Transcendance du cycle
1Issue d’une thèse de doctorat intitulée « A suivre », cycles romanesques en paralittérature contemporaine, domaines français et anglo-saxon, cette étude concentre plusieurs centres d’intérêt. Elle se situe ainsi à la croisée de problèmes critiques très actuels, à la fois par sa problématique, par le champ littéraire auquel appartiennent les œuvres choisies, par les analyses qu’elle mène et par les conclusions qu’elle apporte. Elle fait à la fois la synthèse de travaux antérieurs, qu’elle applique à un corpus délaissé par la critique, tout en ouvrant un questionnement sur un problème nouveau.
2Les recherches d’Anne Besson portent sur les romans rassemblés par les mêmes personnages, les mêmes mondes fictionnels : ce qu’on pourrait appeler, en reprenant le vocabulaire de Gérard Genette, des continuations autographes, ce que d’Alembert appelait les « suites » (les continuations étant en fait toujours allographes)1. Ces ensembles romanesques pouvant avoir plusieurs auteurs, Anne Besson ne s’attarde pas sur ce critère auctorial. Elle s’attache aux critères formels qui permettraient de caractériser rigoureusement ce type d’écrits. Parmi les appellations diverses dont Tiphaine Samoyault avait déjà noté le flou terminologique2, deux dénominations vont permettre de cristalliser deux orientations fortes des ensembles romanesques : la série et le cycle. Un tableau de six cases (p. 24), richement commenté, commence par distinguer ces deux modes de continuation. La série se caractérise ainsi par le simulacre de la suite : en fait, il n’y a pas de continuité d’un roman à l’autre, chacun aborde et achève une intrigue différente. Les personnages, de leur côté, ne subissent aucun changement, et repartent de zéro au début de chaque nouvelle aventure. Le cycle, en revanche, obéit à une volonté de totalisation, avec la possibilité d’établir une chronologie, et surtout un double niveau d’intrigue : l’un est autonome, propre au roman pris isolément, l’autre couvre l’ensemble du cycle, et fait se rejoindre les volumes en un tout solidaire. Anne Besson complexifie son analyse en mettant en évidence trois modes de liaison des romans entre eux, au sein du cycle ou de la série.
3Ce modèle très convaincant permet de définir ainsi de manière opératoire le fonctionnement des ensemble romanesques : ainsi, la Comédie humaine de Balzac apparaît-elle comme un cycle non linéaire et non chronologique. Il s’agit d’un cycle « dischronique »3 : un ensemble de volumes dont la rédaction ne correspond pas à la chronologie du temps diégétique. On peut les remettre dans l’ordre, mais parfois l’opération est rendue difficile par le flottement dans la datation ou la complexité des liaisons entre les volumes (comme dans le cas du métacycle L’Histoire du Futur d’Isaac Asimov, qui regroupe les cycles de Fondation et des Robots). De même, Le Seigneur des Anneaux de Tolkien se révèle non plus comme la trilogie qu’ont imposé les premiers éditeurs, mais comme un roman long (expression préférée à « roman-fleuve », historiquement connoté) scindé en trois volumes sans intrigue autonome.
4Anne Besson explore alors les conditions de production des séries et des cycles : elle souligne combien la structure cyclique favorise la reprise intermédiatique : l’adaptation de romans ou de bandes dessinées au cinéma ou sous forme de feuilletons et séries télévisés le prouve suffisamment. En fin d’ouvrage, un « glossaire français-anglais des formes à épisodes » permet à ce propos de préciser le sens des anglicismes « spin-off » ou « cross-over », familiers aux fans de séries télévisées4. Les effets de lecture des volumes et leur réception multiple ne sont pas oubliés, non plus que les jeux de mémoire et d’amnésie sur lesquels peuvent s’appuyer les cycles, ou la présence, explicite ou en filigrane, d’un véritable calendrier, qui figure le rapport privilégié au temps qu’entretiennent les ensembles romanesques.
5Mais dans quel champ se déploient les séries et les cycles ? Anne Besson rappelle les facteurs économiques et éditoriaux qui président à la conception et à la naissance des ensembles romanesques : la volonté de captiver les lecteurs, de fidéliser un public et d’exploiter des personnages déjà connus. L’autre grand intérêt de l’ouvrage est alors d’aborder un corpus négligé et méconnu des universitaires, alors même qu’il fait partie des œuvres de fiction les plus lues. Leur succès (populaire ou non : les lectorats ne se ressemblent pas et n’obéissent pas à des « lois ») interdit leur légitimité dans le champ littéraire. On l’aura compris, il s’agit de ce qu’on nomme « paralittérature ». Méprisée sans être lue, elle suscite cependant l’intérêt de quelques chercheurs5 qui, se penchant sur ce vaste corpus, y font des découvertes inattendues.
