Les généalogies royales anglo-normandes en rouleau : écriture & représentation de l’histoire de l’Angleterre
1L’ouvrage d’Olivier de Laborderie met désormais à la disposition de tous une partie de son travail réalisé pour une thèse soutenue en 2002 et dirigée par Jacques Le Goff à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Il apporte une contribution importante à l’étude historique d’un corpus de textes jusqu’alors relativement négligés, si ce n’est par certains historiens de l’art, qui fait l’objet depuis quelques années d’un nouvel intérêt, dans la mouvance de l’étude des chroniques anglo-normandes en prose ou de la tradition multilingue des Bruts et de leur circulation dans le domaine anglais1. Cette étude qui se présente comme l’élaboration d’une nouvelle histoire politique marquée par l’anthropologie historique et prolongeant l’histoire des mentalités s’inscrit dans la perspective des travaux de Georges Duby sur la littérature généalogique comme outil pour la compréhension des structures de parenté et de leur perception2, de Jacques Le Goff, et de ses travaux sur la propagande en tant que mode de représentation conscient ou inconscient du pouvoir royal3, ainsi que de Colette Beaune dans l’examen de l’élaboration d’un sentiment national à la fin du Moyen Âge4.
2Les généalogies en rouleau des rois d’Angleterre écrites en anglo-normand se caractérisent par l’originalité de leur support et par le choix d’une forme abrégée d’écriture et de représentation de l’histoire. Elles s’inspirent largement des travaux de Matthieu Paris, héritier d’une importante tradition savante d’histoire monastique, qui serait peut-être l’auteur d’une première version désormais perdue de ce texte. Les généalogies bénéficient des innovations introduites par Matthieu Paris sur le plan à la fois intellectuel et visuel pour mettre ces ressources historiques à la disposition des élites laïques. Alors que la mise en page et l’illustration des généalogies en rouleau sont caractéristiques de la conception de cette œuvre et jouent un rôle déterminant dans sa diffusion et sa réception, il est dommage que l’ouvrage n’en comporte qu’une seule reproduction, peu lisible, même si certains des rouleaux étudiés sont désormais accessibles en ligne. Peut-être issues de l’entourage royal d’Aliénor de Provence, ces généalogies connaissent un succès considérable, principalement entre la deuxième partie du xiiie siècle et la première partie du xive siècle. Elles touchent un large pan des élites anglaises, de la plus haute aristocratie aux membres de la gentry, comme le montre l’étude des traces internes (textes associés aux généalogies, emprunts et allusions) et aux indices externes (codicologie) de leur circulation, avant d’être supplantées par d’autres formes d’ouvrages de vulgarisation.
3Pour O. de Laborderie, le succès des généalogies en rouleau tient à la présentation d’une vision consensuelle de la monarchie anglaise, certes exaltée, mais pour laquelle elles constituent aussi un miroir des princes à visée édificatrice. L’auteur met en avant la contribution de ces galeries de portraits royaux qui réconcilient les valeurs de la royauté, de l’Église et de la noblesse à l’élaboration d’un sentiment national anglais au sein duquel la monarchie joue un rôle central. Il souligne la spécificité du mode de légitimation de la royauté anglaise qui par opposition à la dynastie capétienne ne peut prétendre à une continuité lignagère ininterrompue, du fait de la succession des règnes Breton, Anglo-Saxon et Normand. Paradoxalement, les généalogies en rouleau des rois d’Angleterre, conçues à l’origine comme une entreprise de légitimation dynastique, fondent moins l’autorité de la monarchie sur la transmission lignagère du pouvoir que sur une conception de la souveraineté passant de façon pragmatique par la capacité d’un roi ou d’une lignée à diriger et gouverner un territoire national tendant à intégrer l’ensemble de la Grande Bretagne. L’originalité de la monarchie anglaise tiendrait à la conjugaison d’une royauté sacrée avec l’idée que sa légitimité est transférable d’une dynastie à l’autre. La nation anglaise voit alors le jour par l’intervention de la royauté qui lui procure une unité politique et par la jouissance de son territoire : l’Angleterre serait conçue comme une terre sacrée d’où émanerait la souveraineté.
