Le retour d’un fantôme : Les Terres du couchant de Gracq, ou le chaînon manquant entre Jünger & Tolkien
1Si, comme le dit Bernhild Boie dans son commentaire à l’inespérée publication des Terres du couchant de Julien Gracq, « ce récit ne bouleverse pas la vision que nous pouvons avoir de l’œuvre de Gracq [mais] la complète de manière significative et nécessaire1 », il faut au moins reconnaître qu’il dévoile un pan refoulé de l’inspiration gracquienne et en élargit encore l’horizon. Pour mieux souligner l’originalité de l’écrivain, B. Boie se refuse à sortir, dans son commentaire, du cadre strict de son œuvre : tissant des échos entre le texte redécouvert et les ouvrages connus depuis longtemps, elle tend à refermer le parcours de Gracq comme une aventure unique, essentiellement personnelle et se suffisant à elle-même. Il est vrai qu’il s’agissait d’abord d’expliquer d’où étaient issues les pages de La Route, cette première nouvelle de La Presqu’île, que l’on savait détachées d’un manuscrit plus vaste et difficilement représentable. Dans le cas présent, une telle option interprétative strictement interne risque pourtant de laisser le lecteur sur sa faim, car elle n’est guère à même d’expliquer l’énigme de la non publication du texte entier. Les Terres du couchant sont en effet plus révélatrices qu’une œuvre avouée des liens de l’écrivain avec certains de ses contemporains, témoignant non seulement des lectures qui l’ont marqué, mais aussi — de manière plus troublante — de celles qu’il était encore destiné à faire au moment de l’écriture de ce roman dont l’inachèvement lui-même est problématique. De fait, si sa fin évasive n’est pas forcément le signe de ce que Gracq pensait en mener l’écriture plus avant, il lui manque certainement le fini dont font preuve les livres qu’il laissa publier. En d’autres termes, si elles ne sont pas forcément inachevées à la manière du Conte du Graal, Les Terres du couchant le sont assurément au moins à la manière de l’Enéide ou de la Joconde2.
2Gracq a-t-il bien fait de garder ce roman dans ses cartons ? Vaine question : d’aucuns auront beau jeu de juger excessive la sévérité de l’auteur du Rivage des Syrtes, tandis que d’autres déploreront la perte de l’aura de mystère et de perfection qui nimbe par définition les œuvres irrévélées. C’est un fait, on ne pourra désormais plus rêver Les Terres du couchant : le texte est là, à prendre ou à laisser, passionnant et imparfait comme toute œuvre d’homme. Mais cela ne doit pas nous empêcher de chercher à cerner les raisons qui ont pu pousser l’auteur à ne pas dévoiler le texte de son vivant.
3À la fin de sa postface, B. Boie esquisse une première réponse. Ce serait parce que « Les Terres du couchant déploient toute la carte de la terre et embrassent toute l’étendue des temps » (p. 257) — autrement dit parce qu’embrassant trop elles étreignent mal — que Gracq en aurait constaté l’impasse et se serait alors tourné « vers un temps et un espace mieux limités : ceux du Balcon en forêt » (ibid.). L’inférence est séduisante, mais fait peut-être la part trop belle à une vision fantasmatique que le texte, certes, autorise, mais n’explicite jamais clairement. C’est ici, à mon sens, que le parti pris interprétatif de B. Boie montre ses limites, car une telle vision des Terres du couchant ne se comprend que par des références intertextuelles que l’érudite allemande — qui en aurait pourtant les moyens ! — se refuse par principe à invoquer.
4Les Terres du couchant, d’abord, ne précèdent, ou plutôt n’entourent, pas seulement Un Balcon en forêt (leur rédaction sera en effet reprise après l’achèvement de ce dernier roman), elles suivent aussi immédiatement Le Rivage des Syrtes, dont le chronotope peut paraître tout aussi flou. Que Gracq ait eu l’impression ne pas s’être assez démarqué de l’atmosphère du roman qu’il venait de terminer doit donc avoir joué un rôle dans son insatisfaction. Mais il n’en est pas moins vrai que Les Terres du couchant, qui évoquent un pays paisible lentement envahi par la guerre, un monde idéal menacé par la disparition et que le héros parcourt à la fois pour le défendre et en préserver la magie, renchérit encore sur l’éloignement référentiel dont témoignait Le Rivage des Syrtes : si le monde de ce dernier roman rappelle à la fois l’empire romain et une sorte de xixe siècle assez mitteleuropa, en d’autres termes un univers plutôt policé et « civilisé », c’est plus nettement au Moyen Âge, plus fruste, que semble référer le roman abandonné.