6Le terme même de « paralittérature » ne cesse de jouer contre ce qu’il désigne, par une dénomination problématique : le suffixe « para- » signifie aussi bien « à côté » que « contre ». Le paradoxe de la paralittérature est ainsi d’occulter des littératures très diverses par opposition à une littérarité elle-même problématique. C’est pour cela que plusieurs voix ont combattu ce terme ou cherché à rendre une légitimité à ce qu’il recouvre6. La dernière critique en date, l’une des plus radicales et des plus intéressantes, est celle de Harry Morgan7, qui avec une grande rigueur rejette ce terme pour élargir la notion de littérature, non plus en termes de légitimité sociale, mais selon des critères matériels et formels, pour réunir les bandes dessinées et des histoires en estampes sous la dénomination de « littératures dessinées » au sein des autres littératures. Ainsi, au lieu de mêler absurdement les récits en images et les récits écrits pour les ranger dans le cadre d’une improbable « paralittérature », ces récits sont plus logiquement séparés de la littérature écrite (légitimée ou non) sans qu’interviennent des facteurs autres que formels dans cette classification.
7Pour en revenir au corpus retenu par Anne Besson, il apparaît à la fois mixte et cohérent. Il est d’abord mixte par les « genres » ou modes (suivant un terme anglo-saxon qui évite la confusion avec les genres littéraires) représentés : le policier avec Jean-Claude Izzo ou James Ellroy, le roman d’aventures avec Robert Ludlum ou Dan Franck et Jean Vautrin, enfin, de manière prédominante, la fantasy de J. R. R. Tolkien ou Stephen King, et la science-fiction d’Asimov, Ursula Le Guin, Kim Stanley Robinson et Dan Simmons. On saura gré d’ailleurs à Anne Besson de lancer dans un cadre universitaire la dénomination de « littérature de genre », qui pour n’éviter que partiellement le contresens avec la notion de genre littéraire, évoque la pluralité des traditions littéraires tout en les réintégrant dans le champ littéraire où elles trouvent une place pour qu’on les étudie8. La catégorie de paralittérature avait pour effet d’en décourager sinon les approches littéraires, tout au moins les lectures littéraires et un investissement universitaire équivalent à celui qui était porté envers la littérature consacrée par les instances de légitimation9. C’est ainsi que dans D’Asimov à Tolkien une approche de sociologie littéraire vient compléter naturellement l’approche narratologique, de manière pertinente, mais sans s’y substituer. L’étude des supports d’apparition ne permet que de passer en revue des œuvres hétéroclites, qui seront en grande partie abandonnées dans le cours de l’étude. A l’inverse, les analyses en termes d’économie narrative (gains et pertes suivant les choix du cycle ou de la série), apparemment soumises à des objectifs de profits ou de rendement, rendent surtout compte de l’efficacité narrative de ses choix, de la logique mise en œuvre et des réussites formelles qui dépassent une perspective purement commerciale.
8D’autre part, cette sélection est cohérente, car les œuvres ne sont pas choisies au hasard : il s’agit pour la plupart de « chefs-d’œuvre du genre » (on sait que l’expression, véritable cadeau empoisonné, est un piège plutôt qu’un éloge : prisonniers de leur genre, ces chefs-d’œuvre n’en seraient que des versions paradigmatiques). Ce sont d’authentiques réussites, unanimement reconnues par la critique spécialisée, qu’Anne Besson connaît bien (tout au plus pourrait-on contester la place sur les plans esthétique et idéologique de James Ellroy10, mais pas sur les plans de la forme ou de la réception). Significatif également est le choix presque exclusif d’œuvres autographes (les rares exemples allographes étant limités et marginaux) : l’identité de l’auteur garantit l’unicité d’un univers et d’un style, alors même que l’apparition d’un nouveau volume semble dans certains cas arbitraire, soumis à des contingences extérieures. Anne Besson ne cède en aucun cas à une mystique de l’auteur, mais ses analyses soulignent la cohérence des ensembles romanesques et savent montrer combien des solutions de fortune ou des maladresses recèlent de potentiel créateur. Ces ensembles romanesques ne sont pas seulement représentatifs de la fortune de la structure cyclique au sein de la littérature de genre : la présence du cycle finit par désigner des œuvres ambitieuses et singulières.
