Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2014
Novembre 2014 (volume 15, numéro 9)
titre article
Paul-André Claudel

L’ombre et la trace. Livres perdus, œuvres damnées

Éric Dussert, Une forêt cachée. 156 portraits d’écrivains oubliés, Paris : La Table Ronde, 2013, 605 p., EAN 9782710331605 & Judith Schlanger, Présence des œuvres perdues, Paris : Éditions Hermann, coll. « Savoir lettres », 2010, 244 p., EAN 9782705670801

« Les limites du système solaire se trouvent à quatre heures-lumière, la plus proche étoile à quatre années-lumière. Entre les deux, c’est un vide inconcevable. Mais est-on bien sûr que ce soit le vide ? La seule chose que nous sachions, c’est qu’il n’y a pas, dans cet espace, d’étoiles brillantes, autrement nous les verrions. Peut-être cependant s’y trouve-t-il des corps sombres ? Peut-être nos cartes célestes sont-elles comme les cartes géographiques sommaires où figurent bien les capitales, mais non les petits villages ? »

1Les interrogations inquiètes de Rady Blokhine, le narrateur de L’Infra du Dragon de Gueorgui Gourevitch1, pourraient fort bien figurer en exergue du dernier essai d’Éric Dussert : la littérature, cet amas d’œuvres et d’auteurs suspendus dans le ciel des idées, a quelque chose d’un firmament étoilé. Derrière quelques points qui scintillent, combien d’astres noirs que notre œil ne voit pas ? À sa façon, Éric Dussert mène l’enquête sur les « trous dans la carte » qui préoccupaient Gourevitch, et aventure sa lentille vers les zones obscures de notre paysage culturel : page après page, son essai traite de constellations absentes, d’étoiles pâlies, de brutales éclipses, et, si l’on veut, d’antimatière de l’histoire littéraire.

2Comment percer les ténèbres, faire apparaître, comme aux rayons X, les « corps sombres » de notre littérature ? La tâche n’a rien d’aisé. L’éclat de quelques figures majeures dissimule à notre regard une foule d’auteurs de second plan, relégués dans l’infiniment petit et l’infiniment loin. C’est pour rendre compte de ce versant « nocturne » de l’espace littéraire qu’Éric Dussert a écrit son ouvrage : on trouvera dans son livre le résultat de ses explorations loin du canon généralement admis, à la recherche de ces auteurs « du dernier rayon » qui ne brillent plus que d’une imperceptible lumière. Une forêt cachée nous présente cent-cinquante-six portraits d’écrivains tombés dans l’oubli, au point de n’avoir d’autre épaisseur, pour le chercheur d’aujourd’hui, que celle d’un nom et de quelques dates perdues entre les pages d’un répertoire bibliographique.

L’armée des morts

3Par son principe de composition en négatif, reconnaissons que ce « dictionnaire des ombres » (p. 18) — fruit d’une vaste érudition et d’un labeur d’archiviste opiniâtre — parvient fort bien à renverser les perspectives établies. On sait combien les habitudes sont tenaces dans le milieu académique, qui porte obstinément son regard, lorsqu’il s’agit de faire l’histoire littéraire des deux derniers siècles, sur ce que Thibaudet nommait le « bout de la flèche » ou la « pointe poétique extrême » (avec pour conséquence de donner à voir la littérature comme une activité prise en charge par un petit nombre d’acteurs de rupture, pionniers ou précurseurs). Quelques arbres cachent une forêt, pour reprendre une image déjà mobilisée pour rendre compte d’un essai de Franco Moretti2. Refusant toute vision trop étroite, É. Dussert s’intéresse justement à une foule de minores ayant exercé leur plume selon d’autres critères, et joue avec l’effet de défamiliarisation que produit l’alignement de ces dizaines d’inconnus. Page après page, c’est une autre histoire de la littérature qui s’écrit ici : loin des hautes cimes, des grands noms, des chefs-d’œuvre consacrés, nous contemplons un panorama démesuré, singulièrement plus vaste que nous ne le pensions.

