Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Octobre 2014 (volume 15, numéro 8)
titre article
Laurence Mall

Rousseau & la vendange des raisins verts

Barbara Carnevali, Romantisme et reconnaissance. Figures de la conscience chez Rousseau, traduction de Philippe Audegean. Genève : Droz, coll. « Bibliothèque des Lumières », 2012, 467 p., EAN 9782600015226.

Certain Renard Gascon, d’autres disent Normand,
Mourant presque de faim, vit au haut d’une treille
Des Raisins mûrs apparemment,
Et couverts d’une peau vermeille.
Le galant en eût fait volontiers un repas;
Mais comme il n’y pouvait atteindre :
« Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats. »
Fit-il pas mieux que de se plaindre ?
La Fontaine

1Dans une gravure célèbre, Mayer a fixé un « Jean-Jacques Rousseau herborisant » plutôt curieux, seul et un bouquet à la main, mais aussi en perruque et bas blancs et les pommettes rougies1, comme transporté dans la nature champêtre alors même qu’il s’était préparé pour le salon. Voilà de quoi illustrer, sans doute, l’argument de Barbara Carnevali dans une étude remarquable, et remarquablement traduite de l’italien par Philippe Audegean2. Elle y propose de démontrer que des deux passions distinguées par Rousseau, l’amour de soi (naturel) et l’amour-propre (social), l’ordre génétique gagne à être renversé. C’est l’amour-propre qui engendre l’idéal intéressé de l’amour de soi comme origine de l’être, ce dernier n’étant qu’un « mensonge du paraître » (p. 324). Mensonge romantique, car il consiste à nier la nécessité des médiations et le besoin de reconnaissance inhérents à la vie sociale, à se croire fidèle à sa propre nature protégé des influences extérieures, bref, à se croire authentique. Et si l’abandon ostensible du regard social était de fait une manœuvre compensatoire ? Et si le ressentiment du parvenu humilié qu’il a pu être aveuglait Rousseau à sa propre stratégie ? Et si, finalement, l’auteur des Confessions n’avait jugé la reconnaissance sociale bonne pour les « goujats » que parce qu’on ne lui en aurait pas suffisamment attribué ? Telles sont les hypothèses que développe Romantisme et reconnaissance.

Passions comparatives

2La première partie de l’étude retrace la généalogie de l’amour-propre et du besoin de reconnaissance construite dans le Discours sur l’origine de l’inégalité. C’est paradoxalement par une patiente délinéation des héritages que Rousseau met en œuvre dans sa philosophie morale que B. Carnevali peut démontrer à quel point la synthèse rousseauiste est originale. La philosophie antique a distingué entre les vrais besoins et ceux qui tiennent de l’illusion, soumis à l’opinion. La sagesse réside dans l’assouvissement modéré des besoins naturels, et dans le détachement maximal des biens qui assujettissent et affaiblissent l’homme, jusqu’aux attachements qui nous portent hors de nous et nous éloignent de ce bien souverain : l’indépendance. On reconnaît sans peine un des idéaux rousseauistes, l’autarcie que parcourt une veine stoïcienne mais aussi cynique au sens philosophique. C’est guidé par le mythe subjectif de l’authenticité que Rousseau renouvelle cette pensée morale. « Il ne faut haïr que soi », prescrit Pascal : par le péché originel s’est mué ce qui était amour de soi innocent, doublé d’un amour infini pour Dieu chez la créature édénique, en égoïsme pécheur, monstrueux (l’homme « s’est aimé seul, et toutes choses pour soi, c’est-à-dire infiniment »). Un autre moraliste jansénisant, La Rochefoucauld, dont Rousseau trouve le livre « triste et désolant », a centré l’ensemble de son analyse psychologique sur l’intérêt, autre nom de l’amour-propre. Où Rousseau se situe-t-il dans cette tradition ? Dans l’anthropologie historique de Rousseau, à l’amour de soi dans l’état de nature succède le « péché originel » de la conscience (p. 40), celui des premiers mouvements de l’amour-propre accompagnant les premiers pas de la socialisation. Dans le Discours, il condamne l’égoïsme de l’amour-propre avec autant de vigueur que le chrétien augustinien, à cette immense différence près que le mal est désormais d’origine sociale et non plus métaphysique.

3Hobbes est sur ce point un interlocuteur crucial. Pour ce dernier, la lutte pour la domination, intrinsèque à ce conatus humain qui le fait irrésistiblement persévérer dans son être et accroître sa puissance, est par là endémique et indéracinable. L’intérêt du philosophe anglais dans ce contexte est d’avoir mis en lumière l’importance décisive du besoin de reconnaissance symbolique sur fond d’égalité naturelle, en parallèle avec la lutte pour les biens matériels. On sait que pour Rousseau, quand Hobbes croyait peindre l’homme naturel (robuste et méchant), il peignait l’homme (déjà) civil, selon une formule du Second Discours ; le diagnostic rousseauiste sur « l’homme de l’homme », en revanche, est à cet égard éminemment hobbesien. En sorte, là où l’un voit un fait de nature originaire et en ce sens neutre (l’animal humain est constitutivement animé de « passions comparatives »), l’autre voit une pathologie sociale, mais dans la sphère des relations humaines ils voient la même chose.