5Au contraire du Rivage des Syrtes, dominé par des consonances méditerranéennes et latines (Orsenna, Vanessa, Aldo, Belsenza, etc.), Les Terres du couchant lorgnent d’ailleurs vers une onomastique germanique : des personnages comme Aega, Bertold, Hingaut, Hal (personnage qui nous renvoie peut-être au Henri IV de Shakespeare), des lieux comme l’Ernvö, Goar (clin d’œil probable à Saint-Goar, haut lieu du Rhin romantique), Armagh, Roscharta, le Balkh et même un Saint-Blaise qui semble faire signe à Sankt-Blasien, des montagnes comme le Mont-Harbré, l’Herkla ou le Lindafell oscillent entre le scandinave, l’anglo-saxon et le vieil allemand. On pourrait se croire dans un de ces mondes d’heroic fantasy qui n’empruntent leur noms propres à des langues « barbares » que pour nous transporter dans un tout autre univers.
6Un élément culturel vient toutefois nous rappeler que nous sommes indubitablement sur la Terre et à une date point trop éloignée du xxe siècle. C’est la présence dans la Bibliothèque de Roscharta de livres relevant d’une tradition familière :
le Livre des Merveilles de Marco Polo — la relation de Manducci sur le pays des Abkhayes — la « Cité impériale de Karakoroum avec la description de ses temples et édifices » — plusieurs traités latins de comput ecclésiastique, et, parmi un assez grand nombre d’opuscules de polémique sacrée, les deux volumes in-quarto du « Tractatus de fide » anonyme dont chacun sait, à Bréga-le-Vieil sans l’avoir jamais lu, qu’il a été la somme théologique et l’arme du combat contre les hérésies des missionnaires des confins orientaux (p. 117).
7Certes, ces titres, à part Marco Polo, sont obscurs et partiellement apocryphes (on peut cependant soupçonner une mélecture du manuscrit dans l’évocation des « Abkhayes » : lire plutôt « Abkhazes »), mais ils nous ramènent bien à notre vision occidentale de l’Orient. Le fait que le narrateur les qualifie de « titres surannés — bouquet fade et suri », ou de « vitrail gothique aux enluminures crues » (ibid.) accentue l’impression d’une proximité d’esprit entre son jugement et celui qui pourrait être le nôtre.
8D’autres détails renvoient à des types architecturaux précis : ainsi de l’évocation de la « courtine », des « merlons » et d’un « créneau » (p. 73) qui nous installent dans un château-fort médiéval, n’était « une balle » ricochant contre ledit créneau. Même effet à la page 166, où « merlons », « archères » et « créneaux » sont précédés, une page plus haut, par l’évocation de « l’artillerie ». Bataille moderne dans un décor ancien où signe que nous nous situons dans une période de transition ? De fait, une telle combinaison d’éléments conviendrait assez bien aux guerres de la Renaissance, mais nous sommes malgré tout bien loin de l’atmosphère des guerres de religion, rien ne venant en particulier appuyer l’idée que le conflit aurait des enjeux idéologiques précis. Les forces qui menacent le pays du narrateur ne se signalent au fond que par leur désir de destruction ; c’est un ennemi abstrait, qui incarne le mal absolu, le nazisme si l’on veut, car il était difficile à la date où écrivait Gracq de ne pas être obnubilé par cette référence, mais qui pourrait tout aussi bien renvoyer aux Assyriens, aux Huns ou aux Mongols. Le « souvenir des grandes migrations de mer » (p. 107) ne fait-il pas penser aux « peuples de la mer » qui inquiétèrent le Proche-Orient à la fin du deuxième millénaire avant notre ère, et que Mika Waltari évoque, lui aussi au sortir de la Seconde Guerre mondiale, dans Sinouhé l’Égyptien ?