4De romancier non réédité en petit directeur de revue, de journaliste polygraphe en poète fantaisiste, de dramaturge utopiste en aventurier malheureux, de plumitif besogneux en dandy versatile, le critique parcourt plus de deux siècles de littérature en réhabilitant les profils les plus disparates. Ce curieux cortège, foisonnant et bariolé, nous rappelle la variété des « possibles » de la littérature — si l’on entend par là la myriade des postures d’auteur et des vies d’écrivain qui résultent de placements originaux dans l’échiquier culturel. Une chose est sûre : les étranges graphomanes qui habitent cette « forêt cachée » ne sont pas vraiment des maudits. Tous ont participé à la vie littéraire de leur temps, avant de glisser, un jour ou l’autre, hors de la scène culturelle.

5Au vrai, si l’on peut repérer, parmi les écrivains exhumés par É. Dussert, quelques traits communs, on les trouvera sans doute dans un certain être-au-monde « oblique » ou « excentrique », ainsi que dans un rapport très particulier à la renommée : la plupart des figures citées par É. Dussert ont connu leur heure de gloire — qu’elles aient surnagé le temps d’une saison littéraire ou joui d’une reconnaissance un peu plus durable — avant de sombrer dans l’anonymat. Il ne tient qu’à nous de goûter le charme de ces célébrités hasardeuses et souvent bien éphémères. L’un des mérites de cet essai est de mettre en relief cette part périssable de la littérature, ce jaunissement ou ce « démodé » qui constitue peut-être son essence même. Combien de livres en vogue dont le dernier asile est, tôt ou tard, le dépôt légal ? On songe à ces « auteurs ensevelis » qu’évoque un passage de Julien Gracq, et à ces écritures d’un jour qui furent la nourriture de son adolescence3. Le livre d’É. Dussert nous rappelle justement que le « métier d’écrire » se joue, pour beaucoup d’auteurs, presque sans lendemain.

6La préface de l’ouvrage présente d’emblée les principes qui ont guidé l’auteur dans la confection de son anthologie. En 1993, au commencement de son entreprise, É. Dussert adopte un système de contraintes minimal : entreront dans son volume tous « les écrivains non réédités depuis plus de cinquante ans dont un texte au moins mérite qu’un lecteur d’aujourd’hui s’emballe. » (p. 17). Pour faire le tri entre le bon grain et l’ivraie, le premier critère retenu (le constat de la « disparition » éditoriale de tel ou tel auteur, non réimprimé depuis au moins un demi-siècle) est donc corrigé par un élément d’appréciation plus subjectif, où se joue l’expertise du critique : le sentiment que « quelque chose » de cette œuvre disparue vaut la peine d’être sauvé. En faisant la part belle au travail de la lecture, et en revendiquant le caractère personnel de sa sélection, É. Dussert décline, par avance, toute ambition encyclopédique : gageons que les chemins de traverse et les sous-bois de sa « forêt cachée » autorisent bien d’autres parcours buissonniers.

7De fait, chaque lecteur de cet ouvrage pourra, à son gré, pointer certaines absences, ou, à l’inverse, regretter la présence d’invités-surprise dans la photo de famille. On se bornera à observer que certaines élections parmi les 156 écrivains oubliés paraissent aujourd’hui moins justifiées qu’elles ne l’étaient sans doute il y a quinze ou vingt ans (ainsi Jean Richepin, Remy de Gourmont, Félix Fénéon ou Claude Cahun, pour s’en tenir à ces quatre noms, ont connu depuis 1993 un certain retour en grâce, et ne font plus vraiment figures d’inconnus). On remarquera également que, si l’ouvrage entend couvrir toutes les périodes, le xixe siècle est largement privilégié par É. Dussert : la majorité des auteurs convoqués sont nés entre 1800 et 1920. Faut-il s’en étonner ? Le « siècle long » se prête on ne peut mieux à la recherche d’œuvres ensevelies. À partir du romantisme, l’industrie éditoriale tue à petit feu le livre rare et l’idée même de l’unicum : à l’heure où la démographie littéraire se met à croître de façon exponentielle, en contraignant les auteurs à jouer des coudes pour s’imposer parmi leurs semblables, les figures mineures deviennent à n’en pas douter la masse d’une époque.

