Écritures postcoloniales en Méditerranée : interface ou réseau en mouvement
1Ce volume collectif prend pour objet les développements récents des littératures de migration dans les pays méditerranéens, ou plus précisément « les textes des écrivains issus des différents pays méditerranéens : Algérie, Chypre, Croatie, Égypte, Grèce, Liban, Maroc, Tunisie » (quatrième de couverture). Cependant, cette apparente simplicité du projet enclose dans une liste alphabétique a tôt fait de se dérober, ne serait-ce que parce que l’un des principaux effets des écritures migrantes consiste justement dans la mise en crise, ou tout du moins en débat, de toute appréhension nationale, voire géographiquement centrée des phénomènes littéraires. C’est pourquoi sans doute l’ouvrage, paru sous la direction d’une spécialiste des littératures de migrance et de voyage et de l’un des principaux acteurs des études littéraires postcoloniales dans le champ francophone, doit afficher d’emblée un projet plus complexe associé à des angles d’analyse diversifiés, en juxtaposant, à un titre neutre, Espace méditerranéen, un sous-titre ternaire. Celui-ci conjugue à son tour, en relation avec des écritures plurielles, l’exil et la migrance à un discours dit postcolonial. À travers ce dernier terme se voit soulignée la dimension historique ; est aussi explicitement revendiquée une lecture politique des œuvres littéraires, avec leur rattachement à des contextes institutionnels et sociaux et leur insertion dans un réseau interdiscursif dense.
2Il est en effet un enjeu partagé tant par l’objet — les écritures migrantes — que par l’instrument d’analyse — la critique postcoloniale —, à savoir l’appréhension de l’espace auquel référer aussi bien les écritures abordées que leurs lectures. L’espace méditerranéen offre un exemple particulièrement significatif de cette problématique. Au‑delà, on peut observer qu’il en est de même de ces littératures — ou écritures — recevant, au fil du volume, des appellations et des définitions changeantes, dans la mesure où les dénominations engagent tout à la fois des visions de la littérature et des perceptions des espaces et de leurs frontières qui peuvent s’avérer nuancées, divergentes ou même concurrentes.
L’espace méditerranéen, entre topographies coloniales & énonciations postcoloniales
3C’est, dans l’un des volets en forme de postface de sa contribution finale, le premier de ces enjeux que souligne J.‑M. Moura, l’un des deux directeurs de la publication. Il y décrit l’espace méditerranéen comme un « point d’observation privilégié des relations postcoloniales et des développements littéraires qui les accompagnent et les expriment » (p. 185). Selon J.‑M. Moura, l’espace méditerranéen détient ce caractère emblématique en raison de sa position d’« interface » entre « deux ensembles spatiaux très différents » (ibid.) : il s’agit d’un espace qu’il décrit comme frontalier, aux plans aussi bien culturel que religieux, démographique et socio-économique. Cette frontière relève d’un « clivage » (ibid.) entre Nord et Sud, Europe d’une part, Maghreb et Machrek d’autre part. C’est en somme bel et bien le discours colonial qui continue de configurer l’appréhension du pourtour méditerranéen comme lieu de déploiement du voyage (exotique puis touristique), de dynamiques d’extraversion et de domination européennes et notamment françaises (coloniale puis francophone), de migrations suivant des trajets vectoriels, du Nord au Sud durant la phase d’expansion coloniale, puis du Sud vers le Nord en ces temps de mondialisation.
4On sait en effet que ces représentations binaires se structurent depuis un discours colonial opérant en miroir, entre Europe et Orient hier, plutôt entre Nord et Sud aujourd’hui. L’un des projets de la critique postcoloniale a consisté à mettre en question la naturalité de ces clivages duels relevant d’une vision hégémonique, en faisant porter l’accent sur la complexité des interrelations, les phénomènes d’échanges ou de réciprocité. Plus tôt, réfléchissant à l’émergence de l’ethnologie, Michel de Certeau a défini l’altérité comme la « différence que pose une coupure culturelle »1 :
L’ethnologie va devenir une forme de l’exégèse qui n’a cessé de fournir à l’Occident moderne de quoi articuler son identité dans un rapport au passé ou au futur, à l’étranger ou à la nature2.
