant, et c’est de l’eau, anime donc l’ensemble des choses, c’est entendu ; mais pour quelle raison alors ce lieu en particulier, plutôt que tant d’autres, en vient spécialement à nous toucher ? Pourquoi, si une énergie en un sens indissociablement physique et spirituelle constitue tout, certains lieux donnent plus exemplairement à ressentir, à reconnaître, à apprécier ce « déploiement du spirituel au sein du physique » (p. 120) ? Parce que nulle part ailleurs les éléments réguliers d’un pays (montagne, eau, flore, habitations même) ne trouvent à collaborer aussi admirablement. On dirait qu’en un lieu, ce « souffle-énergie » comme on le nomme également (qi), a ramassé ou résumé l’ensemble de sa logique et de ses effets.
27Rappelons-le : l’intérêt d’un tel passage en Chine n’est pas d’importer ses concepts (quelque chose résistera toujours dans notre langue), mais d’ouvrir la possibilité d’une nouvelle écriture des phénomènes ressourcée dans ces deux traditions. Quelque chose se dit là, en Chine, qui est « sillon à explorer, filon à exploiter33 » — mais à condition, précisément, de ne pas laisser la parole s’enliser dans l’une ou l’autre des pensées interrogées. On n’aura rien proposé de neuf, quant au paysage, si l’on se contente d’éclairer le vocabulaire européen par son équivalent chinois : il s’agit bien en dernier lieu de réécrire notre expérience. L’intérêt n’est pas tant, comme le veut K. White, de « déshindouiser le vedanta, désiniser le tao, déjaponiser le zen34 » pour ouvrir un nouveau champ (ce serait là amputer les pensées de leur fond essentiel). Mais admettons néanmoins qu’une partie de l’expérience chinoise du paysage nous parlera tout à fait à condition d’en donner, après l’avoir située, une écriture ressourcée cette fois-ci dans le champ (sémantique) européen. En un sens, le travail de F. Jullien, si souvent brocardé comme pensée des différences (mais n’écrit-il pas lui-même qu’on découvre en Chine « une autre forme d’intelligence, de “prise” ou de “vérité”35 » ?), vise en fin de compte à produire un intelligible commun : un vocabulaire qui dirait, par-delà l’Europe et la Chine, ce qui fait paysage36. Par exemple en conservant cet enracinement « européen » dans un « pays » (une partie de pays : mais une partie qui se singularise légèrement des autres et nous convoque presque mystérieusement) et en l’ouvrant à cette idée « chinoise » d’une « mise en tension » de l’espace.
28Que faut-il entendre par « mise sous tension » ? Qu’une seule opposition, par exemple en pleine mer entre le ciel et les vagues, ou depuis un sommet entre ce même ciel et un pic enneigé, ne forme pas un paysage (p. 154). Le regard est accaparé, confisqué par une seule chose ; l’espace est monopolisé sans qu’on en vienne à goûter la moindre animation, ou le moindre jeu entre les éléments. Il n’y a paysage que dans une diversité mise en interaction : le rivage, par exemple, « en opposant et corrélant la terre et la mer, le haut et le bas, le fini et l’infini, le végétal et l’eau, le varié et l’étale, l’habité et l’inhabitable » (p. 155) ; la montagne également, mais alors la montagne contemplée de façon à la laisser se profiler autour d’un espace qu’elle vient, précisément, intensifier : ainsi ces paysages chinois, que la peinture lettrée privilégia entre tous (on le comprend : peindre un paysage, c’est ressaisir les forces à l’œuvre dans le monde37), où se tissent de l’un et du multiple (des arbres, un cours d’eau), de l’habité et du sauvage (un village, un ravin), ou encore « le rocheux et l’herbeux, l’à-découvert et l’en-retrait […], l’émergeant ciselé et le voilé nuageux » (p. 189). Il faut donc à la fois des écarts (montagne et eau, exemplairement — le mot même de paysage, en chinois, en est tiré – mais pas nécessairement) et de la multiplicité (afin que les éléments se croisent et s’échangent). Il faut, en somme, de la respiration.