8Cent-cinquante-six portraits, soigneusement classés par ordre chronologique, composent donc l’ouvrage d’É. Dussert. Cette composition anthologique inscrit l’œuvre dans une double tradition : la première est celle des « portraits littéraires », ces petits croquis brossés en quelques traits, dans un style alerte, cherchant à livrer la « clef », psychologique et biographique, d’un auteur. Si Sainte-Beuve s’était fait une spécialité de ces exercices de style qui exigent un art de miniaturiste, les modèles littéraires d’É. Dussert sont plutôt à chercher du côté de figures comme Charles Monselet, auteur en 1857 d’un essai sur Les Oubliés et les dédaignés, de Gustave Brunet, compilateur obstiné et féru de « littératures excentriques », ou d’André Blavier et de son travail monumental sur les fous littéraires. La deuxième veine dans laquelle s’inscrit cette « forêt cachée » est celle de la bibliophilie érudite — un univers dont l’auteur, conservateur à la Bibliothèque Nationale et spécialiste d’éditions introuvables, est parfaitement familier. Les portraits d’É. Dussert réunissent en effet une moisson d’informations bibliographiques de première main qui sont l’un des trésors de l’ouvrage. Nul doute que l’érudition savante déployée par l’auteur ravira les amateurs de tirages confidentiels et de curiosa. Ce savoir livresque, né d’une longue pratique des archives, situe à nouveau Éric Dussert dans une filiation prestigieuse, aux côtés de Charles Nodier et de Paul Lacroix, mais également de Raymond Queneau et de Claude Pichois, de Pascal Pia et de François Caradec, de Jean-Luc Steinmetz et de Michel Décaudin.

Lire « hors-barrières »

9La matrice fondamentalement « inactuelle » de ce volume, qui aligne les portraits d’auteurs de deux à cinq pages comme les vignettes d’un album, ne peut que retenir l’attention : les modèles discursifs d’Une forêt cachée sont à chercher dans une certaine littérature seconde du xixe siècle, plus que dans les doctrines critiques contemporaines. Mais cet anachronisme de façade ne donne peut-être que plus de relief aux questionnements qui surgissent au fil de la lecture. La première vertu de cet ouvrage est de mettre en évidence la relativité des points de vue et la réversibilité de la renommée : en découvrant la destinée de bien des auteurs — faite de succès foudroyants, de ruines soudaines et de bon nombre de rendez-vous manqués —, le lecteur prend conscience des aléas qui interviennent dans la « carrière » des lettres. Pour la plupart des acteurs du champ culturel, à un moment où à un autre, les lumières s’éteignent : la tradition joue à rebattre les cartes sans ménager les vainqueurs d’un jour. Ce rappel est salutaire, et l’on est reconnaissant à É. Dussert de l’avoir aussi clairement formulé. Au-delà de ce premier avertissement, tout lecteur aux prises avec l’histoire littéraire — et a fortiori tout membre de l’institution universitaire, confronté presque quotidiennement à la question de la transmission des valeurs — ne manquera pas d’être troublé, plus qu’il ne s’y attendait peut-être, par cette lecture.