4L’amour-propre, « en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres nous préfèrent à eux; ce qui est impossible », est-il dit dans l’Émile. Il est donc structurellement enfoncé dans une contradiction. Comment la surmonter, ou à tout le moins l’affaiblir ? Rousseau offre différentes solutions ou thérapeutiques. Solution politique dans Du Contrat social ou dans tout autre projet où la passion individuelle du dépassement et de la gloire est à la fois stimulée et résorbée dans l’intérêt collectif — on cherchera alors à cultiver une forme d’héroïsme républicain et patriotique à l’antique, assortie de sa vertueuse émulation. Solution sociale et affective dans La Nouvelle Héloïse : dans la communauté paternaliste de Clarens l’estime des autres est recherchée légitimement parce qu’elle est garantie par un cadre moral fort, voire autoritaire. Solution pédagogique dans l’Émile, où la transformation maléfique de l’amour de soi en amour-propre est constamment empêchée par les soins du gouverneur du jeune Émile éduqué pour braver l’opinion. Solution individualiste enfin dans l’œuvre autobiographique : Rousseau y retrace l’histoire d’une conscience d’abord contaminée par l’amour-propre puis purifiée du mal social dans l’ascèse introspective que seule nourrit la solitude. Ces solutions, estime B. Carnevali, sont peu convaincantes, car chacune à leur façon elles nient un ou plusieurs aspects inhérents à la passion même qu’elles sont censées combattre, à savoir « sa nature affirmative, individualiste, compétitive, hobbesienne et moderne » (p. 61).

Figures de la reconnaissance

5Cette négation fait partiellement l’objet de la deuxième partie de l’étude. Celle-ci s’attache à l’analyse de « figures de la reconnaissance » par laquelle se révèlera un « inconscient » de la pensée rousseauiste : l’écriture autobiographique censure l’évidence de ce qui pourtant dans d’autres types de discours ressort avec une force et une clarté inégalées. Certaines pages du Second Discours seront donc lues « en parallèle » (p. 64) avec des passages choisis des Confessions. En effet, après une étude serrée de la scène primitive de la reconnaissance dans le Discours, il va s’agir de découper trois passages-clés des Confessions où se découvrira, douloureuse, à vif, la blessure sociale de Rousseau, le texte autobiographique recélant une description dite « phénoménologique » (p. 20) particulièrement fructueuse en la matière. Le repérage attentif de « détails qui ne cadrent pas » (p. 63) mais qui disent sans conteste un désir personnel de succès et de reconnaissance sociale révèle une faille considérable dans le système de Rousseau : les contradictions dans la représentation de soi ont des « conséquences » sur l’ensemble de la pensée (p. 312). Une herméneutique du soupçon est seule propre à dévoiler le leurre sur soi, et cette sourde vérité : l’histoire de la conscience que déploient les Confessions est celle d’une conquête, non pas de la solitude mais de la gloire (p. 258). Une lecture symptomatique de scènes privilégiées autorisera ce diagnostic : Rousseau est lui‑même atteint jusqu’à la moelle du mal de l’amour-propre.

6En effet, ces scènes dessinent toutes des figures de la reconnaissance sociale jusque dans son échec. La première, fondatrice, figure dans le Second Discours, histoire hypothétique des origines de la société humaine, aussi bien que « roman d’apprentissage » de la conscience (p. 76) de l’homme face au monde. À un stade originaire où l’homme, solitaire et indépendant dans un monde où les ressources excèdent les besoins, vit avec ce dernier dans une relation symbiotique, succède une période préparatoire de prise de conscience de la supériorité de l’homme sur les autres créatures : « premier mouvement d’orgueil », première prétention, premier déni de l’égalité naturelle. Dans la gradation rousseauiste une pré-socialisation suit ce premier âge — c’est l’âge des « associations libres » au gré des intérêts provisoires sans individuation (le sexe même n’est qu’un « penchant aveugle », écrit Rousseau). Arrive enfin la période, suprêmement importante, des premiers regroupements en familles où le moi social fait « ses premier pas » (p. 114). Dans le passage de la fête devant les premières cabanes, où jeunes gens et jeunes filles chantent et dansent, Rousseau imagine les premières expériences amoureuses de l’humanité. « L’œil s’anime et parcourt les autres êtres », le désir d’estime et le désir érotique s’enveloppent l’un dans l’autre. Parce qu’« on n’aime qu’après avoir jugé, on ne préfère qu’après avoir comparé » (Émile), dès lors les premiers processus d’individualisation s’amorcent, la démarche comparative s’éveille, les préférences se déclarent, les jeux d’inclusion et d’exclusion dessinent des partages et des hiérarchies, « la fureur de se distinguer » commence son œuvre. C’est que cette scène primitive de la séduction est aussi « la première véritable expérience sociogénétique » (p. 111). L’amour de soi se transforme en amour-propre, « sentiment relatif, factice et né dans la société » (Second Discours). Pour défléchir une violence concurrentielle toujours prête à éclater, on commence à faire semblant d’accorder un respect qu’on ne ressent pas; ce sont les premiers sentiments de civilité. Être et paraître se dissocient, la théâtralisation des rapports sociaux voit le jour.

