Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Novembre 2014 (volume 15, numéro 9)
titre article
Philippe Richard

« Le monde entier dépend de tes yeux purs »

Judith Sarfati Lanter, Donner forme au sensible. La perception dans l’œuvre de Peter Handke, Malcolm Lowry et Claude Simon, Paris, Honoré Champion, coll. « Littérature générale et comparée » n° 110, 2013, 616 p., EAN 9782745325167.

1Si l’approche sensible des événements est bien l’axe cardinal autour duquel s’élaborent les grands textes de Handke, Lowry et Simon, c’est qu’une focalisation cognitive traditionnelle s’y associe singulièrement à une expérience empathique moderne pour tenter de cerner le réel comme un authentique visage, matrice non de l’âme du monde mais du corps même de l’événement. Il s’agit de faire advenir la sensation par l’écriture et de transposer en littérature la communion symbiotique avec le sensible dont l’intuition phénoménologique cherche toujours à rendre compte. Naît alors une poétique d’un genre nouveau qui peut hausser l’obsession du détail vers la transfiguration du singulier :

Non seulement l’expérience perceptive procure au récit le cœur de sa matière narrative, mais elle en conditionne aussi l’orientation, les agencements et le rythme (p. 11).

2Se concentrer sur une explosion d’images n’est donc pas user de la synonymie pour cerner un indicible mais revient à tisser les divers affects qui toujours déjà se disent dans l’expérience pour accéder à la chose elle‑même :

[…] et non plus des formes noires mais des haies, des buissons, des arbres qui semblaient peu à peu s’ébrouer (quoiqu’il n’y eût aucun vent), palpiter faiblement, comme pour se désengluer, s’extirper des ténèbres qui, en même temps que s’égouttait des feuilles la pluie de la nuit, se retiraient d’eux, comme une marée, un brouillard obscur encore accroché par endroits, persistant sous les branches, au sein d’un bosquet, la campagne grisâtre pendant un moment, puis se diversifiant peu à peu (comme si des pigments colorés remontaient à la surface d’un liquide brouillé, se séparaient, se remettaient en place), les prés d’un vert tendre avivé par la pluie, les labours bruns, les haies d’un vert plus foncé […] : c’était le jour1.

3C’est à la considération de cette logique du sens que nous convie l’ouvrage de Judith Sarfati Lanter, en traversant les textes de trois auteurs et en les unifiant par ce qu’il conviendrait peut‑être de comprendre autant comme sentir (athématique et pathique) que comme percevoir (thématique et gnosique). Si la connexion entre le dévoilement du sentir, qui se donne en une immédiateté que la conscience ne formalise pas toujours, et le discernement du percevoir, qui inclut toujours le retour réflexif sur soi pour envisager le monde, demeure certes aussi réelle que problématique dans les textes — il s’agit bien en effet de cerner le corps dans l’espace et par conséquent le corps ouvrant l’espace, la beauté de la chose et par conséquent la chose énonçant la beauté, la spiritualité de l’horizon et par conséquent l’horizon pour ainsi dire messianique de toute existence —, l’unification de ces deux dimensions phénoménales sous le terme unique de « perception » pourrait en effet sembler problématique. L’analyse du présent ouvrage ne court‑elle pas le risque de surdéterminer la part de l’interprétation du phénomène par rapport à la simple saisie de son surgissement ? L’écriture de Claude Simon paraît certes rechercher le primat d’un donné manifestement libéré de sa possible herméneutique et résolument délié de tout ancrage naturaliste :

[…] comme si, sans même qu’elle se le formulât, sans qu’elle s’en fît même une idée, même imprécise, quelque chose l’attendait qui ressemblerait à une lévitation, quelque apothéose où elle se tiendrait, transfigurée et pâmée, portée sur un nuage soutenu par des angelots et d’où elle serait précipitée ensuite avec violence dans le néant2.

