La philosophie morale de la littérature
1Le discours philosophique sur la valeur morale des textes de fiction n’est pas nouveau. Il existe, bien sûr, dès Platon et Aristote ; à l’âge classique, le thème de la capacité des œuvres à édifier fut abondamment développé par de nombreux théoriciens. Mais c’est seulement au xixe siècle que la philosophie a commencé à s’intéresser à la littérature et à la prendre au sérieux, non seulement comme artisanat, mais aussi comme discours. Au point que, comme le rappelait Marie de Gandt, la littérature pouvait apparaître, aux yeux des hégéliens, comme un concurrent sérieux au discours philosophique1. Mettant en scène des personnages qui nous ressemblent en prise avec des dilemmes moraux, ou devant se confronter aux événements de l’Histoire, elle semble en effet pouvoir se constituer comme un laboratoire de philosophie concrète, à même de mettre en scène et de répondre à de véritables problèmes philosophiques.
2À rebours d’une philosophie continentale déconstructionniste, appliquée à « délogiciser » la philosophie pour en faire une sorte de littérature, une certaine tradition anglo-saxonne s’est ainsi plutôt appliquée à « relogiciser » la littérature pour en faire une sorte de philosophie. Ces dernières années, des théoriciens de la justice, comme Martha Nussbaum, auront même fait de la littérature une ressource essentielle pour penser les problèmes éthiques. Dans Texte littéraire et réflexion éthique, Michel Dion, philosophe québécois s’intéressant aussi au management (dernier titre : Confucianisme et leadership), s’attache à démontrer la dimension nécessairement morale de toute œuvre littéraire. Après une introduction théorique consacrée au traitement conceptuel de cette question, il illustre sa position en lisant les œuvres de cinq auteurs majeurs de la modernité germanophone. Pour discuter, mettre en relief et problématiser cette approche « informative » (qui considère que la littérature émet des thèses), nous rendrons compte de la manière dont un autre important théoricien nord-américain, Joshua Landy, propose dans How to do things with fictions une approche radicalement opposée de la dimension éthique des œuvres littéraires.
Quand dire, c’est penser : l’approche informative
3Dans son introduction, Michel Dion s’attache à démontrer que la littérature mène une réflexion éthique qui intéresse la philosophie. Le risque d’une telle affirmation, bien sûr, serait d’inféoder la première à la seconde, ce dont l’auteur se défend dès les toutes premières pages : « La littérature ne sera jamais l’esclave de la philosophie. Elle a une vie qui lui est propre. » (Dion, p. 10). Mais « ne pas être son esclave » ne signifie pas que la littérature soit d’une autre nature, bien au contraire : elle serait tout autant l’expression d’une pensée. En effet, « tout écrivain adopte une certaine position face à la réalité, qu’il s’agisse de soi-même, du monde, du bien et du mal, de l’existence, de Dieu. Toute la difficulté est de cerner les tenants et les aboutissants de son processus de positionnement philosophique. » (ibid.)
4La démarche de Dion, on le voit, repose sur le postulat, répandu, selon lequel les œuvres exprimeraient la « vision du monde » de leur auteur. Dans ce cadre, il apparaît alors évident qu’elles sont de part en part traversées par des problématiques de type éthique : « dans le cadre de cette approche voisine de l’anthropologie philosophique, la question du bien et du mal surgit inévitablement. » (Dion, p. 12) C’est pour démontrer cette position et l’enrichir d’exemples concrets, que l’auteur se propose alors d’étudier cinq auteurs germanophones (Rilke, Mann, Hesse, Musil et Zweig) déployant dans leurs écrits une réflexion éthique notamment héritière de Goethe et de Nietzsche (mais aussi, plus secrètement, de Schopenhauer, Kierkegaard et Heidegger). Le choix du corpus répond ainsi à une exigence de méthode, puisqu’il donne une pertinence historique à la comparaison des vues développées :
Les points de convergence entre philosophie et littérature sont plus faciles à identifier lorsqu’un courant littéraire (comme la modernité classique au début du vingtième siècle en Allemagne) s’inscrit dans une même dynamique de questionnements philosophiques, nourris de l’œuvre des mêmes philosophes, dans une région du monde partageant une même langue et, par conséquent, un certain nombre de points d’ancrage culturel communs. (Dion, p. 14)
5Ayant ainsi déterminé son corpus, M. Dion justifie conceptuellement le plan de sa démonstration en soulignant que « l’éthique implique une prise de conscience de soi, du monde et de l’existence. Chacune de ces trois formes de conscience comporte une dimension liée au bien et au mal. » (Dion, p. 23) C’est ainsi que les parties de son ouvrage développeront l’une après l’autre ces dimensions.