10Une forêt cachée n’a rien d’un manifeste. À l’heure où fleurissent les réflexions théoriques sur les anti-canons et les outre-canons, on pourrait se borner à considérer ce livre comme l’expression d’un goût personnel pour une littérature mineure et quelque peu pittoresque. Au croisement de l’archéologue, de l’antiquaire, du chasseur de trésors, du pilleur d’épaves, du rat de bibliothèque, É. Dussert prend volontiers la pose, quelque peu vieux jeu, de l’amateur de raretés. « Il y a longtemps déjà (longtemps pour moi) que je me suis décidé pour les œuvres obscures », aurait pu écrire l’auteur à la suite de Marcel Schwob4.

11La préface de son ouvrage, « Une autre histoire littéraire » (p. 11‑23), traduit pourtant une vision fort personnelle de la littérature. Irrésistiblement attiré par ces reliques du temps que d’aucuns pourraient considérer comme quantité négligeable — petites revues, publications à compte d’auteur, articles de presse, chroniques mondaines, billets d’humeur —, É. Dussert a choisi d’éclairer par ses travaux une dimension perdue de notre littérature : celle de la « vie littéraire » qui s’est jouée au jour le jour, pour aussitôt tomber dans l’oubli — ou pour mieux dire celle d’une production encore « non triée », antérieure à tous nos processus de sélection mémorielle. Car des pans entiers de notre littérature s’épuisent dans la courte durée. Ce parti-pris d’historien du périssable, cet intérêt pour ce que l’on pourrait baptiser l’écume de la littérature — un intérêt né, comme le rappelle Claire Paulhan dans un bref avant-propos (p. 9‑10), à bonne distance de l’université — ne peut qu’intriguer tous ceux qui travaillent sur les écritures mineures et les traces secondaires de l’histoire littéraire.

12Pourquoi un tel besoin d’animer des fantômes, de ressusciter des morts ? Il arrive à l’auteur de ces lignes d’aller lui-même de brocante en vide-grenier, à la recherche d’ouvrages épuisés, de revues clandestines, de liasses de vieux papiers. Jour après jour, je découvre des écrivains oubliés, scribouillards accablés par le guignon, mercenaires de l’écriture perdus dans les marges ou les à-côtés. J’exhume une curieuse littérature qui semble vouée à la poussière : ces « revues désuètes », « pièces de boulevard », « brûlots parisiens », « livraisons du Magasin des familles », « pamphlets depuis longtemps montés en graine », dont parlait non sans compassion Julien Gracq5. Mes carnets de notes sont remplis de noms d’inconnus qui côtoient d’autres noms, encore plus inconnus, auxquels je cherche à offrir un peu de vie résiduelle – à l’image de ce Gueorgui Gourevitch cité en ouverture, auteur de science-fiction prolifique dont nous n’avons, en français, qu’une nouvelle de vingt pages à peine, conservée dans une anthologie rarissime, imprimée à Moscou vers 1960.

13Pourquoi se pencher sur ces feux éteints, ces mémoires damnées ? Pour le plaisir de jouer les Orphée, et tenter de faire revivre ce qui n’est plus : ce que j’ai sauvé du néant semble avoir gagné une présence plus forte, un éclat plus bouleversant, que ce qui était toujours resté là. Ou peut-être pour cet effet de vertige que suscite chaque petite découverte : à mesure que je mène mon exploration, je saisis l’étendue de ce que je ne sais pas encore. Ce monde négligé, qu’a-t-il de commun avec notre histoire de la littérature, concentrée sur quelques œuvres canoniques et une poignée de grands auteurs ? Je perds pied, je m’égare — et je poursuis le voyage dans cet océan de ténèbres bien loin de ce que m’ont appris l’école, ou l’université.