9Parmi les nombreux contemporains de Gracq qui ont mis en scène un tel ennemi, aussi mystérieux que maléfique, l’un, cependant, se détache plus particulièrement : c’est Ernst Jünger, dont Sur les falaises de marbre ont fait l’impression que l’on sait sur l’auteur d’Un Balcon en forêt. Rappelons l’anecdote plusieurs fois racontée par Gracq ; c’est à Nantes, en pleine Guerre, dans l’attente d’un train, qu’il a découvert le chef d’œuvre de Jünger :
La lecture sur les bancs des boulevards, en décembre, manquait de confort, mais les restrictions d’essence assoupissaient le bruit de la rue, et, ayant ouvert le livre, je le lus jusqu’à la fin sans plus m’arrêter : les Falaises de marbre me laissèrent devant la porte de la gare, selon le mot d’Hemingway, « aussi vide, aussi changé et aussi triste que n’importe quelle haute émotion3 ».
10Or, plusieurs éléments font des Terres du couchant le texte le plus « jüngerien » de Gracq. Tout d’abord son atmosphère entre Moyen Âge et Modernité, et plus précisément son évocation d’un pays fier, libre et heureux, où il faisait bon vivre avant l’arrivée de la menace guerrière. D’habitude, les narrateurs gracquiens sont fortement individualisés, ils se distinguent d’une communauté dont ils sont souvent loin de partager toutes les valeurs. Or, dans Les Terres du couchant, le narrateur est, au contraire, comme dans les Falaises de marbre, le porte-parole d’un monde en train de disparaître et d’une communauté en voie d’extinction. B. Boie parle à juste titre d’un « récit [qui] raconte une socialité amicale, joyeuse dans le partage, généreuse dans l’accueil, parl[ant] du bonheur à vivre au gré de la nature, de partager les joies simples qu’elle dispense et les tâches humbles qu’elle requiert » (p. 252). Mais il y a plus ; ces joies ne sont pas seulement « simples » et « amicales », elles possèdent un éclat, presque une violence, qui nous renvoient à la fois à un Moyen Âge fantasmé :
chiens aboyants, coffres pansus, chevaux piaffants, feux pétillants, cuisines giboyeuses, servantes troussées, portes claquées, querelles piaillantes de valetaille, tout le remuement qu’amène et brasse autour de lui comme une flambée de punch un maître de maison à l’ombre duquel il fait bon vivre, toutes ces images cordiales d’une forte et grosse joie de vivre flottent pour l’esprit dès le grand matin autour de la Charbonnière : on entre chez Hal comme on boit du vin de bonne heure, le sang rouge, la tête rafraîchie, la langue libre, l’appétit ouvert (p. 145-146).
11et à l’imaginaire agreste (lui-même fortement teinté de nostalgie médiévale) du romantisme allemand :
L’heure du repas de l’aube, ainsi pris coude à coude avant que se lève le jour, est aussi à la Charbonnière, celle des « histoires de chasse » […] car le Bois de Ville et ses forestiers, aux portes mêmes de la forteresse cernée est un monde minuscule, un canton feuillu et autonome, une marche qui a ses franchises, sa milice, ses légendes, son droit coutumier, et dans son petit peuple d’enfants perdus une espèce d’aristocratie de plein-vent et de langue verte, qui respire, qui respire à elle seule pour les enfermés, au bord de ses taillis pleins de brouillard et de bêtes, ce qui vient encore par-dessus l’horizon d’air du large à la cité obsédée (p. 148).
12Sans s’interdire même l’expression d’une franche gaîté, ici encore peu habituelle à Gracq :
du matin au soir, les barges étaient pleines de plaisanteries et de chansons (p. 105).
13Ces tonalités sont, on le sait, centrales chez Jünger, qui est, de ce point de vue, un héritier direct de Novalis, de Tieck et d’Eichendorff.
14Il y a sans doute dans Les Terres du couchant un souvenir du « Grand Forestier » de Jünger (même si « Hal et ses forestiers », p. 151, sont ici du côté du bien), ainsi que de ses décor abrupts : les « sortes de fantômes crayeux » (p. 122) qui entourent ses villes me semblent une claire référence aux « falaises de marbre ». Une telle proximité avec un des livres de chevet de Gracq ne pourrait-elle pas nous mettre sur la piste d’une autre raison de l’insatisfaction de l’auteur face à son manuscrit ? Même si on ne peut les réduire à un pastiche des Falaises de marbre, Les Terres du couchant ont pu être ressenties par Gracq comme (malgré lui) trop démarquées du livre de l’écrivain allemand pour le satisfaire pleinement.