6Distinguant également, à l’intérieur de chaque partie, des sous-ensembles, M. Dion se propose de comparer et de confronter la pensée morale des cinq auteurs de son corpus, sur des thèmes tels que la conscience d’exister, la conscience morale, la quête de vérité, le courage d’être soi-même (en première partie), l’être-pour-autrui, l’humanisation du monde, la paix et la compréhension mutuelle (en deuxième partie), la mort, le temps, le destin et la liberté, la souffrance et la solitude existentielles, l’angoisse et le sens de l’existence, la foi en Dieu (en troisième partie). Ce faisant, il offre, en moins de trois cents pages, un panorama remarquablement complet des positions éthiques relatives aux cinq « points de vue » des cinq auteurs en question, et sur un choix très vaste de leurs œuvres. Parmi ces positions, on retiendra par exemple l’accent porté sur la dimension morale de la recherche de la vérité, dans une intuition qu’avait eu, déjà, Milan Kundera. S’inspirant de l’œuvre de Broch, lui-même héritier des cinq auteurs étudiés par M. Dion, celui‑ci écrivait en effet dans L’Art du roman que « la connaissance est la seule morale du roman2. »
7La philosophie pratique de la littérature ne saurait aboutir à quelque dogmatisme : comme pour Kundera, il ne s’agit pas pour M. Dion de voir dans l’œuvre littéraire une forme de catéchisme, et l’éthique dont il résume les contours en présentant ces auteurs relève autant, sinon plus, du questionnement métaphysique que du précepte moraliste. Comme il le souligne en introduction, en effet, « la lecture d’œuvres littéraires est donc à la fois un questionnement philosophique, la confrontation avec des dilemmes éthiques et la nécessité de redéfinir le bien et le mal, tout autant qu’un appel à approfondir une vision métaphysique de la réalité » (Dion, p. 13 ; je souligne). Il ne se contente pas, du reste, de résumer ces vues. Car c’est bien en tant que philosophe qu’il tient la plume : M. Dion s’engage, lui aussi, pour rendre compte de la légitimité des perspectives en question, dans des affirmations qui trahissent sa propre vision du monde. Ainsi, lorsqu’il écrit que « sur le plan psychologique, la confiance en soi est probablement le problème fondamental de l’être humain » (Dion, p. 32), on reconnaît le théoricien intéressé par la philosophie du management. Ou, un peu plus loin, le lecteur de Heidegger, Camus et Sartre :
C’est dans la nature de l’homme de ne pas savoir qui il est. Il est l’être en quête de vérité, mais qui sait que cette quête est vaine puisque la vérité lui glissera toujours entre les doigts. Il cherche un sens aux choses, aux êtres, aux événements – fondamentalement, à son existence, au fait d’exister. Mais le cherchant, il sait qu’il ne pourra atteindre qu’un sens pour soi. […] Il sait que cette quête est vaine, car il ne pourra trouver aucun sens transcendant qui ne soit la réplique de ses besoins, désirs et intérêts éminemment personnels. L’être humain cherche quelque chose qu’il sait ne pouvoir jamais trouver. (Dion, p. 33)
8L’être humain le « sait-il » vraiment ? C’est bien une thèse philosophique que d’affirmer que cela. C’est donc sur fond de sa propre philosophie existentialiste (qui joue un peu le rôle de liant) que Michel Dion analyse les positions de chacun des cinq auteurs et qu’il les fait dialoguer. Conformément à l’idée que la littérature exprime une vision du monde, il attribue alors aux cinq écrivains germanophones les éléments éthiques qu’il perçoit dans leurs œuvres, sans s’arrêter à la différence entre formes ou genres : « Nous apprenons de nous-mêmes autant que nous apprenons des autres, disait Goethe [il fait référence à Voyage en Italie]. Je ne cuisine pas mon moi uniquement par moi-même ; les autres s’en chargent tout autant pour moi, soulignait Musil [il fait référence à L’Homme sans qualités]. » (Dion, p. 43‑44)
9C’est ici une limite à l’analyse de M. Dion — non pas une limite en soi, certes, mais une limite toute de même fondée, du point de vue de la théorie littéraire. Car, si l’on peut sans doute considérer comme l’expression propre de la pensée d’un auteur les observations qu’il a rédigées dans un récit de voyages ou dans sa correspondance, il est problématique d’attribuer au romancier le point de vue de ses personnages ou de son narrateur. C’est même l’un des tous premiers résultats de la narratologie3 que d’avoir montré la portée seulement fonctionnelle des assertions informatives dans les romans. Il ne s’agit pas pour autant de nier que la littérature pense, mais comme l’écrit Éric Bordas,
l’énonciation véritablement « philosophique », l’énonciation qui pense dans le roman, et qui donne à penser, n’est pas tant dans l’énoncé de ces « idées », mais dans leur configuration en langue narrative romanesque globale. L’énoncé donné comme « philosophique » dans l’énonciation du roman est presque ce que le récit offre de moins philosophique : il n’est qu’un thème ponctuel que l’ensemble de la représentation « littéraire » soumet à critique et distanciation, refusant tout impératif de thèse4.