5La place de l’autre a ainsi été pensée le plus souvent en regard de cette coupure différentielle. Mais elle peut l’être aussi au titre de circulations plurielles, impliquant non seulement des retournements de perspective (c’est l’une des composantes du writing back, notamment illustré dans un chapitre du volume dû à L. Christodoulidou), mais encore des déplacements, ouvrant eux-mêmes sur des changements de place, ce qui forme précisément l’un des enjeux des écritures migrantes.
6La coupure culturelle, instaurant l’altérité, est au principe de l’espace « géographique », procédant de constructions visuelles, panoptiques ou théoriques. Mais il est aussi une expérience « anthropologique », d’ordre « poétique ou mythique » de l’espace, consistant en des « formes spécifiques d’opérations »3 comme autant de circulations. Celles-ci génèrent un espace « mouvant » et « opaque » (ibid.), altéré par celles et ceux qui l’écrivent de leurs pas, le déchiffrent de leurs écritures. On peut ainsi postuler que les écritures migrantes analysées s’inscrivent dans ces pratiques de l’espace « par le bas » — au demeurant valorisées en tant que telles dans le discours critique postcolonial — qui cheminent à l’encontre des dispositifs binaires de l’hégémonie coloniale ou post-coloniale.
7Ainsi, dans l’ouvrage, deux acceptions du postcolonial coexistent-elles : si A. Rice caractérise le Maroc comme un « pays postcolonial » (p. 71) parce qu’y perdurent des traces du passé colonial, d’autres contributions envisagent l’espace méditerranéen comme « postcolonial » en ce qu’il produit des postures énonciatives portant à sa propre interrogation, à celle de ses définitions et de ses frontières à travers l’itinérance et la migrance. Depuis l’outil conceptuel forgé par Maingueneau, puis spécifié par J.‑M. Moura4, de scénographie postcoloniale, le postcolonial apparaît non seulement comme une situation d’écriture non-circonscrite dans le temps, mais aussi comme un principe d’évolution générant, depuis en particulier « l’instabilité énonciative caractéristique de l’écriture francophone en contexte postcolonial » (Lalagianni & Moura, p. 18), une nécessaire reconfiguration des paradigmes critiques.
8Ainsi y aurait-il une forme de recouvrement entre les pratiques d’écritures migrantes et l’espace méditerranéen, dénotant le passage à une « ère postnationale », annonçant la fin de l’ethnicité et « rend[ant] caduque l’altérité radicale », comme l’écrivent en préambule (p. 5) les directeurs de l’ouvrage, se réclamant ici d’A. Appadurai5. C’est pourquoi l’entreprise comporte deux niveaux d’analyse : dans un premier temps, il s’agit, « à la lumière de la critique postcoloniale », d’« analyser la dimension politique des textes littéraires et le rôle qu’a pu jouer la découverte des cultures autres — à travers la migration, l’exil, l’expatriation — dans le parcours de certains écrivains ou penseurs, travaillés par une double appartenance » (p. 8) ; mais, parallèlement à cette tâche d’analyse textuelle, il convient également de poursuivre un objectif d’ordre épistémologique, en procédant à l’examen des « concepts d’exil, de migrance et d’identité », « dans leur rapport avec les littératures francophones de l’espace méditerranéen », dans la mesure où ils sont « issus de la problématique coloniale et postcoloniale » (p. 9).
9Or, d’une part, on l’a vu, ces problématiques surgies de l’histoire coloniale demeurent agissantes et déchiffrables en contexte méditerranéen ; d’autre part, les auteurs ne manquent pas de rappeler la définition très parlante, due à Fernand Braudel, des pays de la Méditerranée comme un « espace mouvement » à l’interstice de trois aires culturelles, dans un « croisement complexe de cultures » à même de susciter, nonobstant les heurts passés et présents, « une capacité d’invention renouvelée » (p. 8). Outre en un corpus diversifié, associant des textes de notoriété variable, issus de lieux divers, mettant en jeu des formes et trajets hétérogènes de migration, c’est en ce double aspect — réflexion d’ordre épistémologique relative aux concepts mobilisés par l’analyse des écritures migrantes, conception complexe et dynamique de l’espace méditerranéen comme terrain littéraire — que tient l’apport significatif de l’ouvrage.