15En même temps, l’écrivain français y exprimait un désir de s’évader, encore plus radicalement que dans Le Rivage des Syrtes, de la référentialité « réaliste » courante, et c’est cette fois un livre que Gracq ne lira que bien plus tard qui pourrait nous donner la clé du recul de notre auteur face à un « grand saut » dans le légendaire auquel il ne pouvait complètement se résoudre. Ce livre, c’est Le Seigneur de anneaux de Tolkien, qui était alors encore en cours d’écriture et qui ne serait traduit en français qu’au début des années 1970. Gracq semble même ne l’avoir découvert que quelques années plus tard, si l’on en croit l’enthousiaste évocation qu’il en fait en 1986 dans son entretien avec Jean Carrière :
Je n’ai pas de réserve envers les écrivains d’aujourd’hui, je suis seulement un très mauvais lecteur de romans nouveaux (je les abandonne le plus souvent vers la quinzième ou la vingtième page). La dernière très forte impression de lecture que j’ai ressentie en ce sens m’a été causée, il y a sept ou huit ans, par Le Seigneur des anneaux, de Tolkien, où la vertu romanesque ressurgissait intacte et neuve dans un domaine complètement inattendu4.
16Peut-être faut-il relativiser les deux derniers mots de cette citation : si Gracq a jugé Tolkien « totalement inattendu », c’est sans doute plus eu égard à la production romanesque française contemporaine que par rapport à ses propres attentes.
17En relisant cet aveu de fascination à la lumière des Terres du couchant, on a en effet l’impression que le livre de Tolkien est apparu à Gracq comme la concrétisation d’un rêve romanesque qu’il avait fait, tout en refusant de l’assumer lui-même. Et l’idée de B. Boie que Gracq aurait voulu dans Les Terres du couchant « déplo[yer] toute la carte de la terre et embrasse[r] toute l’étendue des temps » trouve ici une pertinence nouvelle.
18En ne publiant dans La Presqu’île que le fragment qu’il a rebaptisé La Route, et qui se situe à peu près à la fin du premier tiers (p. 75-93) des Terres du couchant, Gracq a privilégié la part dynamique de son roman. Presque toute la seconde partie, avant une ultime fuite, se déroule en effet dans la ville assiégée et se rattache clairement au registre de la fièvre obsidionale qui informe déjà Le Rivage des Syrtes et Un balcon en forêt. La Route, par contre, frappe par l’impression de fuite en avant qui s’en dégage ; fuite lente et plutôt paisible, il est vrai, car, hors contexte, ces pages ne se ressentent presque pas de la menace qui plane par ailleurs sur Les Terres du couchant. Le choix de Gracq est donc allé assez logiquement vers ce que son roman avait de plus original au sein de sa production. Cette reprise n’était cependant pas sans troubler le lecteur qui, même ignorant du fait que La Route s’insérait dans un plus vaste tissu, ne pouvait s’empêcher de le subodorer : la première phrase (« Ce fut, si je m’en souviens bien, dix jours après avoir franchi la Crête que nous atteignîmes l’entrée du Perré… ») appelait à l’évidence un avant du récit, et la fin abrupte sur ces étranges hétaïres qui accompagnent brièvement les voyageurs frappait tout autant par l’évanescence de cette évocation. Il est vrai que si Les Terres du couchant documentent amplement ce à quoi se rattachaient les premières phrases de La Route, la disparition des femmes y reste sans solution…
19Toujours est-il que ce sur quoi insiste La Route, cette errance et ce compagnonnage, auxquels Gracq ne nous avait guère habitués, se retrouvera dans la suite du récit, y prenant même par moments des teintes quelque peu orientales. Évoquant « cette grappe d’hommes accrochée au milieu du désert » (p. 104), Gracq nous assure que « ce sont ici les nuits retrouvées de la Bible » (p. 163) et nous peint une société qui semble parfois moins attachée à un mode de vie ancestral qu’en quête perpétuel d’on ne sait quel graal :
les visages ici s’éveillent l’un à l’autre et s’éclairent, comme ceux que tire de l’ombre en cercle un feu de camp dans la forêt, comme ceux des nomades qui se rencontrent au bord d’un puits (p. 160).