10Dans le cas de Texte littéraire et réflexion éthique, la remarque d’É. Bordas est peut-être d’autant plus pertinente que c’est l’existentialisme de M. Dion qui semble faire tenir ensemble les différentes conceptions des écrivains étudiés. Mais cet existentialisme (dont on a donné plus haut un exemple) leur étant étranger et postérieur, le risque est fort de l’anachronisme — ou d’une pensée ne voyant de commun dans ces œuvres que les généralités qu’elle y a mis elle‑même. C’est pour limiter les inconvénients d’une telle approche informative que Joshua Landy suggère de s’intéresser plutôt à la dimension formative des textes.
Quand dire, c’est faire : l’approche formative
11Comme le suggère déjà son titre, renvoyant au célèbre How to do things with words de J. L. Austin (traduit en français par Quand dire, c’est faire), J. Landy se situe d’emblée dans une perspective pragmatique. Et dès l’introduction, il se porte en faux contre une conception informative selon laquelle la littérature proposerait des thèses, des messages ou des conseils. Il ne s’agit pas pour autant, pour lui, de nier l’existence de tout contenu, mais bien plutôt de montrer que celui‑ci, loin d’être la fin du texte, est également un moyen au service de son efficacité : « C’est bien sûr vrai que les fictions sont “à propos” de quelque chose, mais ce “propos”, comme nous le verrons bientôt, est une partie importante de leur fonctionnement. » (Landy, p. 9. Je traduis).
12Dès lors, la dimension éthique des œuvres littéraires ne consiste ni dans leur capacité d’édifier (comme on le croyait à l’âge classique), ni dans celle de poser ou de répondre aux questions existentielles fondamentales (comme l’avance M. Dion) : elle est dans leur forme et non dans leur contenu (Landy, p. 12). Conçue dans le cadre pragmatique de la réflexion de Landy, l’éthique correspond dès lors à la manière dont la littérature propose, par des dispositifs chaque fois singuliers, de « former », « d’entraîner » et de munir ses récepteurs de nouvelles « capacités » (Landy, p. 10, pour ces termes) à même de les rendre meilleurs. Étudiant dans des chapitres spécifiques les textes de Chaucer, Saint-Marc, Mallarmé, Platon et Beckett, il considère ainsi chaque texte comme une sorte de manuel, destiné à un certain type d’utilisateur prédéfini, et dans lequel le contenu thétique « n’est jamais l’enjeu » (p. 15), dans lequel il « n’est toujours qu’instrumental » (p. 16).