7Selon Jean Starobinski, « l’aliénation de l’argent et des relations monétaires ne fera que parachever l’aliénation primordiale des consciences, elle‑même rendu possible par l’opposition instrumentale de l’homme et du monde3 ». La clôture des terrains et la propriété, que bien des commentateurs du Discours comprennent comme la véritable origine de l’inégalité et des problèmes sociaux qui se sont ensuivis, sont secondes par rapport à la lutte pour les avantages symboliques. C’est du besoin originaire de reconnaissance que dérivent les luttes pour les ressources économiques. B. Carnevali reprend cette ligne interprétative pour en radicaliser la portée, car elle repousse la fine distinction qu’Arthur Goldschmidt avait relevée entre un amour-propre symbolique et désintéressé et l’amour-propre assoiffé de pouvoir et de richesses qui serait venu le corrompre. Goldschmidt avait ainsi marqué l’importance, dans le Discours, d’une gradation : la rivalité dans le désir de considération est suivie de la compétition autour de ce que la philosophie antique appelle « biens extérieurs » (et Rousseau, « biens réels »). La sphère de la gratuité (la considération sans le désir de richesses) se corrompt au contact de la sphère de la nécessité, à savoir la dépendance mutuelle des hommes par leurs besoins4. B. Carnevali, elle, souligne que c’est le besoin inextinguible d’estime qui transforme ce qui était intérêt naturel, non compétitif, en désir de propriété et donc d’exclusion et de domination d’autrui.

8Exprimée sur le mode de la déploration, dans le registre moral de la perte et de la dégénérescence, la généalogie rousseauiste de l’amour-propre surgit pourtant dans l’évocation de ce que l’auteur du Discours nomme âge d’or ; c’est aux jouissances du cœur que préludent les premiers regards de la première reconnaissance ; leur naissance a pour cadre une fête. Cet « imaginaire positif » (p. 140) indiquant une faille dans le pessimisme ambiant pointe vers « un aspect méconnu » du philosophe : Rousseau y suggérerait, en vrai moderne, que « l’affirmation de soi dans la société est la plus haute récompense de la vie individuelle » (p. 147). Cette thèse comme offusquée par son propre auteur, il va falloir la « faire résonner avec plus de clarté » grâce à « la nature “vécue” de la matière existentielle » (p. 148) que contient l’œuvre autobiographique, parce que s’y trouvent des pages qui « laissent émerger les tendances inconscientes de la pensée de Rousseau avec beaucoup plus d’efficacité » (p. 147) et nous font assister au « retour du refoulé » de sa pensée (p. 148). Trois « figures » dessinées à partir de brèves scènes des Confessions, scènes passionnelles de la reconnaissance sociale, forment un montage en crescendo.

Blessures & triomphes narcissiques

9Première figure : le serviteur accueillant la reconnaissance asymétrique exercée par certains membres des familles aristocratiques. Le jeune Rousseau du séjour à Turin, attiré par les femmes riches (« il me fallait des demoiselles »), en partie sous l’emprise d’une idéalisation de la grande aristocratie, pris dans l’éthos féodal diffusé dans les archétypes courtois, se soumet aux promesses d’une promotion sociale qui serait due à son excellence. C’est le triomphe du dîner de Turin (jadis amplement commenté par J. Starobinski), et la protection du comte de la Roque. Déjà s’impose cette révélation: l’amour-propre, entraînant l’asservissement à l’opinion dans le Second Discours, dessine dans les Confessions le net mouvement d’une affirmation : celle d’une émancipation.

10Deuxième figure, quatorze ans après : le philosophe dans le salon, étant entendu que « le monde des écrivains des Lumières se présente comme un grand salon, où l’art de plaire est la qualité la plus recherchée [...] » (p. 224). Antoine Lilti a montré les mécanismes d’ouverture et de fermeture symboliques des salons et la qualité particulière de la sociabilité qui s’y exerce, où le ridicule et l’humiliation sont de toutes puissantes sanctions5, auxquelles Rousseau est exposé. Ce sont les difficultés de Rousseau à exceller selon les règles de la sociabilité mondaine qui activent une structure que B. Carnevali voit inscrite au cœur de la pensée de Rousseau : celle du ressentiment produisant un rachat compensatoire. L’auteur repère à cette occasion de très intéressantes « variations sur un thème orphique : l’homme de lettres apprivoise ses persécuteurs en déclamant ou en représentant son œuvre en public » (p. 242). D’abord, c’est l’humiliation de celui qu’on traite encore comme un laquais — un exemple en est l’invitation à dîner que lui lance la baronne de Beuzenwal : « je compris par quelque mot que le dîner auquel elle m’invitait était celui de son office » (Confessions). Mais Rousseau a désormais pris conscience de ses talents, et prendra sa revanche en homme de lettres à succès. C’est ainsi par exemple que bien des années plus tard, la Maréchale de Luxembourg, sévère et puissante protectrice de la plus haute noblesse, « reine absolue de la vie mondaine parisienne » (p. 232), séduite et émue par La Nouvelle Héloïse place expressément le romancier près d’elle à table. Ambivalent, le désir d’être reconnu par l’élite combine le snobisme du parvenu, la rancœur de l’offensé et de l’humilié, et l’indignation agressive de l’homme de talent pour qui cette reconnaissance est un droit.