4Mais il est vrai que tout projet littéraire inclut déjà en lui une réelle construction et que l’écriture d’un pur sentir n’est peut‑être guère pensable. Il n’en demeure pas moins que, par‑delà ces précisions terminologiques de nature plus philosophique que littéraire, cette juste quête de l’illumination perceptive, simultanément donnée comme « révélation mystique » et « éblouissement face à la beauté immanente du monde », substitue réellement l’ordre sensible du réel à l’ordre causal de la logique (p. 12). Si l’étude porte en ce sens le difficile pari de conjoindre la permanence d’une philosophie de la conscience et la nouveauté d’une écriture de la sensation, elle brille naturellement par sa compréhension proprement littéraire d’un être au monde toujours déjà donné comme style authentique. S’ouvrent alors plusieurs perspectives complémentaires qui dialogueront fort utilement au cours de l’analyse : la voie phénoménologique propre à configurer l’expérience vers une invitation au regard, la voie esthétique capable de médiatiser l’expérience par l’écriture, et la voie éthique apte à transfigurer l’expérience en une liaison au monde et à l’autre.

Un rapport productif entre écriture & perception

5Il s’agit ainsi d’envisager « la primauté du perceptif, les associations induites par la mémoire sensorielle qui déterminent la composition du roman, la fusion du vécu et de la mémoire culturelle » pour entendre le processus par lequel « la réalité apparaît à la conscience des personnages » (p. 28). Entre le psycho‑récit permettant à un narrateur omniscient de traduire les pensées ou les perceptions d’un personnage et le monologue narrativisé favorisant la traduction par un narrateur quelconque de la propre expression mentale d’un personnage, les textes entrelacent d’ailleurs incessamment les registres, calquant notamment le style du narrateur sur le style du personnage pour problématiser subtilement la combinaison entre réel mondain et impression subjective — « Cependant, je rêve de la mort, un rêve horrible. Du Grand Guignol sans mérite : si vivant, toutefois, si palpable qu’il semblait contenir quelque réelle, terrifiante, menace tangible, ou quelque prophétie ou avertissement3 ». L’analyse devra donc se persuader que la langue romanesque n’est pas plus incapable de cerner la perception qu’elle ne prétend la reproduire à l’identique mais qu’elle entretient bien plutôt avec elle un rapport véritablement productif — rapport « qui permettrait l’émergence et la réactualisation du souvenir perceptif et extrairait les sensations de la confusion et de l’insignifiance où les tient la perception naturelle » (p. 33). Telle est la méthode résolument adoptée par l’ouvrage de J. Sarfati Lanter :

[C]onsidérer les œuvres de fiction comme le lieu de formes spécifiques de pensée qui, sans chercher à se substituer aux systèmes philosophiques, entretiennent cependant avec eux une certaine complémentarité et un rapport de déplacement (p. 34).

6La littéralité même du texte devient ainsi le lieu d’une articulation, d’un dévoilement et d’une conversion morphogène de la philosophie par la littérature que d’utiles microlectures viennent justement éclairer en leur pleine dimension existentielle. Ainsi « l’inscription constitutive de l’être au monde dans les formes esthétiques propres à l’écriture de la perception » peut‑elle révéler toute la gamme de ce à quoi nous engage la saisie du réel jusqu’en ses apparents paradoxes (p. 557) : de la reconnaissance de l’insensibilité qui énonce tant la rupture pathique entre l’homme et le monde chez Simon que le salut d’une corporéité finie et souffrante chez Lowry ou qu’un passage par la nuit obscure du sens faisant advenir une acuité sensorielle déployée chez Handke jusqu’à l’expansion du détail qui souligne tant l’angoisse de l’éparpillement et l’emprisonnement de l’imaginaire chez Handke que l’envolée de l’hallucination et la menace de la mort chez Lowry ou que la résurrection de l’entrelacs entre corps propre et monde sensible au sein d’un chaos vital chez Simon. Remarquons simplement ici qu’il aurait peut‑être été possible de synthétiser ici cet ample mouvement analytique par le recours au concept fort opérant d’artialisation : s’il y a toujours déjà transfiguration et reconfiguration du paysage par le regard — « Quoique même l’été le fleuve fût inaccessiblement froid, Sorger, tout à coup, eut une image : il se voyait en train d’y nager, d’y plonger, de s’y baigner avec ravissement. Jadis les fleuves n’avaient‑ils pas aussi incarné les dieux ? ‘Belle eau’, dit‑il, et il s’en rendit compte, il venait de baptiser le fleuve4 » —, c’est que la lettre même de nos textes condense le phénomène perceptif jusqu’à l’ériger en opérateur herméneutique ultime détrônant tout raisonnement conceptuel :