20Bien sûr, les différences avec Le Seigneur des anneaux restent tout à fait considérables, et il ne suffit pas d’un passage où sont évoqués « les armes accrochées au-dessus du lit et l’anneau au doigt de la main retombée » (p. 109) pour nous en rapprocher significativement. Si l’idée d’une communauté de héros unie pour le salut d’un peuple apparaît assez tolkienienne, la sobriété et le déroulement elliptique du récit gracquien restent aux antipodes de l’esthétique légendaire si l’on ose dire « décomplexée » de l’auteur anglo-saxon ; car de fait, c’est bien de cela que Gracq parlait dans la citation produite plus haut lorsqu’il évoquait « la vertu romanesque » ressurgie « intacte » de l’œuvre de Tolkien, qu’il enviait de toute évidence, tout en se sachant lui-même incapable d’une telle innocence. Les Terres du couchant apparaissent ainsi comme la pointe extrême d’une tentation de Gracq vers un « romanesque pur », dont il s’est refusé les moyens, par fidélité à une esthétique aporétique dont la tradition française, par ailleurs, est longue. De surcroît, « déployer toute la carte de la terre et embrasser toute l’étendue des temps », comme disait B. Boie, n’est pas une tâche qui s’improvise ; Tolkien l’a bien montré, qui a consacré sa vie entière, et une érudition impressionnante, à la création de son monde des « Terres du milieu », nom qui rappelle d’ailleurs de manière étonnante le titre du roman renié de Gracq. Cette coïncidence constitue ainsi, après les ressemblances que l’on sait doublement fortuites (les deux romans ont été écrits en même temps et leurs auteurs ne se connaissaient pas) qu’entretiennent Le Rivage des Syrtes et Le Désert des Tartares de Buzzati, une autre rencontre troublante de l’œuvre de Gracq avec celle d’un de ses grands contemporain.
21Invoquerons-nous, pour finir, Gracq comme l’un des pères secrets de l’heroic fantasy ? L’inférence est sans doute à la fois exagérée et inutile. Comme Jünger et Tolkien, Gracq est profondément marqué par Wagner, point de départ beaucoup moins contestable de la résurgence moderne du merveilleux nordique et médiévalisant. Gracq n’approuvait sans doute pas la vogue moderne des sous-produits de l’œuvre tolkienienne. Son enthousiasme pour cette dernière l’eût peut-être cependant rendu indulgent pour les productions les plus réussies de l’heroic fantasy d’aujourd’hui. Ainsi (au delà d’une référence commune à l’empire romain) Le Trône de fer (A Game of Thrones) de George R. R. Martin n’est-il pas sans nous rappeler, avec son évocation menaçante d’une « frontière » derrière laquelle s’agitent des forces prêtes à envahir le Royaume des Sept Couronnes, l’atmosphère des Terres du couchant.
22Entre Jünger, qu’il lui répugnait de démarquer, et Tolkien, dont il pressentait le travail démiurgique, Gracq se sentait sans doute par trop à l’étroit. Mais l’abandon des Terres du couchant, tout en témoignant de sa volonté de s’en tenir au plus près de ce dont il se croyait capable, a en même temps mis un point final à son activité de romancier (si l’on excepte les deux récits qui, en complément de La Route, formèrent le recueil de La Presqu’île), puisqu’Un balcon en forêt a été terminé avant qu’il n’abandonne définitivement Les Terres du couchant. Que celles-ci soient le dernier roman de Gracq en dit donc long sur le traumatisme que représenta son écriture. En refusant de pénétrer sur la terre promise de la « vertu romanesque », Gracq est devenu lui-même le roi pêcheur émasculé dont il avait évoqué avec angoisse la gaste terre. Mais le trop peu de romans qu’il nous a laissés nous demeure heureusement un irremplaçable viatique.
23Libre à chacun de décider si Les Terres du couchant sont ou non un livre raté. Pour ma part, j’y retrouve à son zénith la beauté lancinante de la phrase gracquienne, j’admire sans réserve son ouverture vers des horizons nouveaux et je me refuse à lui imputer à grief d’avoir stérilisé son auteur, car « sa grâce même » vient précisément de ce que, comme le disait Claudel (à la fin de La Ville), la promesse dont elle reste porteuse « ne peut être tenue ».