11Troisième figure : la « reconnaissance romantique ». L’opéra de Rousseau, Le Devin du village, joué à Fontainebleau devant Mme de Pompadour, est un triomphe, et au livre VIII des Confessions Rousseau relate avec délice les pleurs des dames de cour émues. Forme euphorique, exaltée de la gloire, qui d’après B. Carnevali « contredit de manière flagrante ses dénonciations du Discours » (p. 262). Rousseau s’était cependant présenté avec provocation « dans un équipage négligé » (Confessions), et revendique fièrement le droit d’« être lui-même ». Le geste s’inscrit dans un ensemble de postures comprenant la fameuse réforme personnelle (incluant le port de l’habit d’Arménien), le refus de l’offre de pension faite par le roi au lendemain de la représentation triomphale du Devin, le scandale de la rupture avec les philosophes et la construction d’une identité victimaire, le choix ultime de la solitude. Il inaugure l’élaboration d’un type voué à une vaste descendance: le contestataire qui choisit la marginalité... en plein milieu de la société, et donne son authenticité — le refus de vivre sous les yeux d’autrui — en spectacle. Car c’est bien théâtralement que Rousseau dénonce le paraître, c’est fort publiquement qu’il réitère sa volonté de solitude. Privé de la reconnaissance qui lui est due, celle d’une différence affirmée en supériorité, le moi s’isole avec superbe et, dans un renversement transparent, nie hautainement toute valeur à la reconnaissance précisément afin d’accéder à cette reconnaissance même.

Mensonges romantiques

12La « géniale intuition » de Rousseau (p. 307) consiste à rejeter ce qui le rejette, à retourner un échec personnel en politique. N’avoue-t-il pas lui-même : « je me fis cynique et caustique par honte ; j’affectai de mépriser la politesse que je ne savais pas pratiquer » (Confessions) ? L’humiliation a ses pulsions revanchardes, et la critique nietzschéenne du ressentiment paraît appropriée pour évaluer certains comportements de Rousseau et surtout la nature foncièrement réactive de sa pensée, estime B. Carnevali, d’autant que l’auteur du Gai Savoir nous y invite expressément, proclamant que « dans tout romantisme grogne et farfouille l’instinct rousseauiste de la vengeance » (cité p. 247). De même qu’Éric Weil a pu dire qu’il fallait Kant pour penser les pensées de Rousseau, peut-être fallait-il Nietzsche « pour atteindre les profondeurs de la psyché de Rousseau » (p. 305), comme il fallait Stendhal pour mettre à jour « les aspects cachés de [sa] personnalité » (p.154) : son Julien, lecteur des Confessions, estime que Rousseau « portait dans le monde « le cœur d’un laquais parvenu ». En cela il « voit juste » (p. 211).

13On l’aura deviné: délestée de son substrat chrétien la thèse girardienne de Mensonge romantique et vérité romanesque sous-tend l’analyse tout entière, en particulier dans sa dimension historique. Selon René Girard, c’est quand s’affaiblit l’ordre hiérarchique traditionnel, c’est quand les hommes se font des dieux les uns pour les autres que s’imposent, multipliées, les rivalités et médiations sociales dont nul jamais ne peut s’extraire, sinon par la duplicité et dans l’illusion. Même si Rousseau ne figure nulle part dans cette théorie de Girard, le mensonge romantique, à savoir la construction d’un modèle de subjectivité ancré dans la conviction profondément illusionnée de pouvoir être soi-même sans médiation, d’échapper au regard d’autrui, à la comparaison et à la compétition, selon B. Carnevali personne ne l’a mieux pratiqué que Rousseau, qui en a fait une doctrine immensément influente.

14Il était d’autant plus important, explique l’auteure, de mettre en lumière ces passages autobiographiques qui contredisent avec éclat la doctrine rousseauiste « officielle » — et la doxa critique qui l’accompagne — que Rousseau est l’un de ceux qui, dans une longue lignée fondée par Socrate, Jésus, Sénèque, revendiquent cette exemplarité qu’à leur mort ils ont su donner à leur vie alors soudée à leur doctrine. On le sait : tant de lecteurs hostiles à Rousseau ont fait leurs choux gras, dans le sillage de Voltaire, de l’abandon de ses enfants aux Enfants-Trouvés par l’auteur d’un des plus célèbres traité d’éducation jamais écrits. Il est d’autres graves manquements du philosophe à ses principes, lorsque le dénonciateur de l’amour-propre en est pétri, que l’apôtre du tranquille amour de soi est la proie d’un féroce désir de vengeance, que le chantre de l’indépendance est tout entier tourné vers le regard d’autrui. L’auteur de Romantisme et reconnaissance déclare : « Adoptons [...] le point de vue de ses ennemis » (p. 304), appelés à témoigner quand est avancé un chef d’accusation. Dans le prétoire, Diderot, qui dénonce le « stupide orgueil » (p. 296) de Rousseau ; Voltaire, bien sûr, qui dans son vitriol n’avait « pas tout à fait tort » (p. 299)6 ; et puis Taine, dénonçant la « rancune du plébéien pauvre, aigri » (cité p. 306). Rousseau lui-même donne le bâton pour qu’on le batte, reconnaissant dans les Rêveries : « quand je m’élevais avec tant d’ardeur contre l’opinion, je portais encore son joug sans que je m’en aperçusse ».