Des écritures mobiles pour penser les frontières
10Le corpus mobilisé par les différentes contributions pointe vers un nombre significatif de pays et de zones du pourtour méditerranéen, on l’a vu. Comme on le sait, c’est, pour le champ francophone, en particulier au Québec, que s’est effectuée la conceptualisation des écritures migrantes en tant que telles : aussi l’espace migratoire considéré ne se limite-t-il pas au Nord du pourtour méditerranéen, impliquant justement le Québec avec Abla Farhoud par exemple. Le croisement des perspectives et les comparaisons mettent en évidence les matériaux de la construction historique, géographique et culturelle de l’espace méditerranéen et la plasticité de ce dernier. Les suites de conflits et situations post-traumatiques font en particulier l’objet de contributions consacrées à des voix du Liban et de Croatie (C. Toman) et aux écrits de Mimika Kranaki et Aline Apostolska (V. Lalagianni).
11Une large place est d’abord consacrée aux écritures féminines, issues principalement du Maroc (Fatema Mernissi, Rajaa Benshemsi, Fatéma Hal, Leïla Houari, Macha Méril) et du Moyen-Orient (Andrée Chedid, Abla Farhoud, Vénus Khoury-Ghata, Evelyne Accad, Etel Adnan). Au-delà d’une dichotomie d’inspiration coloniale, qui ferait du franchissement de la mer un affranchissement nécessairement libérateur pour l’individu féminin, l’analyse de ces écritures contribue plutôt à faire du bassin méditerranéen un espace multipolaire nourri de circulations plus complexes, où les places cherchent à se repenser au-delà de ce stéréotype eurocentré. Le dernier tiers de l’ouvrage regroupe quant à lui des chapitres consacrés à des auteurs masculins : Albert Memmi, Mustapha Tlili, Driss Chraïbi, Mohammed Dib, Boualem Sansal et Tahar Ben Jelloun pour le Maghreb, Georges Schehadé pour le Liban. Certaines parmi ces contributions placées en fin de volume développent en outre une démarche plus singulière : J.-M. Moura en procédant à une lecture conjointe de Désert de J.-M.-G. Le Clézio et de L’Enfant de sable de Tahar Ben Jelloun, G. Fréris en analysant le « mythe » de El Greco exilé dans la culture néohellénique à partir du texte grec d’un récit de Kazantzakis et d’une nouvelle de Dimitris Analis, auteur francophone.
12Conformément à la dynamique déterritorialisante de la migrance, O. Cazenave élargit l’espace de référence en choisissant un corpus d’auteurs « diasporiques » d’Afrique subsaharienne pour en confronter l’analyse avec celle du Village de l’allemand de Boualem Sansal, afin de dégager « l’inscription et la reconfiguration du retour » (p. 174). Quant à L. Christodoulidou, elle s’intéresse au discours postcolonial dans Portes closes de Costas Montis (Chypre), un livre écrit en réponse à Citrons acides de Lawrence Durrell6, où il s’agit de « creuser des brèches dans le discours dominateur colonialiste, le saper, frapper de nullité tout l’argumentaire » (p. 157) du livre de l’auteur britannique.
13Proposant dans sa contribution finale une mise au point concise sur les études postcoloniales aujourd’hui (p. 190‑191), J.‑M. Moura estime que les sciences sociales en France sont à leur tour, nonobstant des polémiques un temps virulentes, en train de se « postcolonialise[r] » (p. 186). Si cette inscription du postcolonial dans l’horizon critique français procède d’une salutaire prise en compte des « effets coloniaux/impériaux sur les dispositions scripturales et lectorales » (p. 190), l’accent doit aussi être mis sur les effets de déplacement et de décentrement épistémologiques qu’on peut en attendre en termes de renouvellement ou de réexamen des paradigmes critiques. À cet égard, après l’intégration de concepts désormais bien installés dans la critique francophone tels que celui d’interstice7, l’ouvrage brosse un tableau en mouvement d’un paysage en pleine reconfiguration.
