Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Octobre 2014 (volume 15, numéro 8)
titre article
Lina Ribeiro

À la recherche du temps ostérien

André Bellatorre & Sylviane Saugues, L’Aventure narrative, lecture à deux voix des romans de Christian Oster, Paris : Éditions Hermann, 2013, 310 p., EAN 9782705687496.

1Cet ouvrage, écrit à quatre mains, a été publié en 2013, juste après la sortie des deux derniers livres de Christian Oster : Le Cochon et le prince2, destiné à la jeunesse et En ville3 pour adultes, paru — comme l’ouvrage précédent Rouler4 — aux éditions de l’Olivier. Auteur d’ouvrages de littérature jeunesse, Christian Oster est connu également pour ses romans — près d’une vingtaine — le premier publié étant Volley‑ball en 19895.

2Ce recueil, intitulé L’Aventure narrative, porte bien son nom, puisque les auteurs de cet ouvrage ont eu le projet ambitieux et louable de parcourir les seize romans de Christian Oster : depuis Volley‑ball jusqu’à En ville (2013), en portant sur chacun d’eux un regard critique. Le projet commun d’André Bellatorre et de Sylviane Saugues étant ici de faire découvrir l’ensemble de l’œuvre d’Oster, en créant des passerelles entre les œuvres pour y discerner la particularité du style ostérien.

3Outre l’étude approfondie et savante des romans d’Oster, à laquelle se sont livrés les auteurs de cet ouvrage, ils ont enrichi leur travail d’entretiens6, mais aussi d’ouvrages ou articles critiques et généraux, et enfin d’œuvres complémentaires d’autres auteurs7.

4L’ouvrage se compose de huit parties aux titres fortement évocateurs, la première : « Une poétique de déplacement », donnant d’emblée une caractéristique majeure de l’écriture ostérienne, tandis que la dernière : « L’atelier d’Oster », se compose d’extraits de pages manuscrites et d’un entretien avec l’auteur. L’originalité finale du recueil se trouve dans l’insertion en annexe d’une part d’une cartographie8 des romans d’Oster — indiquant les lieux réels ou fictifs — et d’autre part, une petite séquence dédiée à la littérature jeunesse9, à laquelle Chr. Oster se consacre depuis 1998, avec pour animal fétiche le cochon, qui apparaît dans plusieurs contes : Le cochon qui avait peur du soir10, Le Cochon en panne11, Le Cochon qui voulait bronzer12, le Cochon et le prince13.

Du déplacement au décalage : l’espace & le temps

5Dans la plupart des romans d’Oster, il est question de déplacement : dans Volley‑ball14, l’Imprévu15, Dans la cathédrale16, Paul au téléphone17, et tout particulièrement Rouler18 dont le titre traduit déjà à lui seul un déplacement (p. 35). D’autres titres encore renvoient à un lieu explicite (Dans la cathédrale, Le Pont d’Arcueil, En ville) ou implicite (Les Rendez‑vous19). Or, bien souvent, ces déplacements ne caractérisent pas uniquement un mouvement du ou des protagoniste (s) concerné (s), mais expriment bien plus un « décalage » (p. 12) ou plutôt un « dé‑placement » (p. 35) du personnage. Pour être plus précis, ce dernier, en « change[ant] de place », peut être amené à l’imprévu à occuper la place d’un autre. C’est le cas en particulier de Jacques Bertin, le protagoniste de Volley‑Ball, qui occupe l’appartement de sa voisine, et qui de ce fait est contraint de gérer les suites d’un décès, à la place de Louise, sa voisine absente (p. 12‑14). Le même procédé est utilisé dans L’Imprévu, où le narrateur est pris malgré lui dans les préparatifs de l’anniversaire de Gilles Traversière, et se voit contraint d’identifier, dans une boulangerie, le gâteau qu’il n’avait pas commandé. De façon plutôt inattendue, le visage de Gilles est représenté sur le gâteau, ce qui facilite grandement la tâche de Jacques (p. 30‑31). Ce qui est singulier chez les personnages ostériens, et relèverait plus du conte ou de la « fable [s] » (p. 35) que de la fiction, c’est leur action souvent irréfléchie : ils vont au‑devant de ce qui leur est proposé et présenté, sans scrupules et sans se poser de questions.

6C’est par conséquent de façon assez « loufoque » — adjectif maintes fois réitéré dans l’ouvrage20 — que les personnages prennent à charge des responsabilités à caractère altruiste, et sont identifiés totalement avec l’autre absent, qu’ils remplacent et dont ils assument complètement le rôle. C’est ainsi qu’à nouveau Jacques Bertin se verra adresser des paroles de compassion par le médecin « ven[ant] constater le décès21 », alors même qu’il n’est pas le destinataire concerné (p. 13).

7On assiste à un phénomène semblable dans le roman Sur la dune22, où le narrateur décide de renoncer à sa lecture et se laisse emporter par une « fiction vaguement amoureuse qu’il s’invente ». Ce petit jeu l’amènera à prendre la place d’un autre (M. Dugain), en l’occurrence celle du mari, auprès d’Ingrid (p. 201).