15Certes, nous explique B. Carnevali, on peut admettre l’existence de « circonstances matérielles inscrites dans les structures sociales d’une époque, [qui] peuvent empêcher le philosophe de se comporter comme il le voudrait ou comme l’exigeraient les principes de sa doctrine morale » (p. 312). Certes, affirme‑t‑elle encore, certains traits psychologiques (timidité, lâcheté) pourraient aussi permettre d’expliquer partiellement l’incohérence de la position rousseauiste. Certes, la volonté intransigeante et désespérée de « rester soi-même » renvoie à une théorie de l’aliénation au potentiel critique inépuisable (p. 321). Il n’empêche : la trahison des principes découle d’une faiblesse théorique de l’éthique thérapeutique elle‑même. Si l’être est bien le mensonge du paraître, l’idéal d’authenticité personnelle est fondé sur une prémisse insoutenable, lorsque comme chez Rousseau il suppose le retour à un moi naturel, soumis au seul amour de soi. Qu’on cesse donc de prendre naïvement au mot la représentation idéalisée de soi qu’élabore l’auteur des Confessions. L’antinomie entre romantisme et reconnaissance ne recouvre pas l’opposition plus classique entre solitude et communauté, car il y a asymétrie entre les deux termes : la reconnaissance comprend, au double sens du terme, le romantisme comme partie d’elle-même, et comme explication. Il est vain de chercher à dépasser ce brutal déséquilibre. La conclusion prend la forme d’une série d’interrogations que l’on peut condenser ainsi : existe-t-il d’autres voies pour parvenir à l’authenticité — nécessairement redéfinie dans un dépassement du romantisme — que celle du modèle rousseauiste, faux et fautif ? Dans une note finale, les « propositions extrêmement intéressantes » (p. 324) d’Alessandro Ferrara et de Charles Larmore semblent s’offrir comme de prometteuses alternatives.

La palette des sentiments sociaux

16Cette thèse provocante, développée avec une clarté et une vigueur exemplaires, est fort stimulante. Elle peut parfois persuader sans convaincre. S’il n’est pas possible de réfuter avec exactitude la proposition d’après laquelle l’amour-propre personnel de Rousseau et son expérience négative du monde jouent un rôle dans son analyse des relations sociales modernes, l’affirmation selon laquelle la vérité de son œuvre s’y joue secrètement tout entière est discutable. On peut d’abord remarquer que l’amour-propre n’est pas pour Rousseau un principe anthropologique premier, mais un principe contingent, historiquement dérivé, potentiellement modifiable et canalisable, qui se distribue et se métamorphose, dans l’ensemble de l’œuvre, en des sentiments plus nuancés selon les contextes — considération, respect, émulation, fierté, estime publique ou intérieure, sympathie désintéressée —, chaque texte infléchissant différemment toute la problématique de la reconnaissance. Ainsi dans l’Émile, l’utilisation pédagogique réfléchie de l’émulation suppose la stimulation d’un sentiment qui sans être l’amour-propre dangereusement comparatif n’est plus l’amour de soi. Comme le montre ce même texte, l’estime personnelle retirée d’une vie vertueuse exclut l’inflammation de l’amour-propre. On a pu par ailleurs soutenir que l’amour-propre n’est pas chez Rousseau intrinsèquement agressif et dominateur s’il prend la forme d’une revendication de reconnaissance réciproque du droit de chacun à la dignité, et non celle d’une rivalité. L’exigence de respect ne se confond pas avec la compulsion de se voir primer en tout7. Adam Smith distinguera facilement, dans le sillage de Rousseau, la louange (praise) et le mérite qui aura provoqué la louange (praiseworthiness)8.