L’écriture transpose alors une force énergétique qui vient miner la forme intelligible et discursive par des procédés de dilatation et de diffraction, ou […] par des procédés de surdétermination sémantique qui permettent de créer du lien entre des éléments disparates, de manière à laisser transparaître dans la sensation un jeu de polysémie et de sens caché. On trouve, chez Handke, Lowry et Simon, le souci de déjouer la pure et simple lisibilité d’une représentation qui serait « figurative » : l’écriture, arrachée à sa forme et à sa fonction représentative, cherche en effet à faire surgir la présence depuis la « déchirure » fondamentale du langage et de l’imaginaire (p. 275).

Un renouvellement de la poétique doxale de l’imaginaire

7Il est donc devenu manifeste que la considération du singulier fait se déployer la faculté imaginaire. Chez Handke par exemple, lorsque l’amenuisement de la sensation permet l’ouverture aussi polysémique que poétique du monde en une expérience de dépossession de la cognition qui décuple justement l’attention du sentir et fait naître, dans l’espace du texte et au cœur de son système de correspondances, l’événement visuel renouvelant la perception :

Sorger avait déjà survécu à quelques‑uns qui lui étaient devenus proches, il n’éprouvait plus de nostalgie mais souvent un plaisir d’exister généreux et parfois un besoin animal d’être sauvé qui pesait sur les paupières. Tantôt capable d’une calme harmonie qui se transmettait à d’autres comme une force tranquille, tantôt par trop vulnérable, exposé aux faits tout puissants, il savait ce qu’être perdu voulait dire, il voulait être responsable et il était tout pénétré de la recherche des formes, de leur distinction et de leur description, par‑delà le paysage où (« sur le terrain ») cette activité, souvent irritante mais parfois aussi amusante et, quand il avait de la chance, triomphante, constituait son métier5.

8Cette même attention au singulier permet ainsi la constitution de la fiction en un vrai lieu problématique. Chez Simon par exemple, lorsque l’incessante convocation du tableau souligne la puissance toujours singulière d’une manifestation qui creuse le monde en en déchirant l’ontologie traditionnelle et en laissant libre cours à une nouvelle poétique du discontinu fondée sur l’impossible maîtrise du phénomène :

Si l’on peut appeler pensées la série de sensations ou d’images qui me traversèrent alors la tête, je peux dire que pas une fois je ne pensai avec crainte à la mort (en dehors de cette impression toute physique de la perméabilité de mon dos), mais qu’au contraire ce fut comme une bouffée, un parfum de regrets qui prit toute la place disponible et m’envahit entièrement. La vie que j’allais perdre, infiniment adorable, soudain infiniment familière et douce, la vie à laquelle déjà je n’appartenais plus, se personnifia […] dans une foule impersonnelle, les cavaliers de mon escadron, une tendresse violente et absurde pour tous ces hommes envers lesquels je ne ressentais pourtant qu’une sympathie modérée6.

