Michel Brix fait de la résistance
1On ne sera peut-être pas étonné de découvrir Michel Brix, que l’on connaissait éminent spécialiste de Nerval et qui s’était récemment improvisé critique amer et désabusé de la modernité romanesque1, réitérer sa diatribe antimoderne en s’attaquant désormais à la modernité poétique, et plus particulièrement au poème en prose et au vers libre. L’enjeu de son dernier ouvrage consiste en effet à s’interroger sur ce qui lie ces deux formes poétiques à l’éclosion de la modernité littéraire : « Quels sont les rapports qu’entretiennent poèmes en prose et textes en vers libres avec ladite modernité qui règne encore aujourd’hui ? » (p. 10).
2Pour explorer une telle question, M. Brix ne propose rien de moins, dans ce court essai de 151 pages, que de réinterroger la nature de la poésie : « La poésie peut-elle, malgré Horace et malgré les maîtres de philosophie de Molière, être en prose ? Le vers peut-il être “libre” ? » (ibid.). Double interrogation qui guide l’ouvrage de M. Brix et pour laquelle il lui semble nécessaire de « reconstituer aussi précisément que possible les circonstances qui contribuèrent » (ibid.) à l’apparition et à l’émergence de ces deux formes poétiques en prose à la fin du xixe siècle. Par les questions qu’il pose, le travail de M. Brix se situe au croisement de l’archéologie des formes poétiques et de l’histoire littéraire et promet une réflexion stimulante.
3Les réponses ou tentatives de réponses proposées par ce livre ne sont toutefois pas à la hauteur de l’ambition critique des questions posées, et le livre déçoit le lecteur pour au moins trois raisons : la non-pertinence d’une thèse presque réactionnaire, la structure bancale et inaboutie du livre et finalement l’indigence de sa bibliographie critique.
La poésie serait donc morte...
4Et ce serait le poème en prose et le vers libre, qui contrairement aux velléités de renouveau poétique prôné par leurs praticiens et principaux promoteurs à la fin du xixe siècle (qu’il s’agisse de Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé ou Laforgue), en auraient signé « le faire-part de décès » (p. 106). Telle est en substance la thèse que M. Brix martèle dans son ouvrage : « comme l’invention du poème en prose, la création du vers libre conduit à l’anéantissement de la poésie » (p. 105). La formule est certes provocatrice, mais trop catégorique, et surtout, elle n’est pas étayée par des arguments solides. Soyons toutefois honnête avec la pensée de son auteur et replaçons d’abord ladite formule dans son contexte : M. Brix rappelle, à juste titre, que depuis les origines de la littérature occidentale sans doute, poésie et musicalité sont intimement liées — on ne peut s’empêcher de repenser avec lui à Orphée et à sa lyre, ou au chant du chœur qui occupait une place centrale dans les tragédies grecques.
5Et M. Brix de souligner, à juste titre toujours, que la musicalité de la poésie en langue française repose jusqu’à la deuxième moitié du xixe siècle essentiellement sur le vers et la rime, deux instruments qui lui permettent d’exprimer des rythmes propres, de lier un texte écrit à un geste oral, et aussi d’être un discours facilement mémorisable, qu’il est même possible de mettre en musique :
Ainsi, il s’agissait avec le vers libre, de retirer à celui qui lit la possibilité de s’approprier le texte poétique, de le faire vivre par la voix, de le mémoriser : les écrivains ne voulaient plus rien communiquer concernant la transmission sonore de leurs textes, et, comme l’imposait la doxa flaubertienne, le public se voyait confiné aux lisières de l’œuvre. (p. 124)
6La radicalité d’une telle thèse est une fois de plus discutable : Léo Ferré, et plus récemment la chanteuse Sapho, n’ont-ils pas par exemple mis en musique et chanté « L’Étranger » de Baudelaire2 ? Elle reste toutefois partiellement pertinente en ce qui concerne ce qu’on pourrait appeler une désoralisation et un hermétisme de la poésie moderne, particulièrement notables à partir de Mallarmé et que M. Brix n’a de cesse de souligner.