14L’un des schèmes organisateurs de ce dessin est constitué par le motif du retour : « nostos impossible » (p. 97) chez les deux écrivaines migrantes dont V. Lalagianni aborde le travail, ou encore « voyage rétrospectif » comme métafiction du voyage (J.‑M. Moura, p. 194) chez Le Clézio. Le propos liminaire note ainsi l’émergence, à côté de l’exil marqué par la « pulsion du retour » (Glissant) et l’expérience de la perte, d’un « exil heureux » (p. 7). Plus largement, l’aire méditerranéenne en tant qu’espace postcolonial de migrance s’offre comme un terrain d’observation du processus transculturel à partir duquel se développent des formes inédites de non-appartenance : « enracinerrance » selon le mot de J.‑C. Charles (p. 6), « départenance » pour F. Rosello (p. 7). Ce qui s’envisage alors, ce sont les conditions de « fictionnalis[ation] de l’inquiétante étrangeté » (ibid.), la transmutation qui, à partir de l’exil, s’opère dans la migrance, faisant de cette dernière un principe de créativité. Débordant nécessairement le dualisme qui reste inscrit dans le vocable d’« immigration », la terminologie usitée par les contributeurs témoigne tout à la fois d’une inquiétude épistémologique sensible et d’une inventivité terminologique (qui peut être due aux écrivains eux-mêmes) remarquable. On relèvera entre autres la proposition de littératures « ectopiques » (Albaladejo, 2007 et 2008), à savoir une littérature déterritorialisée par rapport à une littérature nationale, œuvrant à une transformation du canon.
15Tout canon, cependant, est affaire de frontière, et l’on terminera cette revue sur le propos prêté à Vénus Khoury-Ghata, « écrivaine et migrante », dont la « parole doublement déplacée » (p. 61), en un parcours « bâti sur une frontière entre deux langues et deux pays », porterait le projet de « transgresser et subvertir les démarcations géographiques et symboliques » (p. 59). I. Vitali cite opportunément à ce sujet Abdelkébir Khatibi, pour observer que « de concert avec d’autres écrivains de la Méditerranée arabe », V. Khoury‑Ghata « conçoit Shéhérazade à un niveau hautement théorique » (p. 62). Cette remarque peut s’entendre en écho au travail tout à la fois autobiographique et anthropologique de Fatema Mernissi, dont le récit Rêves de femmes a paru initialement en anglais sous le titre Dreams of tresspass8, car l’interrogation majeure, d’ordre existentiel tout autant que théorique, y porte précisément sur les frontières :
Le Maroc n’est qu’à seize kilomètres de l’Espagne, mais j’ai été stupéfaite de constater, quand j’ai traversé le détroit de Gibraltar pour la première fois, que, de l’autre côté, Schéhérazade était considérée comme une belle courtisane un peu simplette, qui raconte des histoires inoffensives et s’habille merveilleusement. Dans notre partie du monde, Schéhérazade est perçue comme une courageuse héroïne, l’une de nos rares figures mythiques de femmes qui ont le pouvoir de changer les êtres et le monde. Fin stratège, extraordinairement intelligente, grâce à ses connaissances de la psychologie et de la nature humaines, elle parvient à renverser les équilibres de pouvoir. Comme Saladin et Sindbad, Schéhérazade nous rend plus audacieuses, plus sûres de nous-mêmes et de notre capacité d’analyser des situations désavantageuses, d’élaborer des stratégies qui multiplient nos chances de bonheur. En tout cas, c’est ainsi que nos mères et tantes nous l’ont présentée9.
16Cette observation peut éclairer la place nodale réservée par l’ouvrage aux écritures féminines. Ce sont principalement les femmes en effet qui, sans méconnaître — comment le pourraient‑elles ? — la coupure politique et culturelle scindant la région méditerranéenne en deux, mais en faisant feu de tout bois en-deçà et au-delà de celle-ci, ont à élaborer les tactiques aptes à contrer ou contenir les effets de frontières, quelle que soit la nature ou la phénoménologie de ces dernières10. L’écriture de F. Mernissi, continûment déployée en un double registre intime et réflexif, forme un bel exemple de ces processus d’hybridation qui, dedans et dehors, « au-delà de l’exil existentiel et du désarroi colonial » (Alfaro, p. 25), parviennent à perturber les frontières, aussi puissamment soient-elles installées, dans les têtes ou les espaces.