9Les deux grandes parties, « le cycle romanesque : définition et caractéristiques », et « cycle et passage du temps », soulignent en effet une donnée occultée par le titre. Le grand sujet de cet ouvrage, c’est le cycle. Contre la série, il se pose en vainqueur historiquement (dans les cinquante dernières années, contre la période faste de la série en littérature) et sans doute esthétiquement.
10C’est à travers les cycles qu’Anne Besson étudie ainsi des jeux de structures et de rappels que seuls ceux-ci peuvent produire. Les différentes manières de gérer la continuité à travers la discontinuité répondent au problème de lier le volume au reste du cycle. Dans cette optique, les retours en arrière (analepses) et les anticipations sur ce qui est à venir (prolepses) jouent un rôle déterminant en assurant la cohésion des différents volumes, les uns renvoyant aux autres. Le premier volume apparaît alors comme le lieu privilégié de constitution du cycle. On pourrait le comparer à l’incipit tel qu’Andrea Del Lungo l’a étudié11 : à son instar, c’est un lieu stratégique ; mais le premier volume s’oppose à l’incipit romanesque : la part d’arbitraire est restreinte en début de cycle, et à la clôture de l’incipit fait contraste la nécessité d’ouverture du volume vers le reste du cycle (le plus souvent par le suspense).
11D’autre part, la volonté de globalisation se manifeste par ces reprises, qui aboutissent à une accumulation successive au fil des volumes. On le voit assez dans le cycle de Harry Potter de Rowling, où les éléments présentés dans un volume trouvent une fonction nouvelle dans le volume suivant, qui à son tour introduit de nouveaux éléments dans le cycle – d’où le nombre croissant de pages à chaque nouveau volume.
12La possibilité laissée ouverte à une suite amène l’idée de l’inachèvement qui hante chaque cycle. Même lorsqu’il semble achevé, les exigences du lectorat et/ou des éditeurs peuvent faire prolonger le cycle (les exemples sont connus dans le cas de séries comme Sherlock Holmes). La moindre faille, la moindre incertitude révèle les potentiels de suite qui dorment dans tout roman, de même que des continuateurs ont écrit des suites à des œuvres considérées comme achevées comme Les Misérables ou Madame Bovary. Le cycle apparaît alors comme une réserve de textes, de suites, que parfois seule la mort de l’auteur interrompt et clôt à jamais.
13Globalisation, exigence de continuité dans la discontinuité, inachèvement : Anne Besson souligne que le cycle n’est donc pas qu’un ensemble de volumes. C’est un tout subsumant ses parties. Les volumes isolés viennent sans cesse rappeler la transcendance du cycle, sa présence muette en surplomb de la fiction. « Ainsi, l’œuvre cyclique comme ensemble ne possède de réalité immanente que dans les volumes qui la compose, et pourtant elle les domine et les accroît logiquement » (p. 86). L’opposition explicite aux théories de l’immanence de l’œuvre aurait mérité d’être discutée par Anne Besson, car on peut se demander s’il s’agit vraiment d’une opposition entre immanence et transcendance de l’œuvre, mais aucun texte théorique n’est cité. En apparence, ces remarques manquent un dialogue avec la « théorie immanente ». En fait, les modes de liaisons des volumes sont eux-mêmes analysés à l’aide d’instruments qui se fondent sur l’immanence du texte (si l’on peut définir ce type d’approche), et la thèse citait L’Œuvre de l’art de Genette. Bien plus, ces remarques viennent pointer une lacune des travaux actuels, une négligence étonnante quand on pense que de nombreuses études importantes prennent pour sujet la Comédie humaine ou A la Recherche du temps perdu – des ensembles romanesques – sans approfondir cette problématique. Il devient alors urgent de prendre en compte les formes offertes par la littérature de genre, sous peine de passer à côté de formes dérangeantes, pour en rendre compte au risque des théories en vigueur.
14L’importante conclusion décrit de manière paradoxale les cycles, formule hautement satisfaisante en tant que rêve heureux, maîtrise du temps, et forme d’éternité : d’un côté, la conception lénifiante de la littérature s’allie à la faveur que rencontrent les cycles. De l’autre, leur conception en fait des sortes de monuments invincibles. La force du cycle semble alors ouvrir à une transcendance qui transparaît dans l’ouvrage lui-même. Au fil de la lecture, il devient tentant de débusquer dans les rappels et les relances, dans le retour des exemples et des œuvres, la présence active des cycles et séries.