Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Novembre 2014 (volume 15, numéro 9)
titre article
Yann Frémy

Fantaisie des masques & masques de la fantaisie chez Musset

Sylvain Ledda, L’Éventail et le Dandy. Essai sur Musset et la fantaisie, Genève : Droz, coll. Histoire des idées et critique littéraire, 2012, 287 p., EAN 9782600016094.

Du mot à la notion

1Fantaisie. Véritable Protée, ce terme a souvent été employé par Musset. Il le fut également par ses admirateurs comme par ses détracteurs, instruisant à décharge et à charge le procès d’un écrivain dont il s’agissait alors de souligner l’originalité de l’œuvre ou, au contraire, d’en déplorer l’insuffisance. De ce fait, la fantaisie renvoie à la fois à l’idée d’une séduction inventive et à une navrante « fatrasie », un manque de rigueur. À cela s’ajoute ce que Sylvain Ledda présente comme « une passionnante confusion » :

La fantaisie désigne aussi bien l’homme que l’œuvre, une personnalité qu’une écriture. Elle englobe la création littéraire et le comportement de l’artiste.

2La fantaisie correspond donc à une poétique et à une éthique.

3Le critique a fait le choix de suivre l’histoire d’un mot qui ne devient que progressivement une notion, d’en épouser l’évolution et l’adaptation aux contextes. Il évite ainsi de coder prématurément cette ligne de fuite perpétuelle qu’est la fantaisie. Les nombreuses acceptions — compréhensions — du terme sont rappelées comme il se doit non seulement en début d’ouvrage — en sa concurrence et connivence avec d’autres : caprice ou hasard —, mais également au fil d’un essai qui pense et écrit sans cesse son objet d’étude.

4La fantaisie possède dès lors une forte historicité : elle est inséparable d’un devenir-mineur du romantisme (dans le sens paradoxalement majeur que Gilles Deleuze donne à cette expression), mais elle se situe dans le romantisme même. De là la proposition d’une « structure ternaire » du mouvement : « voie royale hugolienne, haut lyrisme lamartinien, fantaisie de Musset », à condition toutefois d’indiquer que l’auteur des Orientales est également celui qui laisse libre cours à une certaine fantaisie, d’abord consentie puis happée, détournée, capturée par les universaux hugoliens : vérité, liberté, progrès1.

Tentations théoriques

5Musset a également théorisé la notion de fantaisie. Théories toujours un peu rentrées, boudeuses, comme chez Verlaine, dont le moment et le lieu sont davantage le poème ou la pièce théâtrale que la préface ou l’essai. Mais les exceptions demeurent et « à trois moments décisifs, Musset fait “un arrêt sur image” et commente la fantaisie ». Rien qui s’approche d’unequelconque Préface de Cromwell : la théorie selon Musset constitue autant un questionnement sur la notion de fantaisie qu’une interrogation sourde sur la pertinence de l’exercice de la théorie, sur le bien-fondé d’un geste toujours jugé implicitement inférieur à la pratique empirique.

6En même temps, cet emploi de la notion de fantaisie dans un discours théorique réticent se révèle d’une redoutable efficacité ironique. S. Ledda questionne avec beaucoup d’acuité l’avant-propos d’Un spectacle dans un fauteuil, le récit autobiographique Le Poète déchu et l’extraordinaire fragment Sur les voleurs de noms, rédigé à la fin des années 50. Proposant d’abord un romantisme rejoué, repensé par ce que Musset considère comme la prétention romantique même, la fantaisie devient ensuite l’indice et le mode opératoire d’une expérimentation atypique qui est la marque de fabrique de l’auteur, la preuve de son indépendance inquiète envers toutes les écoles, y compris l’école fantaisiste qui voit le jour à la fin des années 40. Musset se montre conscient d’inventer avec la fantaisie une formule littéraire neuve, avant d’en faire un instrument polémique puissamment critique et autocritique.

Un pessimisme actif

7Que Musset ait été si hésitant à théoriser une telle notion n’est guère surprenant : la fantaisie est ce qui échappe à la définition, demeure imprévisible et même impondérable. Toutefois, ce n’est pas rien que ce rien car il induit paradoxalement une richesse — comme formule littéraire neuve, la fantaisie est par essence productive —, mais également un pessimisme, une mélancolie intensive qui affecte aussi bien la sphère de l’existence que celle de l’écriture. Au cours d’un tel « vacillement de la raison » se dessine le lien qui unit la fantaisie au fantastique. Lien dialectique, peut-on dire, sans cesse redéfini, toujours différant, et qui accroche le phantastisch allemand comme la fancy et l’humor anglais pour de grands voisinages entrant parfois en interaction.

8La fantaisie de Musset retient du fantastique ce dont elle a besoin. L’auteur ne suit pas certains auteurs dans leur hostilité au rationalisme — tel est le classicisme de Musset que cette défiance. C’est à ce prix que peut naître sa propre fantaisie, dans un mélange assumé et concerté de hasard et de nécessité, de mélancolie et de raison, d’énergie et de lucide limitation. À côté de cette fantaisie comprise comme une émission d’énergie pure on trouve ainsi la puissance structurante de l’ironie. Or cette fantaisie qui se confond parfois avec le sentiment tragique trouve-t-elle dans l’ironie sa solution ou son aggravation ? On sait à quel point l’auto-ironie d’Octave est destructrice, combien celle de Lorenzaccio — pensons au dialogue avec le peintre Tebaldeo dans l’acte II, scène 2 — recèle de douleur. Mais les masques semblent aussi chez Musset des postures nécessaires pour un cœur qui fuit la vérité.