7Mais ce qui embarrasse, c’est qu’il affirme envers et contre maintenant plus d’un siècle de pratiques poétiques diverses, incluant poèmes en prose et vers-librisme, que la poésie versifiée serait la « seule poésie envisageable » :
[…] le vers libre n’a pas tué la prosodie, certes, mais il a contribué à faire apparaître, tout au long du xxe siècle, les œuvres en vers réguliers — i.e. la seule poésie envisageable — comme frappées d’un caractère obsolète, archaïsant, anti-moderne, dépassé et a condamné ces œuvres à rester confidentielles. (p. 105‑106)
8Le propos est sans équivoque et M. Brix surenchérit même en suggérant que ce serait une prétendue non-poésie en prose et en vers libre qui aurait réduit la poésie versifiée à la désuétude et à l’incapacité de rencontrer le grand public. Le raisonnement est un peu rapide et oublie deux choses : d’abord la poésie, qu’elle soit en vers ou en prose, est depuis l’avènement du roman au moins, le genre le moins lu ; mais surtout ce qu’oublie M. Brix, pour qui la poésie semble avoir disparu peu après Mallarmé, c’est que tout au long du xxe siècle — et encore aujourd’hui — poésie versifiée, poésie en prose et vers-librisme ont constamment cohabité, souvent au sein même de la pratique des plus grands poètes. Et les noms ne manquent pas pour illustrer une telle idée : Jacob, Apollinaire, Eluard, ou plus près de nous Yves Bonnefoy et Philippe Jaccottet. Ces oublis sont sans doute le résultat d’un travail hâtif et peu étoffé où l’impressionnisme des idées l’emporte souvent sur l’analyse rigoureuse de textes et d’exemples précis.
Des méfaits de l’impressionnisme critique
9La construction de l’ouvrage même est insatisfaisante : il débute par un simple « préambule » de deux pages où M. Brix évoque la célèbre scène comique du Bourgeois gentilhomme où le maître de philosophie explique à monsieur Jourdain qu’il faut choisir entre vers ou prose. Puisque les notions modernes de poème en prose et de vers libre on rendu un tel choix impossible, M. Brix s’empresse de baptiser « chimères esthétiques » de telles pratiques (p. 9), et pose immédiatement la question directrice de son ouvrage, à savoir celle de la validité de ces pratiques. On peut déplorer l’absence d’une véritable introduction qui aurait énoncé les postulats critiques et théoriques et qui aurait par exemple replacé la question du poème en prose et du vers libre, au sein de celle plus vaste des genres littéraires et de l’érosion de leur répartition classique au xixe siècle, dans la lignée par exemple des travaux de Dominique Combe3 ou des différents collectifs de La Licorne publiés aux Presses Universitaires de Rennes4. On aurait aussi apprécié que M. Brix contextualise la question théorique du vers libre, en la positionnant en regard de l’évolution complexe du vers français et de sa métrique au xixe siècle, en se référant par exemple aux travaux de Benoît de Cornulier5.
10Les trois chapitres qui composent l’ouvrage ne rattrapent pas vraiment ces faiblesses introductives. On remarquera d’abord leur déséquilibre : le premier (« Un mirage littéraire : le poème en prose ») compte 65 pages ; le deuxième (« À quoi sert le vers libre ? ») n’en compte que 29 ; et le dernier (« Poésie et modernité ») — dont on notera au passage l’ambitieux titre — en totalise 33. Il ne s’agit bien sûr pas de faire des comptes d’apothicaire, mais de constater que le premier chapitre est plus long que les deux autres réunis. La structure de l’ouvrage suit toutefois les titres des chapitres et a donc au moins le mérite d’être claire : le premier chapitre traite du poème en prose, le suivant du vers libre et le dernier se veut une sorte de synthèse des deux chapitres précédents qui lierait ces deux pratiques poétiques à la question de la modernité.
11Ce plan a cependant l’inconvénient de séparer dialectiquement deux notions complexes, celle de « poème en prose » et celle de « vers libre » que les pratiques textuelles allient le plus souvent et qui semblent inséparables : de nombreux poèmes en prose des Illuminations de Rimbaud ne font-ils pas explicitement usage de vers libres6 ? Si M. Brix sépare clairement ces deux pratiques dans son essai, c’est à l’évidence dans un souci d’exactitude historique et de chronologie littéraire, puisqu’il rappelle que l’on doit l’invention officielle du vers libre à Laforgue et Kahn. Le poème en prose serait ainsi une pratique qui précède l’apparition officielle du vers libre. Mais c’est oublier que ces pratiques, difficilement délimitables et fortement malléables, se chevauchent et se manifestent dans les textes poétiques avant que d’être nommées comme telles par les poètes ou les critiques, à l’instar des courants littéraires le plus souvent inventés a posteriori.