De la cave au grenier

14Pour autant, l’histoire littéraire n’est pas un mausolée qu’il faudrait remplir à tout prix. Que faire de ces mineurs ? É. Dussert nous livre sa réponse à l’écart des grandes théories. En rappelant la jubilation intime du découvreur qui ressuscite, et souvent réédite, un texte oublié, dont la lecture a été une expérience irremplaçable. Mais aussi en faisant preuve d’une forme d’hospitalité par l’écriture même : ce bataillon d’égarés ramenés à la lumière, É. Dussert en fait la matière première de sa propre littérature. C’est la force de ces petits récits biographiques. Par un singulier processus de transsubstantiation, voilà que ces Charles Asselineau, Edmond About, Eugène Chavette, Émile Goudeau, Louis Jourdan, Henri Roorda, André Renaudin, Roger Rabiniaux, Christian Zervos, reprennent vie en l’espace de quelques pages et s’animent devant nos yeux, aussi vrais — ou aussi faux — que des personnages de fiction. Quoi de plus proche de la matière romanesque que ces vies minuscules, riches de coups de théâtre et de péripéties, racontées avec tant d’alacrité par É. Dussert ? Voisins du Pierre Ménard de Borges, ou du Dino Egger de Chevillard, ces auteurs escamotés retrouvent une dignité perdue : ils sont, littéralement, sauvés par l’écriture.

15Si É. Dussert  ne cesse de manifester un humour attendri à l’égard de ses « personnages » — acteurs vibrionnants du microcosme littéraire de leur temps —, Une forêt cachée conserve une dimension profondément mélancolique. L’auteur se penche en effet sur l’abîme, en nous faisant saisir, dans un vertige, sur quels gouffres est bâtie la mémoire collective. Du passé nous ne pouvons tout retenir : en nous montrant une multitude d’écrivains établis de leur temps, et pourtant engloutis corps et biens, É. Dussert met en lumière de fort belle façon les impiétés de l’histoire. Le constat est encore plus frappant pour la génération postromantique : combien de ces auteurs de la seconde moitié du xixe siècle qui tenaient le haut du pavé de leur vivant, et dont les livres ont disparu des rayonnages.

16Ces auteurs ont sombré — et pourtant, quelque chose d’eux subsiste : il reste de ces figures secondes de la littérature une discrète présence, comme un rayonnement souterrain, un souvenir étouffé de ce qu’elles ont été. Le plus souvent, ce n’est guère plus qu’une trace passagère, comme un indice déposé par le sort à l’attention d’un futur limier : présence dans une publication érudite, allusion au détour d’une note de bas de page, trace intertextuelle dans l’œuvre d’un grand auteur… Ces « écrivains oubliés », É. Dussert nous montre que nous avons encore le pouvoir de les sortir de l’ombre, en rassemblant les signes épars de leur activité passée. En d’autres termes, leur mort n’est pas tout à fait la mort : plutôt un étrange sommeil de Belle au Bois dormant. Dans l’espace de la culture comme dans les mentalités collectives, « Maint joyau dort enseveli » : on saisit en lisant ce livre que la plus grande part de notre passé culturel est une part latente, présente comme en arrière-plan, et pouvant toujours bénéficier d’un rappel sur scène.

Poétique de la perte

17Par sa sensibilité aux enjeux mémoriels et aux processus de déperdition, Une forêt cachée suscite un rapprochement spontané avec l’œuvre de Judith Schlanger, tout entière habitée par la question de la transmission culturelle, de la perte et de la conservation. Des essais de J. Schlanger, on ne saurait mieux dire que ce qu’écrivait en 2008 Christophe Pradeau, dans sa préface à La Mémoire des œuvres rééditée par Verdier : incontestablement, ils nous aident « à habiter plus librement le séjour des livres ». Cette formule s’applique peut-être avec encore plus d’à propos au dernier essai de J. Schlanger, Présence des œuvres perdues.

18Cet ouvrage singulier n’est pas sans affinités avec le livre d’É. Dussert. J. Schlanger nous rappelle en effet que l'histoire des lettres n’est pas un panthéon figé, mais qu’elle est le résultat d’une sélection de tous les instants. À la part « sauvée » de notre culture correspond une proportion vertigineuse d'œuvres disparues, négligées ou altérées. Le hasard — ou la Providence — ont joué leur rôle dans la conservation miraculeuse de tel ou tel écrit, mais également dans l’éclipse de beaucoup d’autres : bien des feux ont balayé la forêt de la littérature, et la survie des œuvres qui nous sont les plus chères tient parfois du miracle.