8Ce sont autant de situations qui, loin de déstabiliser le(s) personnage(s) concerné(s), créent ce que A. Bellatorre et S. Saugues qualifient, à juste titre, de « dérèglement comique » (p. 14). On assiste à ce genre de débordements dans Le Pont d’Arcueil23 — où le narrateur répond au téléphone, à l’interphone, reçoit des visites au nom, et à la place, de son amie France, absente de son appartement. Le narrateur peut certes se le permettre, dans la mesure où il possède un double des clés (p. 14). Il y aurait donc comme un accord tacite entre les personnages qui, en cas de désertion (ou démission) du personnage24 résidant, autoriserait l’hôte, qui est de passage, à le remplacer sans pour autant ressentir une gêne quelconque. L’auteur se plaît ainsi à mêler deux registres : le tragique et le burlesque, comme dans le roman Sur la dune25où, à l’occasion d’un enterrement, le narrateur en vient à discourir sur « les différents types d’humour » (p. 25).

9Le temps de la narration est décrit par les auteurs de cet ouvrage comme « un étirement du présent vers le futur » (p. 39) et un « éclatement de l’instant » (p. 38‑39). Le projet ostérien est de « narrer le vivre au présent » (p. 40), en suivant cette logique de l’étirement sans toutefois créer une situation d’immobilisme, mais au contraire un « continuum » avec l’objectif de peindre le « passage » d’un être. Une référence nette est faite à Montaigne, auteur des Essais que Bertin est en train de lire dans Volley‑ball (p. 41). Cette fuite en avant évite aux personnages de ruminer les souvenirs du passé. C’est le cas notamment de Jean, le narrateur de L’Imprévu26qui, faisant fi du passé, opte pour un « face‑à‑face » avec le temps présent (p. 51‑52), arguant de son désintérêt pour le passé27.

Le jeu du narrateur & le comique

10La narration ostérienne rend parfois difficile l’identification. Volontairement « ambiguë voire brumeuse » (p. 97) car les narrateurs, tous internes, se désignent par « je » (p. 97), et sont en majorité des personnages masculins. Cette énonciation à la première personne permet à Oster de donner voix à un narrateur, que l’on peut identifier à l’auteur, sans pour autant en avoir la certitude. Ce qui nous conduit à affirmer, en reprenant les mots de Jean Ricardou28, que la narration ostérienne « n’est plus l’écriture d’une aventure mais l’aventure d’une écriture. » (p. 100).

11L’indécision portant sur l’identité du narrateur est en particulier perceptible dans le roman Sur la Dune29, où l’on peut lire à la fin ces propos assez ambigus : « ce n’est pas moi qu’on attendait mais quelqu’un comme moi… » (p. 112). Ici le pronom personnel réfléchi « moi » peut effectivement renvoyer, d’une certaine façon, à l’auteur. Thèse aussitôt rejetée par la tournure négative, qui fait durer ce jeu du narrateur. C’est également le cas dans le roman L’Aventure, où la présence de l’auteur est explicite :

Je me trouvais […] devant la dernière page dans un sentiment mêlé de saturation et d’incomplétude ». L’auteur est donc en réalité partout, selon les auteurs de l’essai. Cependant il se cache et un narrateur s’efface qui n’est « pas exactement le même à chaque fois 30. (ibid)

12Ce jeu de la narration est lié au comique ostérien. Ce dernier est classé selon trois types : fictionnel avec des histoires drôles comme dans Mon grand appartement, Une femme de ménage (p. 128‑129), mais aussi dans Le Pont d’Arcueil31, Les Rendez‑vous32, L’Aventure33, Loin d’Odile34;et des personnages clownesques » tel que Luc Gavarine, le personnage principal du premier roman cité, dont l’identification se résume à une description sous forme périphrastique : « Le monsieur qui porte une veste » (p. 129), alors qu’on aurait pu tout simplement s’enquérir de son nom : « car on ne le demandait pas qui j’étais » (p. 129). Comme si l’identité du personnage ostérien était un sujet incongru… À moins que derrière cet anonymat consenti, le personnage ne cherche à cacher sa maladresse, comme c’est encore le cas de Luc Gavarine, dont « l’inaptitude à faire face à un problème tout à fait “trivial” est déconcertante (p. 131)35 ».

Un espace de liberté

13Puisque l’écriture ostérienne est une pensée qui se dit tout en se cherchant, elle a besoin de temps et d’espace. Les romans d’Oster sont donc les fruits « d’une rumination mentale ». Derrière cette expression un peu triviale, on peut apprécier toute la finesse et l’exigence de la narration. Si, par moments, l’auteur donne l’impression que le récit manifeste des hésitations — comme c’est le cas dans ses romans Sur la dune36, Volley-ball37ou encore Dans le train38(p. 109) — c’est aussi un moyen pour l’auteur d’instaurer du suspens et de maintenir son lecteur attentif.

14Ces hésitations se retrouvent dans les quatre dossiers, regroupés dans la partie intitulée « L’atelier d’Oster », composés de pages tapuscrites et manuscrites de l’auteur, corrigées par lui à la main. Ces corrections montrent l’exigence de l’écriture et du travail sur la langue, mis au « service de l’émergence d’une écriture fantaisiste et novatrice » (p. 250). C’est en ce sens que l’on peut dire que chaque roman d’Oster est une « Aventure narrative39 » qui conduit le lecteur vers un ailleurs toujours imprévisible.


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15On pourrait aussi attribuer à l’ensemble de l’œuvre cette définition donnée par l’auteur, pour qualifier ses ouvrages de littérature jeunesse :

Chaque récit forme une petite unité, espace mental poétique, non clos, ouvert sur le monde tel qu’il n’est pas d’emblée, tel qu’il pourrait être, tel qu’il est pour celui qui est attentif à l’infini d’une poésie du détail. (p. 301)

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