Essence / valence
29« Se promeut du paysage du fait que la variation s’y tend en réseau et forme un filet », écrit l’auteur (p. 188). On comprendra par conséquent qu’un « paysage urbain », comme Chartres par exemple, puisse présenter une tension intérieure : on y remarque bien des écarts (le haut et le bas, l’ascension gothique des tours vers le ciel et la retombée paisible des habitations vers l’Eure) et de la multiplicité (monument imposant et bâtiments plus modestes, édifices religieux et civils, constructions en pierre et série d’arbres ponctuant de vert la vue, colline et rivière).
30Un paysage doit nous mettre dans l’idée qu’un tel concours d’éléments jouit d’une sorte de privilège. Il n’y a pas, là une cathédrale, ici une colline, comme des différences irréductibles et par hasard associées ; ou, dans un paysage naturel, des oppositions, la montagne, l’eau, des arbres, repliées sur leur identité et que les circonstances ont rapproché mais sans les confondre. À la limite, c’est la colline qui se perpétue, plus dure, plus radicale, dans la cathédrale, et celle-ci qui s’apaise ou s’égrène en habitations vers l’Eure ; comme c’est la montagne qui continue dans l’eau et celle-ci qui s’élève dans la montagne, sans quoi il n’y aurait pas l’impression d’un échange. L’architecte Henri Gaudin l’exprime parfaitement :
Il n’y a pas une route et une montagne, mais une route-montagne, une montagne qui se fait route. Il y a des sympathies, des maisons-lierre, des châteaux-paysages, des choses qui filent les unes dans les autres38.
31Depuis La Grande image n’a pas de forme (mais on en trouve un exposé très clair dans Cette étrange idée du beau39), F. Jullien nomme « valence » (par opposition à « essence ») cette capacité qu’ont les choses à ne pas s’enliser dans le périmètre de leur identité et donc de leur différence (la montagne, qui n’est rien de liquide, de coulant, de mouvant), mais à accepter au contraire, sinon à laisser croire qu’elles se laissent traverser ou transposer dans d’autres éléments : le rocher et le nuage (le rocher étant justement nommé dans la tradition picturale chinoise « racine des nuages »), la montagne et l’eau, l’inanimé et le vivant, etc. (ou comme l’écrit le peintre chinois Guo Xi, la montagne a l’eau pour « artères » et lui doit son « animation », et l’eau a la montagne pour « visage » qui la fait percevoir, et lui doit son pouvoir de « séduction40 »). On conçoit combien cette dimension est déterminante : un paysage, rappelle l’auteur, s’offre bien comme un tout. Ce qui fait paysage, par exemple, lorsqu’on observe une colline surplombée d’une cathédrale, c’est davantage sans doute qu’une contiguïté entre tel bâtiment du xiiie siècle et telle sorte d’espace géographique (une colline) : c’est l’élément « spirituel » que suggère l’édifice religieux et qu’il communique aux environs, en même temps que ses lourdes pierres donnent on ne sait quelle pérennité ou assise au lieu. Inversement, la colline « joue » bien sur la cathédrale, et une certaine douceur s’échange ici, entre cette architecture gothique encore équilibrée, où l’art roman vit encore, et cette colline, bien plus modeste et réservée au fond qu’une « acropole ». Une colline-cathédrale, dirait H. Gaudin.
32Ou comment penser en termes non mystiques et non ésotériques la sensation, l’évidence phénoménale d’un concours d’éléments tel que ceux-ci semblent se fondre ou jouer les uns dans les autres.
Nourrir sa vie de paysage
33Dans La petite dame en son jardin de Bruges (1996), Charles Bertin évoque cette grâce d’élection particulière qui touche notamment le jardin de sa grand-mère : « celle des lieux où l’ajustement parfait des êtres et des choses nous ménage une connivence avec les puissances amicales de l’invisible ». On ne s’agacera pas ici du recours à l’« invisible », le terme vient naturellement sous la plume pour suggérer à quel point nous nous sentons impliqués – « connivents » – dans un lieu. F. Jullien le notait dans Si parler va sans dire : « La connaissance explique, la connivence implique41 ». Ce n’est pas jouer sur les mots : la notion de « connivence » est de celles (ainsi la disponibilité, l’entre, l’essor, le vivre, l’infra-philosophique, etc.) que l’auteur aime à reprendre de livre en livre pour signifier un autre rapport avec la réalité :
[La connaissance] se désolidarise de ce que j’appellerai par opposition la connivence, savoir demeurant tacite, qui ne réfléchit guère ni ne s’explique et, par accolement tenace, maintient dans un rapport intime. Si le contraire de la connaissance est l’ignorance, son contradictoire est cette connivence – connivere : s’entendre en clignant des yeux42.