19Au fil des siècles, J. Schlanger nous rappelle qu’il s’est produit une immense déperdition : l’histoire de la culture est rythmée par les épisodes de « purge », comme ces bûchers de livres dont l’archétype — largement mythique — est l’incendie de la Bibliothèque d’Alexandrie, pendant lequel une bonne part de la littérature grecque classique serait partie en fumée. Les chroniqueurs nous ont livré bien des récits de ces saccages volontaires, motivés par la haine, l’intolérance ou le ressentiment. Les exemples abondent, des querelles théologiques de Constantinople aux autodafés des nazis, en passant par les Espagnols brûlant toutes les traces de la culture arabo-andalouse lors de la reconquête de Grenade.

20« Nous avons infiniment perdu et nous perdons sans cesse, et il est vraisemblable que nous perdrons toujours » (p. 139), avertit J. Schlanger. La destruction violente de livres, dont Lucien X. Polastron a retracé dernièrement l’histoire passionnante6, ne constitue pourtant, à ses yeux, qu’une part secondaire du problème. Bien des disparitions d’œuvres adviennent loin de la sphère publique, par négligence ou accident, à l’image de cette servante qui, nous dit-elle, se servit de manuscrits de pièces pré-élisabéthaines pour allumer le feu ou « tapisser le fond des plats à tarte ». Les grands actes dévastateurs, que l’on tend à associer à la violence des siècles obscurs, à l’oppression des empires et des totalitarismes, sont redoublés par une barbarie infiniment plus discrète, née de l’ignorance individuelle et de l’insouciance du lendemain.

21Cataclysmes collectifs et légèreté individuelle ont causé des pertes irrécupérables à notre patrimoine. Ces pertes irrécupérables, nous ne pouvons bien entendu les saisir, et les apprécier, que de façon indirecte. Comment, en effet, voir ce qui n’est plus ? De bien des textes perdus, il ne nous reste que la trace d’une absence, le souvenir d’une manifestation dans le passé semblable à une silhouette en creux : évoquer une œuvre disparue, c’est s’efforcer de circonscrire un trou béant, tourner patiemment autour du vide, jongler avec les hypothèses et user de toutes les ressources du conditionnel, comme l’a magistralement montré l’essai de Roger Chartier sur Cardenio7.

22Si tout peut disparaître — même une pièce de Shakespeare —, notre imaginaire garde de cette situation de fragilité quelque chose comme la terreur psychanalytique : toute une mythologie de la littérature est fondée sur la crainte de l’oubli, sur la hantise de sombrer à jamais dans l’abîme. Quel auteur n’a pas trahi, dans un écrit public ou un fragment intime, sa peur de la mort et de l’extinction ? Comme pour se protéger de cet effroi, la sphère culturelle a élaboré une infinité d’histoires, mi-réelles mi-fabuleuses, relatant le retour en grâce inespéré d’un auteur ou d’une œuvre. Toiles de maîtres, manuscrits égarés, éditions rares, correspondances d’écrivains : combien d’œuvres ont survécu sur le fil de l’oubli, avant d’être rapportées à la lumière comme des trésors ? C’est en définitive tout notre rapport au passé culturel qui est traversé par ce singulier balancement entre l’idée de la perte inévitable et l’espoir que « quelque chose » puisse faire retour dans un coup de théâtre. « Personne n’a feuilleté de vieux fascicules poudreux à l’étalage et soulevé de vieux bouquins dépareillés, personne n’est entré dans un magasin de brocante et n’a traversé un marché aux puces, sans imaginer vaguement une découverte de cet ordre, qui transfigurera toute la situation. » (p. 54)