9Un tel éloge du singulier peut alors aller jusqu’au refus de toute intelligibilité possible pour un monde phénoménal qui doit absolument conserver toute sa vitalité issue du pur sentir. Chez Lowry par exemple, lorsque le principe d’ambiguïté s’érige en clé herméneutique d’une immolation expressionniste du corps, entre extase et anéantissement, au sein d’un manichéisme chargé de symboles eschatologiques :

C’était des cercles parfaits de lumière qui s’étendaient, au début minuscules, brillants comme des pièces de monnaie, puis à mesure qu’ils s’élargissaient ils devenaient de plus en plus pâles, et la pluie continuait à tomber dans l’eau phosphorescente, chaque goutte devenait ondulation, se transformait en lumière. Et la pluie elle‑même était de l’eau de mer, ainsi que ma femme me l’avait appris la première, élevée au ciel par le soleil, transformée en nuages, et retombant dans la mer. Cependant qu’à l’intérieur même du détroit les marées et les courants retournaient à la mer, s’éloignaient puis, une fois loin, revenaient, comme ce que l’on appelle le Tao, comme nous‑mêmes l’avions fait7.

10Le monde se donne alors à lire en toute l’étendue de sa complexion lorsque « la densité métaphorique et syntaxique de l’écriture en suggère les débordements et rend compte des efforts compulsifs du sujet pour en appréhender les continuelles métamorphoses » (p. 559).


***

11Le sensible s’est donc puissamment révélé comme principe de résistance et opérateur de problématisation du monde du lecteur. C’est l’imagination même qui permet en tout cas de discerner les points de divergence littéraire entre nos auteurs : si Lowry et Simon font de l’imaginaire le hiatus entre perception et discours rendant le sensible absolument irréductible, Handke enchâsse la fonction imaginative dans le déploiement de la perception, lorsque « la captation phénoménologique des choses et la donation du sens surviennent sans solution de continuité, l’élaboration imaginaire intégrant le phénomène dans un contexte plus large par lequel il prend sens, sans plaquer sur lui de signification trouvant son origine ailleurs qu’en lui‑même » (p. 561). La question de l’en‑commun soulignée par l’analyse pourrait du reste être aujourd’hui reliée aux analyses d’Emmanuel Falque concernant la voix « corporante ». À l’ombre de la perception, le lien entre phénoménologie et écriture pourrait alors se voir encore approfondi : si « l’écriture ne fixe pas la voix pour la taire et bientôt l’y enfermer », c’est qu’elle « se fait au contraire le flux, et comme aussi le véhicule, du mode du proféré » ; en effet, en tant que « condition transcendantale du corps comme du sens », « la voix se cherche un corps plus qu’elle ne vient du corps et irrigue du sens plus qu’elle ne s’enferme dans le sens8 ». Mais l’on pourra ici remercier Judith Sarfati Lanter pour l’ampleur d’une lecture qui nous permet de découvrir les entrelacs singuliers existant entre trois auteurs bien différents mais à la vocation pourtant commune — celle de nous faire sentir et pâtir le monde. Toujours mis en position de spectateurs, nous pouvons voir parce que nous pouvons voir ; et ce qui nous apparaît alors (nécessairement) subjectivement est donc la complexité (authentique) de notre réalité : si « les récits de Claude Simon privilégient systématiquement l’approche visuelle des événements, dont ils soulignent la dimension lacunaire, défaillante et éminemment subjective », on peut dire que « ces images, bien que fuligineuses et concurrencées par des représentations imaginaires, n’en conservent pas moins une grande puissance de fascination » (p. 178). Alors la littérature peut‑elle être la vie réellement vécue, le chant d’un oiseau ne pouvant que devenir « une brève série de notes redoublées, comme une arabesque calligraphiée, s’enroulant très vite plusieurs fois sur elle‑même dans la répétition de la même boucle compliquée9 » et Sorger n’observant un paysage que pour renforcer l’acuité de son regard — « il préférait le dessin à la photographie car ce n’est qu’ainsi que le paysage lui devenait compréhensible sous tous ses aspects ; à chaque fois il était surpris par la quantité de formes qui se révélaient, même dans une étendue à première vue tout à fait monotone10 ». Alors la critique littéraire peut‑elle « susciter chez le lecteur une forme de compassion qui soit un partage dans la dissemblance » (p. 563).