17Dans son Projet de constitution pour la Corse, Rousseau avait contrasté la vanité (« par nature individuelle ») et l’orgueil, passion collective selon laquelle chacun prend la juste mesure de sa contribution au tout social. La quête même de la gloire est une forme supérieure du désir de reconnaissance quand le citoyen patriotique se soucie de l’opinion des autres hommes, qu’il respecte, et que l’amour-propre se transforme au service d’une cause plus grande. Ce qui distingue le bourgeois moderne, c’est qu’il doit se plier au service d’hommes qu’il méprise, et se conformer à leurs attentes pour se faire reconnaître d’eux et les asservir à son tour9. Aux dirigeants supérieurs, tel le Législateur, d’orienter productivement les passions sociales, de façon masquée. En politique, la notion d’authenticité est pour le moins douteuse chez Rousseau, et l’abstraction du contrat ne doit pas faire rejeter dans l’ombre le machiavélisme des Considérations. Le fanatisme de la pureté vertueuse est une interprétation jacobine du philosophe10. Sous un autre angle, Frederick Neuhouser a récemment souligné le rôle crucial, originaire et tout-puissant de l’amour-propre dans la genèse du mal chez Rousseau — ce dernier a bien écrit dans le Second Discours que ce sentiment « inspire aux hommes tous les maux qu’ils se font mutuellement ». Contre N. J. H. Dent, il argue que l’exigence d’une reconnaissance de supériorité est plus forte que la simple demande (démocratique) de respect, en elle-même psychologiquement insuffisante. Mais il accorde à la reconnaissance comprise comme besoin de l’estime d’autrui (ce que Rousseau dans le Discours appelle « l’estime publique ») une fonction éminemment constructive, indispensable au lien social. L’honneur que nous procure à nos yeux une conduite raisonnable et vertueuse est renforcé dans l’approbation rationnelle et consensuelle d’autrui11. Enfin l’approche néo-stoïcienne, en contraste avec la critique épicurienne et augustinienne des vertus, reconnaît pleinement l’importance de l’amour-propre et de la vanité comme motivation des actions humaines, mais refuse d’accorder à l’intérêt (fût-ce celui du plaisir) l’exclusivité. Elle conçoit donc l’existence du désintéressement dans nos rapports avec les autres en coexistence dynamique avec la satisfaction de nos besoins.

18« Nous ne sommes pas précisément doubles, mais composés », écrit Rousseau. Ajoutons que dans son écriture autobiographique se déploie un tel nuancier de modulations, de degrés, de formes pures ou mêlées de l’amour-propre qu’il est difficile d’en tirer des conclusions uniformes menant toutes et tout droit au ressentiment, au refus illusoire des médiations, au repli orgueilleux sur soi. Dans le large éventail d’états émotionnels et de positionnements éthiques que déploient les divers textes autobiographiques se ventilent subtilement différents modes d’être face à autrui et leurs métamorphoses au cours du temps. Que donc dans l’analyse anthropologique le besoin de reconnaissance n’ait plus d’exercice que déformé sous le mode d’une agressivité mortifère pour le sujet — ce dont les Confessions témoignent partiellement — ne signifie pas que d’autres modes de reconnaissance ne puissent être légitimés, d’autant qu’en français le terme même de reconnaissance bénéficie d’un double sens et d’une féconde ambiguïté12. Ainsi dans les seules Confessions, le désir même d’ascension sociale est plus finement mêlé à d’autres sentiments que B. Carnevali ne le laisse parfois apparaître. La relation avec Mme de Warens chez le jeune Rousseau, par exemple, combine le désir de se faire une place dans le monde, le plaisir d’une sociabilité heureuse, non compétitive, et l’accès à un amour de soi comblé en présence de l’autre et par sa présence même, dans la relation amoureuse. Bref, l’accent exclusif sur le durcissement de la dualité amour-propre/amour de soi que présente le Second Discours peut présenter l’inconvénient de griser la riche palette des sentiments sociaux chez Rousseau.

Théorie des raisins verts & démystification

19Une des prémisses centrales de l’étude de B. Carnevali est que Rousseau revendique une homologie intenable entre sa vie et ses principes. La tradition est longue des grands interprètes pour qui l’écriture de la vie jette un jour ambigu sur la critique sociale. Rousseau a voulu faire de son autobiographie un document philosophique et même politique en lien profond avec ses autres œuvres parce que sa vie, estime-t-il, possède une exemplarité absolument singulière. Mais sous cette exemplarité pointe une légitimation suspecte des échecs personnels par le système. Le statut de victime a par ailleurs une fonction libératrice et s’harmonise avec une tendance aux théories de la conspiration propices à l’indignation morale13. Dans cette lignée l’analyse de B. Carnevali est fine sous l’angle psycho-sociologique. Ses conclusions ont des affinités avec la psychologie des « raisins verts », que Max Scheler avait adoptée pour figurer un des mécanismes du ressentiment14. Illustrée par la fable d’Ésope reprise par La Fontaine, elle établit que l’individu incapable d’atteindre un bien convoité déclare ce dernier indésirable, et même condamnable. Adaptons la fable : Rousseau humilié et amer aurait élaboré tout un système d’explication du monde qu’il a fini par croire vrai. Incapable de faire reconnaître sa supériorité, il accentue sa dénonciation du monde social, de la rivalité entre les hommes, de la soif de gloire. Puis il s’enferme dans une orgueilleuse solitude, proclame la pureté de son propre cœur, rempli du seul et naturel « amour de soi », le tout, donc par ressentiment face à l’échec. Posons que non seulement la conception de ce moi échappé au mal social, mais l’ensemble de l’armature théorique qui la justifie seraient presque de l’ordre de la pensée magique, dans l’esprit de l’analyse sartrienne d’une structure émotive que Sartre repère lui‑même à partir de la fable des raisins verts15 : ici, parce que l’objet (disons, la réussite mondaine) est impossible à atteindre, la conscience se transforme pour transformer le monde.