23Les propos avancés par J. Schlanger, dans la droite ligne de cette pensée de l’impermanence que développait déjà La Mémoire des œuvres, ne sont pas sans conséquences. D’abord parce qu’ils nous invitent à reconsidérer le rôle du chercheur en littérature : celui-ci aurait moins à justifier la valeur du « canon restreint » retenu par la postérité qu’à comprendre les mécanismes de la sédimentation, de la destruction du « trop-plein » qui en ont été le corollaire invisible. Ensuite parce que nous apprécions mieux, à travers son récit, les aspects changeants d’une littérature qui nous apparaît soudain étonnamment friable ; quoi qu’on en dise, l’écriture est une activité précaire, qui résiste fort mal à la durée. Enfin parce que la démonstration de J. Schlanger l’amène à souligner un troisième phénomène de sélection — plus profond et plus insidieux — qu’elle nomme « l’exclusion par indifférence ».

24À bien y regarder, la majorité des œuvres n’a pas suivi le cheminement apparition-disparition : elle n’a tout bonnement jamais eu accès à la lumière : la plupart des textes littéraires naissent pour disparaître aussitôt dans une sorte de « cimetière néo-natal » dont la théorie n’a jamais été faite. Il suffit de connaître le nombre de romans publiés lors de chaque rentrée littéraire pour mesurer combien d’aspirations seront déçues, combien de promesses de lecture ne seront jamais remplies. Cette « disparition par indifférence » est fascinante : certes, c’est un mécanisme de défense — faute de filtres, l’actualité des lettres nous écraserait —, mais le « pouvoir de l’incuriosité » (p. 163) est tel qu’il parvient à créer l’absence, en niant tout droit d’existence à certains objets culturels : les moins conformes à notre horizon d’attente, ou, plus banalement, les plus éloignés de nos préoccupations. Ne sous-estimons pas les capacités paradoxales de l’« insavoir » et de l’« inscience », qui nous préservent — pour le meilleur et pour le pire — d’une bonne part de la production intellectuelle de notre époque.

25Il faut s’inspirer de ce qu’écrit J. Schlanger pour relire l’ouvrage d’É. Dussert : Présence des œuvres perdues nous en livre en quelque sorte le mode d’emploi théorique et philosophique. En insistant sur les discontinuités de la mémoire collective, sur l’étrange « affaiblissement du signal » qui aboutit à une perte de données précieuses, J. Schlanger légitime le travail d’un Éric Dussert, et cette forme de piété dont il faut preuve : son ouvrage confirme que dans le cimetière des livres oubliés ne gisent pas seulement des œuvres monstrueuses ou ratées, mais également des textes au statut plus incertain, qui n’ont même pas obtenu la grâce d’une évaluation collective. Il ne tient qu’à nous de jeter un regard sur ce monde inférieur, qu’une lecture suffit à faire revivre : alors que la critique herméneutique traditionnelle, concentrée sur quelques œuvres canoniques, tend à ne voir dans les lignes basses de la littérature qu’une production mineure ayant « nourri » l’imagination d’un grand auteur — ou au mieux une littérature « instituante » ayant légitimé la littérature « instituée » —, J. Schlanger nous invite à le considérer comme un univers chaotique et riche de surprises, ouvert à la curiosité critique et à cette sublime seconde chance de la lecture.

26Regardons donc sans trop de commisération ces livres que nous trouvons encore, parfois, dans les rayonnages de nos bibliothèques de famille : ouvrages jaunis, jamais republiés, portant dans leur enveloppe même les signes du passage du temps. Ces écrits qui habitent l’enfer du « hors-champ » n’en gardent pas moins une présence souterraine à la périphérie de notre culture, d’où tous les repêchages sont possibles. Retenons, pour conclure, le conseil de Julien Gracq, se souvenant de certains livres bien étranges – des romans « byzantins de goût comme d’époque » signés par Jean Lombard — que lui avait recommandés André Breton : « Tout de même, ces romans, il les avait gardés8. »