Contre le dernier Baudelaire
12Mais ce qui dérange le plus dans la démarche de l’ouvrage, c’est surtout l’absence d’un véritable corpus poétique et plus précisément d’œuvres et de poèmes sélectionnés et analysés pour soutenir son argumentation : si M. Brix se réfère à la correspondance ou aux textes théoriques de certains des poètes qu’il mentionne (par exemple Bertrand, Baudelaire ou Mallarmé), aucun poème n’est analysé avec précision, aucune micro-lecture n’est proposée. Prenons pour exemple le cas du Spleen de Paris de Baudelaire, auquel est tout de même consacrée la majeure partie du premier chapitre, mais que M. Brix ne semble guère apprécier, et dont pas un seul poème n’est commenté, ni même cité. Cela n’empêche toutefois pas le critique d’émettre dans ce chapitre un avis acerbe et tranché sur le dernier recueil inachevé du poète, opinion à peine motivée par des faits historiques — le traumatisme qu’aurait vécu Baudelaire suite à la censure des Fleurs du Mal —, et relevant plutôt d’un biographisme saintebeuvien quelque peu désuet et qui permette de justifier le parti pris idéologique du critique :
En offrant l’exemple de son cas personnel et en faisant suivre Les Fleurs du Mal par Le Spleen de Paris, Baudelaire a voulu à la fois stigmatiser le mauvais sort qui avait été fait à sa production en vers et s’employer à montrer la déchéance de la poésie dans la France des années 1860. [...] L’ambition de l’auteur du Spleen était de supprimer toute trace de tels marqueurs [de la poésie versifiée], [...] de donner à voir l’inéluctable anéantissement de tout projet poétique. (p. 63)
13Et M. Brix de conclure un peu plus loin :
À partir du Spleen de Paris, rien ne distingue plus le mauvais poète du bon, ils sont tous les deux des rôdeurs, des individus louches et inquiétants, d’obscurs « écriveurs » ou « écrivants » — comme on dirait aujourd’hui —, collectant des anecdotes destinées à alimenter des gazettes que froisseront distraitement des mains vulgaires ; et Baudelaire lui-même s’est transformé pour l’occasion en espèce de « chiffonnier » de la littérature, faisant les corbeilles des bureaux de rédaction des journaux, pour remplir un recueil de soi-disant « poésies ». (p. 66)
14On ose à peine insister sur l’incongruité d’une telle idée tant le mépris ironique du critique qui perce dans ces propos déroute. Ils vont de pair avec une thèse ressassée dans l’ouvrage et qui prévalait jusqu’au milieu des années soixante, à savoir que Les Fleurs du mal était la seule grande œuvre de Baudelaire, et que le recueil inachevé du Spleen de Paris n’était qu’un égarement du poète vieillissant. C’est oublier, alors que la critique baudelairienne l’a depuis longtemps rappelé, que la composition d’un grand nombre de poèmes en prose et en vers se chevauche dans la chronologie, et que si le recueil reste inachevé et de publication posthume, il relevait toutefois d’un projet clairement articulé par Baudelaire. On est finalement en droit de se demander si M. Brix a lu les incontournables ouvrages de Steve Murphy7 ou de Sonya Stephens8 consacrés à l’étude précise et documentée des petits poèmes en prose baudelairiens et de leur genèse, et pourtant étrangement absents de son assez maigre « choix bibliographique9 ».
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15Le mérite principal de l’ouvrage de Michel Brix consiste à inviter le lecteur à repenser un moment fondamental de notre modernité où des formes en prose sont venues concurrencer, et non supprimer, comme il semble un peu trop vite l’affirmer, une poésie versifiée régie par des codes externes préétablis. Plutôt que de marquer la mort de la poésie, ce moment peut sans doute être lu comme celui de sa renaissance en des formes et des pratiques d’écriture nouvelles qui cohabitent avec les anciennes et ouvrent la poésie aux autres arts que sont la peinture ou la sculpture, en insistant sur le visuel ou le tactile, alors qu’elle était jusqu’alors essentiellement liée à la musicalité. À l’aune des transpositions d’art et des pratiques artistiques mixtes, tel l’opéra wagnérien, qui se multiplient à la fin du xixe siècle et reposent sur une intégration de différents arts au sein d’une seule œuvre, la poésie moderne semble vouloir se penser comme un objet d’art total offert aux cinq sens du lecteur. Le poème en prose et le vers libre sont autant de formes qui témoignent de cette vitalité et attestent, non pas d’une mort de la poésie, mais de nouveaux régimes du poétique. Similairement, l’apparition de l’abstraction au début du xxe siècle ne signa pas la mort de la peinture figurative, mais plutôt la possibilité de nouvelles formes pour rendre compte du réel. Parodiant le peuple à la mort du roi, on a donc envie de réagir au livre de M. Brix et de s’exclamer : « La poésie est morte, vive la poésie ! »