4Dans une perspective d’anthropologie historique, O. de Laborderie utilise ces sources historiographiques pour faire une histoire des mentalités et des représentations du pouvoir royal anglais au Moyen Age. Pour lui, les généalogies en rouleau ne constituent pas seulement des instruments de propagande reflétant la culture historique et les idées politiques de leurs auteurs, mais elles font l’objet d’une élaboration qui se veut consensuelle et contribue à la formation intellectuelle et idéologique des élites anglaises des xiiie et xive siècles. L’examen de la spécificité de l’écriture et de la présentation des abrégés historiques que constituent les généalogies en rouleau, soucieuses de simplification, de clarification et de vulgarisation, bénéficie de comparaisons avec d’autres œuvres historiques contemporaines, y compris dans d’autres langues et d’autres espaces politiques et géographiques.
5Ainsi pour O. de Laborderie, les généalogies anglo-normandes en prose s’inscrivent dans la tradition de l’histoire monastique, et ne peuvent être assimilées à la constellation contemporaine et pourtant proche, y compris dans la tradition manuscrite en codex, des Bruts anglo-normand en prose. Elles sont le produit de l’élargissement du public de l’historiographie savante, incluant dans ses destinataires des élites laïques intéressées par un condensé historique néanmoins fondé sur des historiens établis tels que Bède (Historia ecclesiastica gentis Anglorum), Guillaume de Malmesbury (Gesta regnum Anglorum), Henry de Huntingdon (Historia Anglorum), Aelred de Rievaulx (Genealogia regum Anglorum), Raoul de Diceto (Abbreviationes Chronicorum et Ymagines Historiarum) ou encore Geoffroy de Monmouth (Historia Regum Britanniae). Les généalogies en rouleau sont un instrument privilégié pour comprendre la culture historique des élites anglaises qui entre le milieu du xiiie et le début du xve siècle s’en servent comme aide mémoire. À la fin du Moyen Age, le succès d’autres formes d’écriture de l’histoire à caractère plus romanesque, comme par exemple les Chroniques de Froissart, explique peut-être la désaffection pour les généalogies en rouleau et leur relative austérité, quand la dimension récréative des œuvres historiques l’emporte sur leur fonction pragmatique.
6Cette contribution apporte un éclairage intéressant au débat historiographique concernant l’émergence d’une idée de nation et de sentiment national au Moyen Age. Revenant sur la thèse de Thorlac Turville-Petre pour qui l’utilisation de la langue anglaise constitue une pré-condition du processus d’approfondissement et de consolidation de l’identité nationale5, et dans la perspective des travaux de John Gillingham6, Olivier de Laborderie considère que le choix linguistique de l’anglo-normand n’est pas incompatible avec le développement parmi les élites d’un sentiment national anglais englobant la diversité historique et ethnique du peuple de Grande Bretagne. Pour l’auteur, l’adoption par les élites de l’histoire de l’Angleterre est plus importante que l’adoption de l’anglais dans la formation du sentiment national.
7O. de Laborderie identifie enfin deux pistes susceptibles de guider de futures recherches : d’une part le recensement et la publication systématique des abrégés d’histoire anglaise produits dans différentes langues médiévales dans un souci de vulgarisation, et d’autre part l’examen méthodique de la vaste nébuleuse d’histoires de l’Angleterre qui constituent le vaste corpus des Bruts anglo-normands en prose. La mise en perspective de cette étude bénéficierait aussi de synthèses comparatives examinant en amont la relation des généalogies des rois d’Angleterre avec celles du Christ et des autres souverains et pontifes, dans le Compendium historiae in genealogia Christi de Pierre de Poitiers, très largement diffusé, et les chroniques universelles, et en aval, le rapport de ces généalogies royales anglo-normandes avec celles de langue anglaise, en envisageant leur double mode de circulation, sur rouleau et sur codex.