20Qu’il y ait duplicité chez Rousseau dans ses rapports avec ses riches protecteurs, qu’il ait pu danser un moment, bien mal, à « cet ignoble bal masqué qu’on appelle le monde » (Stendhal), nul n’en disconviendra. L’ambivalence au bord de la mauvaise foi, le double jeu aux confins de l’auto-duplicité, tout cela caractérise indubitablement la position personnelle de Rousseau face à l’élite. On a souvent relevé la série de spectaculaires paradoxes qui affectent, voire infectent les Dialogues: le refus ostentatoire du monde, la démonstration théâtrale du retrait, la proclamation bavarde du silence, etc. Rousseau fabuleusement connu dans toute l’Europe fait en outre l’expérience douloureuse des déchirements de la célébrité16. On peut aussi invoquer le rapport particulier de l’écrivain et surtout du philosophe de l’Ancien Régime avec le pouvoir, équivoquement accommodé dans la sociabilité mondaine. Mély avait naguère démonté les contradictions dans lesquelles les conditions historiques enferment nécessairement l’écrivain17. C’est ainsi que, par exemple, Rousseau se voue à la pauvreté en se faisant copiste mais dépend étroitement des gens en place pour lui fournir des pratiques. Mais justement, ce positionnement individuel et historiquement déterminé n’invalide pas le positionnement philosophique qui semble le contredire; il en confirmerait plutôt la nécessité. Les enjeux de la rupture rousseauiste dépassent la passion de l’individu Rousseau alors même qu’il se situe en leur centre. En se marginalisant, le philosophe genevois attire l’attention sur une marginalisation autrement plus grave, celle des intellectuels complaisamment alliés aux puissants, et donc impuissants. Le refus éclatant de la fiction de l’égalité promue dans les salons entre les gens du monde et les gens de lettres18 pour spectaculaire qu’il ait pu être, n’en a pas moins éclairé ce que tant de philosophes, incluant Diderot malgré son malaise, préféraient maintenir dans un demi-jour intéressé, à savoir une asymétrie souvent dégradante, et des liens de dépendance qui sans exclure la critique sociale l’entravaient.

21Plus généralement, il ne semble pas aller de soi que certaines tensions dans l’attitude personnelle de Rousseau face à l’élite d’une part rendent caduc l’ensemble du « système », et de l’autre entachent de mauvaise foi l’écriture des expériences existentielles visant à sortir du cercle de la sociabilité mauvaise, de ce cercle où le « désir universel de réputation, d’honneurs, et de préférences » rend « tous les hommes concurrents, rivaux ou plutôt ennemis » (Second Discours). Mettre en lumière les angles morts et les taches aveugles de la vision d’un écrivain, et déjouer les mécanismes selon lesquels un auteur dissimule et se dissimule à lui-même les incompatibilités logiques de sa pensée19 sont des tâches essentielles du critique, et cette conviction anime l’auteur de Romantisme et reconnaissance d’une redoutable passion démystificatrice. Dans la logique de l’arroseur arrosé, B. Carnevali arrache ses masques à l’arracheur de masques avec une sévérité toute janséniste. La pensée de Rousseau doit être décapée de ses trompeuses scories par un processus de réduction rappelant l’entreprise de la Rochefoucauld : le dédain du monde n’est qu’une forme particulièrement insidieuse d’une vanité humiliée, le concept même de l’amour de soi n’est qu’une stratégie compensatoire, la philosophie de l’authenticité n’est que le refus de regarder en face la réalité des relations humaines, etc. La théorie de l’amour de soi purifié du jugement d’autrui, est-il posé, n’est nullement prouvée sinon dans le témoignage autobiographique empirique, par définition suspect, ou ces histoires hypothétiques que sont l’Émile et le Second Discours. Or ces preuves, estime B. Carnevali, « ne sont que des déformations sophistiques de l’amour-propre » (p. 313). Ce puissant mécanisme de réduction possède d’indéniables pouvoirs démystificateurs (fréquemment revendiqués), mais aussi ses dangers. Ce n’est pas discréditer une pensée de la complexité des liens sociaux que de révéler les tensions nécessaires qui la parcourent, et l’auto-illusion sur le plan psychologique n’affecte pas nécessairement la vérité de l’analyse morale, comme l’écrit pertinemment Judith Shklar20. B. Carnevali elle‑même concède brièvement dans une des dernières pages de son livre que « Même la pensée la plus enracinée dans le corps du penseur [...] repose sur une métamorphose qualitative permettant à la vie d’engendrer des idées dotées de valeur — une valeur qui n’est pas entièrement asservie aux passions et aux intérêts vitaux [...] » (p. 316). S’il est loisible de ne pas adhérer à des propositions idéalisantes telles que celle de Blanchot selon qui Rousseau « n’a jamais douté du bonheur de l’immédiat, ni de la lumière initiale qui est sa présence à soi et qu’il n’a pas d’autre tâche que de dévoiler pour rendre témoignage de lui-même »21, on peut néanmoins reconnaître la puissance d’une exigence que l’analyse psycho-sociale est bien incapable d’épuiser, ni peut-être même d’éclairer véritablement.