La question de l’origine & de la destination

9Mais d’où vient la fantaisie ? Dans le chapitre intitulé « Musset et l’Allemagne », S. Ledda rend visible la geste créatrice de Musset qui œuvre à une appropriation des images fortes présentes dans les œuvres de Jean-Paul et de Hoffmann. Contrairement à ce qu’affirme Rimbaud, il n’y a riende paresseux chez Musset,mais un dilettantisme et un dandysme de l’échantillonnage. Ces prélèvements correspondent pleinement à une pratique du risque en vue d’alimenter l’obscure fantaisie d’un psychisme sombre, entre provocation et violence.

10Parallèlement àcette action dans la constitution de son œuvre propre, la fantaisie fut sans doute subie par Musset. Aux Christs décloués, aux lois sociales et comportementales issues de valeurs de la Restauration puis de la Monarchie de Juillet2 ou, simplement, du fait qu’« on meurt de faim » comme dit Valentin, la fantaisie est la seule réponse intellectuelle possible à la crise vécue. Elle n’est que faussement légère : la fantaisie est — très sérieusement cette fois — un art de vivre et d’écrire. « L’art d’être fantasque » ou celui de sauver sa peau. Ne pas terminer sa vie comme Lorenzaccio, ne pas verser dans l’héroïsme en endossant « l’armure d’un géant de la fable » avant de finir assassiné-suicidé à Venise. Inventer une lucidité quelque peu cynique sur le présent afin de différer une destruction minorée en simple érosion.

11D’où, à l’intérieur de ce cadre et comme une des illustrations, le choix provisoire du dandysme. Il permet à Musset (il lui en donne l’illusion) de mettre à distance la négativité. Il s’agit d’un geste qui affecte à la fois le sujet et son écriture. Ce dandysme se retrouve dans le poème « Un rêve » comme le montre S. Ledda : au croisement du tragique et de l’ironie naît une « poétique inquiète » qui témoigne de l’inconfort de la position de Musset. Toutefois, même ce dandysme inquiet ne résiste pas à l’entropie. Très pertinemment, S. Ledda note :

Après l’échec de La Nuit vénitienne et le retour à la poésie dramatique en juillet 1832, se dessine un creux dans lequel Musset confirme  sa réputation personnelle de dandy, plus qu’il n’assoit celle du poète. Or ce passage à vide (ou presque) coïncide avec une prise de distance avec le dandysme littéraire des débuts, associé à une écriture impertinente et désinvolte. Le poète se méfie des dandys, et se montre volontiers sarcastique à leur égard. Il faut donc être circonspect à l’égard du prétendu « dandysme » littéraire de Musset, et l’interroger à la lumière de la fantaisie et d’un parcours d’auteur.

12Une fantaisie grave naît alors, effleurant en permanence l’abîme. Ainsi Octave peut-il déclarer dans l’acte I, scène 1 des Caprices de Marianne :

Figure-toi un danseur de corde, en brodequins d'argent, le balancier au poing, suspendu entre le ciel et la terre ; à droite et à gauche, de vieilles petites figures racornies, de maigres et pâles fantômes, des créanciers agiles, des parents et des courtisans ; toute une légion de monstres se suspendent à son manteau et le tiraillent de tous côtés pour lui faire perdre l'équilibre ; des phrases redondantes, de grands mots enchâssés cavalcadent autour de lui ; une nuée de prédictions sinistres l'aveugle de ses ailes noires. il continue sa course légère de l'orient à l'occident. S'il regarde en bas, la tête lui tourne ; s'il regarde en haut, le pied lui manque. Il va plus vite que le vent, et toutes les mains tendues autour de lui ne lui feront pas renverser une goutte de la coupe joyeuse qu'il porte à la sienne, voilà ma vie, mon cher ami ; c'est ma fidèle image que tu vois.

13Lorenzaccio fera tomber tout ce qui reste de masque et de fantaisie à Musset : son héros ne peut plus être un danseur de corde, il plonge dans l’abîme :

Ah ! vous avez vécu tout seul, Philippe. Pareil à un fanal éclatant, vous êtes resté immobile au bord de l’océan des hommes, et vous avez regardé dans les eaux la réflexion de votre propre lumière ; du fond de votre solitude, vous trouviez l’océan magnifique sous le dais splendide des cieux ; vous ne comptiez pas chaque flot, vous ne jetiez pas la sonde ; vous étiez plein de confiance dans l’ouvrage de Dieu. Mais moi, pendant ce temps-là, j’ai plongé ; je me suis enfoncé dans cette mer houleuse de la vie ; j’en ai parcouru toutes les profondeurs, couvert de ma cloche de verre ; tandis que vous admiriez la surface, j’ai vu les débris des naufrages, les ossements et les Léviathans3. (Acte III, scène 3)


***

14Comme Lorenzaccio, Musset perdra ses masques et jusqu’à sa fantaisie. Le fantasque deviendra un peu fantoche (non dépourvu toutefois de lucidité) quand il s’agitera à côté de Napoléon III. Musset glisse alors progressivement vers « un détachement matériel et moral, une manière de suicide psychologique » écrit Sylvain Ledda. Un Rimbaud, en quelque sorte, qui s’enfonce non pas dans le désert, mais dans une définitive nuit d’avril.