34D’où également cette problématique de l’« intime » (De l’intime, loin du bruyant amour, 2013), à laquelle celle de paysage fait écho. Car il n’y a pas de paysage sans cette relation de partenaire, cette entente tacite, comme entre deux amants (de connaissant que j’étais vis-à-vis d’un pays, note l’auteur p. 215, je redeviens connivent dans un paysage). Il y a là aussi « valence » : ce n’est plus moi en face d’un paysage mais, comme le suggère le peintre Shitao (p. 233), une façon de s’enfanter là-bas, dans le paysage, et une façon pour celui-ci également de s’enfanter en moi. Moi-paysage, ne serait-ce qu’un instant.
35Cette connivence, bien sûr, s’établit couramment avec les paysages qui environnaient notre enfance :
Nos paysages, il m’a fallu plus de vingt ans pour les découvrir, notait Marcel Arland dans Terre natale. Je ne les croyais ni si amples, ni si purs, ni si harmonieusement ordonnés. Et pourtant à mesure que j’en prenais conscience, je retrouvais mon enfance même qui s’en était pénétrée avant de les comprendre43.
36La connaissance, ou plutôt la « compréhension », peut venir plus tard : on se laisse d’abord pénétrer dans l’implicite d’une relation à deux (Jullien parle de cette appréhension qui, « se tissant au fil des jours, et même sans qu’on y pense, sans qu’on pense à y penser, retient dans l’adhérence – au lieu de mettre à distance et de porter à trancher », p. 213). Cette connivence peut s’établir aussi, comme il se doit, avec de nouveaux paysages, comme c’est le cas pour Pierre Sansot dans Variations paysagères :
Pour notre part, nous avons vécu sur la Côte d’Azur pendant une bonne part de nos premières années, nous sommes nés à Antibes, et avons joué près du Fort Carré avec les enfants d’Audiberti, et pourtant notre paysage révélateur n’a rien de méditerranéen44.
37Or dans les deux cas, quelle sorte de plaisir – mais est-ce vraiment ou seulement un « plaisir » ? – un individu attend-t-il de « son » paysage ? Pour quelle raison sommes-nous prêts parfois « à tout laisser en plan pour aller retrouver telle bordure de rivage, ou tel coin de vallon, dont on reconnaîtra pourtant aisément qu’ils ne sont ni particulièrement rares ni exceptionnellement beaux45 » ? On croise ici pour terminer une dernière problématique chère à l’auteur (déjà développée dans Nourrir sa vie. À l’écart du bonheur, 2005) et que la Chine, là encore, permet de penser sans découpler les dimensions ou diviser en domaines irréductibles ce qui se vit globalement : on y nourrit sa vie.
C’est-à-dire que s’y nourrit, non pas seulement — restrictivement (physiquement) — le corps, ni non plus l’ « âme » […], mais le « souffle-énergie » (qi), celui-là même qui circule « entre Ciel et Terre », les montagnes et les eaux. (p. 82)
38Ni « étroitement concret et matériel », ni non plus « spirituel », « nourrir » ici revient à se brancher plus résolument, on dirait presque (mais au risque de cliver une nouvelle fois l’« âme » et le « corps », ou le « sujet » et l’ « objet ») à se connecter « corps et âme » avec le paysage en présence. Nullement, précisions-le une dernière fois, en un sens « mystique » : « En même temps, il n’y a là nul basculement fusionnel, aucun glissement compensatoire dans l’extatique ou le mystique, je ne verse dans aucun irrationalisme » (p. 216-217). Mais lorsque j’appartiens un instant à un paysage, lorsqu’il y a connivence, je me nourris alors des « puissances amicales », selon l’expression de Ch. Bertin, qui ne sont plus celles de l’invisible, d’un Au-delà, d’un Absolu, mais simplement du monde. Avec le paysage, je retrouve finalement (en un sens non théologique, non mystique, et l’on voit encore combien la Chine a pu permettre de penser un sens moins « déclamatoire ») mon « implication plus originaire dans le monde » (p. 232).