13Au cours de son analyse, J. Landy met en évidence chacune des actions éthiques opérées selon lui par les œuvres sur leurs lecteurs : Chaucer clarifie nos propres conceptions, Marc nous dote de capacités symboliques, Mallarmé ré-enchante un monde désenchanté tout en déconstruisant les illusions, Platon nous forme à l’argumentation, Beckett nous soigne de la maladie métaphysique. À l’inverse de la perspective de M. Dion, J. Landy est donc amené, plutôt qu’à traiter toutes les œuvres comme des discours existant sur un même plan, à thématiser le pouvoir propre de chaque genre :
La forme littéraire utilisée par le Jésus de Marc, loin d’être un simple ornement, est en réalité indispensable à son projet. Il apparaît que le choix du genre a des conséquences cruciales pour (et qu’en fait il est à son service) le genre de vie qu’il est en train de vanter auprès de ses disciples ; des conséquences cruciales non seulement quant à ce qu’ils croient, mais même à la manière dont ils le croient. (p. 43)
14Si chaque chapitre est intéressant, c’est celui sur Platon qui est sans doute le plus stimulant, dans la mesure où le refus d’envisager même le dialogue philosophique pour son contenu prend à contre‑pied la tradition herméneutique. En effet, pour J. Landy, il faut ne pas attribuer à l’auteur, même Platon, les opinions de ses personnages, même Socrate. Au contraire, il faut « comprendre le rôle de la fiction dans le projet d’un penseur dont le but est de former autant que d’informer, et pour qui la philosophie est d’abord et avant tout un style de vie. » (Landy, p. 96) De cette façon, la fameuse « ironie » socratique (rebaptisée « platonicienne ») acquiert un nouveau sens et une nouvelle fonction, et ce qui apparaîtrait sinon comme de mauvais arguments, dans la bouche de Socrate, acquiert le rôle d’outils pragmatiques destinés à guider le lecteur sur la voie de la perfection. Ici, l’héritage perfectionniste de Stanley Cavell (les dispositifs culturels nous permettent de rechercher une vie meilleure) s’allie au principe quinien de charité épistémologique (qui stipule que tout comportement, même apparemment absurde — par exemple un raisonnement contradictoire — relève en réalité d’un choix intelligent, qu’il s’agit donc de retrouver), pour nous donner à lire un Platon inédit. D’autres chapitres sont également originaux, comme le rapprochement de Beckett avec le scepticisme ancien, ou du poème mallarméen avec la prestidigitation ; ils contribuent à renouveler notre approche de ces auteurs pourtant largement étudiés par la critique.
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15Prenant le contre-pied de celle de Michel Dion, la démarche de Joshua Landy n’est pourtant pas sans poser problème. Si l’on a pu critiquer le fait que l’éthicien québécois veuille à tout prix voir des discours dans des romans (La Montagne magique, L’Homme sans qualités) au même titre que dans des récits de voyages ou dans une correspondance, alors qu’ils ne présentent à première vue que des personnages en situation, il faut également souligner le fait que J. Landy confonde bien souvent l’effet réel (uniquement accessible à une étude empirique de la réception) du texte et le soi-disant effet que le théoricien recompose spéculativement, en douant de rationalité l’intégralité des éléments qu’il y perçoit. Or rien n’empêche, par exemple, qu’un texte soit simplement contradictoire — sans que les deux bouts de cette contradiction soient en fait au service d’une fonction pragmatique. Qui décide par ailleurs que tel élément doive être lu pour son contenu (par exemple une phrase de Beckett disant qu’il faut abandonner la métaphysique) et tel autre pour sa forme (par exemple une anaphore déroutante) ? Qui plus est, rien ne prouve, dans l’hypothèse où le texte chercherait vraiment à réaliser la fonction que lui attribue J. Landy, qu’il y parvient : Mallarmé ré‑enchante‑t‑il vraiment le monde de ses lecteurs ? Saint-Marc nous élève‑t‑il ? Beckett nous soigne‑t‑il de la métaphysique ? Rien n’est moins sûr. Et si ces textes n’accomplissent pas cette fonction dans les faits, que vaut la théorie qui prétend qu’ils le font, ou qu’ils devraient le faire ? Quelle est la valeur pragmatique d’une spéculation se souciant si peu des circonstances empiriques ? Au fond, M. Dion comme J. Landy, du fait de leur perspective éthique, « surlogicisent » tous deux la littérature, l’un en traitant les œuvres comme des discours à thèse, l’autre en voulant donner une fonction à absolument tous les éléments, sans que l’on sache au nom de quoi ils sont signifiants et dans quel contexte. Ce faisant, au lieu de décrire ce qu’il dit, ce qu’il fait, la philosophie morale décrit ce qu’un texte doit dire ou devrait faire : ici comme pour tous ses autres objets, elle préfère à l’idiotie tragique de ce qui est le réconfort d’un devoir-être rationnel.