Au-delà de la psychologie sociale

22L’authenticité rousseauiste, affirme l’auteure, est « l’invention et le repli d’un moi fortement inauthentique, victime consentante de l’opinion d’autrui » (p. 322). Peut‑être, sans doute, assurément, sous un certain angle, à certains moments d’une vie d’écrivain de l’Ancien Régime telle que la découvrent certaines pages choisies des Confessions. N’est‑ce vraiment que cela ? L’angle des raisins verts est exagérément restrictif. Il laisse dans l’ombre l’œuvre romanesque et ne rend pas suffisamment compte de la visée éthique et politique de Rousseau. Cette vérité que René Girard discerne dans les plus grands romans de la modernité européenne, La Nouvelle Héloïse la dit : l’omniprésence de la médiation jusque dans le domaine le plus intime de la subjectivité, par la parole et le récit de l’autre, les contraintes sociales, les contrôles des affects, de sorte qu’aucun personnage ne peut savoir ce que c’est, à la fin, qu’être soi. Et Émile est la construction d’un être éponyme incapable d’être jamais autre que lui-même, inauthentique par cette impossible pureté. Dans le domaine autobiographique même, l’immense effort de Rousseau pour penser l’aliénation de l’individu moderne dans le monde social, incluant son asservissement à un besoin agressif et insatiable de reconnaissance, l’écrivain a voulu l’exercer sur lui-même. Le processus suppose une distanciation par rapport à une expérience existentielle elle-même située au premier plan22. Le concept d’authenticité ne trouve pas toutes ses acceptions et résonnances dans la conception girardienne de romantisme, et la reconstruction néo-stoïcienne de l’amour de soi, thérapeutique et centrée sur le bien-être psychique, dépasse largement — sans les exclure — dépit et ressentiment. Il s’agit bien de mettre à jour ce « prestige d’illusion qui nous donne une admiration stupide pour les instruments de nos misères » (Dialogues). Le choix éthique peut-être partiellement expliqué mais certainement pas absorbé par une situation sociale. Comme l’a rappelé le philosophe John Elster, face à des circonstances adverses une alternative à l’attitude symbolisée par la fable des raisins verts (abaisser l’objet inaccessible) est celle de la philosophie stoïcienne, autre position adaptative en affinité avec celle de Rousseau et selon laquelle nous valorisons consciemment et stratégiquement ce qui nous est accessible pour nous libérer du désir de l’inaccessible23.

23L’angoisse particulière, cependant, qui se dégage de certaines pages des Confessions, des Dialogues et des Rêveries provient précisément de la reconnaissance chez Rousseau qu’il ne lui appartient pas d’échapper entièrement aux mécanismes de l’amour-propre, soit l’infernale spirale des rivalités. Son régime moral est celui de la quête et non de la conquête. Loin d’être ce romantique dont parle Girard, qui cherche « à maintenir l’illusion du désir spontané et d’une subjectivité quasi divine dans son autonomie24 », le philosophe est persuadé qu’une conscience à la fois élargie et approfondie de ce qui l’entrave est une forme de liberté. Or toute liberté s’exerce dans des structures et des mécanismes sociaux qui la vouent au paradoxe. « Même la domination est servile » (Émile) : Rousseau a reconnu les lois du jeu social à son époque et s’est reconnu le jouant, mais le jouant mal, puis presque plus — il a voulu qu’il y ait du jeu dans ce jeu, et c’est par cette mince ouverture que s’engouffre un refus retentissant — et qu’importe, sans doute, que le ressentiment personnel s’y love sournoisement. A la fin, et beaucoup plus radicalement, dans les Rêveries, ténue, exténuée, accidentelle, vite ruinée ou presque vidée de substance, la reconnaissance d’autrui et par autrui n’a plus grand chose à voir avec la problématique girardienne. Mais elle demeure politique. Le portrait de l’homme moderne à la fin du Second Discours, narcissique et égoïste, enfermé dans la stérilité d’une compétition en plein emballement, obsédé par une gloire dégradée en gloriole, se prolonge dans l’importante note IX du Discours : au-delà des traits de psychologie sociale hérités de Hobbes et des moralistes, c’est une volonté humaine infiniment dominatrice et donc destructrice qui inquiète la pensée de Rousseau.

24B. Carnevali observe fort justement qu’« une somme d’épisodes biographiques ne sauraient épuiser le contenu d’une doctrine, ni encore moins sa validité » (p. 212). On en tombera d’accord. Mais qu’on adopte pleinement ou non ses prémisses et conclusions, on doit reconnaître à cette étude un mérite essentiel : celui d’avoir démontré l’importance décisive de Rousseau dans la réflexion, actuellement si vigoureuse, sur les pathologies sociales de la reconnaissance.