Le dialogue des arts dans l’épopée de la Renaissance
1La Renaissance française a été mue par un « désir d’épopée », pour reprendre l’expression de Françoise Charpentier1, dans une quête poétique qui était aussi une quête de gloire littéraire : le nouveau poète épique français serait tout à la fois un nouvel Homère et un nouveau Virgile ; mais les tentatives d’épopée de cette époque restent aujourd’hui largement considérées comme des échecs. Ces dernières décennies, la poésie épique a toutefois fait l’objet d’un regain d’intérêt, conduisant à l’établissement d’un large panorama des épopées de la Renaissance2, mais le champ n’a pas encore été complètement exploré et l’ouvrage de Phillip John Usher vient lui ouvrir de nouveaux horizons.
2Refusant d’étudier les épopées de la Renaissance à l’aune des modèles homérique et virgilien, dont elles n’apparaissent, de l’avis de presque tous les critiques, que comme d’insatisfaisantes réécritures, Ph. Usher choisit une approche novatrice qui rompt le parallélisme entre les Anciens et les humanistes : adoptant une perspective synchronique et pluridisciplinaire, il prend le parti d’analyser la littérature épique de la Renaissance dans les relations qu’elle entretient avec les autres arts, et ainsi de l’inscrire dans le cadre d’une production épique contemporaine englobant l’ensemble des arts, qu’il appelle les « sister arts » (p. 22).
3Cette expression courante de la critique anglo-saxonne (« sister arts »), utilisée pour désigner la parenté et les interrelations entre les différents arts, nous rappelle que les arts étaient pensés en relation à la Renaissance, en particulier la poésie et la peinture, comme en témoigne la fameuse expression horatienne, reprise par les théoriciens de la Renaissance, d’« ut pictura poesis ». Les historiens de l’art, spécialistes de peinture ou d’architecture, savent combien l’art de la Renaissance est imprégné de rhétorique antique, et se pense donc sur un modèle littéraire3. En dehors de quelques expressions métaphoriques, picturales ou architecturales, la théorie littéraire de la Renaissance, en revanche, n’emprunte pas ses concepts à l’art, mais il n’en reste pas moins que l’imprégnation était bien réelle.
4Implicitement, Ph. Usher nous invite ainsi à dissocier l’épopée, comme production littéraire, de l’épique, comme registre présent dans l’ensemble des arts. Est « épique » toute œuvre d’art mettant en scène des héros ou des thématiques liées à l’épopée, et la poésie n’a pas le monopole de l’épique à la Renaissance : il suffit de penser aux nombreuses représentations picturales des héros de Virgile et d’Homère, dans les galeries du château de Fontainebleau comme dans bien d’autres encore.
5Cette mise en perspective de l’épopée paraît si naturelle qu’on s’étonne qu’Epic Arts in Renaissance France n’ait pas déjà été écrit antérieurement. La Renaissance offre de nombreux lieux de passage d’un art à l’autre, qu’on pense à des événements comme les entrées royales qui sollicitent à la fois peintres et poètes, à des ouvrages comme le curieux Discours du Songe de Poliphile imprégné par l’architecture de l’époque, ou à des personnages comme Jean Martin, traducteur à la fois de textes fictionnels et de traités d’architecture. L’épique n’échappe pas à ces zones frontières entre les différents arts, et Ph. Usher se donne pour objectif de montrer : a) que la littérature et les arts épiques relèvent de la même communauté d’auteurs, d’artistes, de lecteurs, de mécènes, et b) qu’il existe de nombreuses connexions entre la littérature et les « sister arts » (p. 16).
6L’auteur, toutefois, ne cherche pas les causes de cette interconnexion entre la littérature et les autres arts ; il s’intéresse avant tout aux liens existants et s’interroge sur la fonction des épopées littéraires par rapport aux autres formes artistiques. Il revient ainsi en conclusion sur sa trajectoire :
I have been tracing how two stories intertwine, how literary and non-literary epic arts evolved by constantly responding to each other in terms of form, figure, and function4. (p. 204)
7Ces deux histoires ne sont pas linéaires, l’auteur choisissant plutôt de focaliser son attention sur quelques moments, pris chronologiquement, comme autant d’exemples des relations unissant l’épopée aux autres arts. Sans prétendre à l’exhaustivité, il ouvre au contraire un véritable champ d’investigation, dont il explore certaines parcelles avec minutie, sur l’influence réciproque de la poésie et des arts épiques à la Renaissance. Développant une réflexion aux confins de la littérature, de l’histoire et de l’histoire de l’art, Ph. Usher donne ainsi à voir à ses lecteurs l’ampleur d’une tradition culturelle épique qui déborde le simple cadre de l’épopée poétique.
À la gloire du prince
8Commentant l’apparition de motifs héroïques à la place des traditionnels motifs floraux sur les cassoni des jeunes mariés, l’auteur évoque au début de son ouvrage la redécouverte et la réappropriation de l’épopée antique à la Renaissance (p. 26). Ce regain d’intérêt pour l’épopée se manifeste en particulier dans les programmes iconographiques commandés par les princes de la Renaissance pour leurs galeries, qui font l’objet du premier chapitre d’Epic Arts in Renaissance France : la galerie d’Ulysse à Fontainebleau, commandée par François Ier et inspirée par l’Odyssée d’Homère, la galerie du Grand Écuyer du château d’Oiron, qui met en scène la guerre de Troie et la fuite d’Énée, et enfin la galerie de Pharsale du château d’Ancy-le-Franc, qui fait référence à Lucain. L’objectif de Ph. Usher est double : d’une part montrer la prégnance des motifs épiques dans la peinture, et d’autre part établir le fait que le parcours de lecture des galeries repose sur la lecture que l’on faisait, à la Renaissance, des œuvres des poètes antiques.
9Le parcours de ce premier chapitre est ainsi inverse à celui qu’effectue l’auteur dans les chapitres ultérieurs : il part de la peinture pour en venir aux sources littéraires sous-jacentes, alors que les trois chapitres suivants sont chacun centrés sur une œuvre littéraire (les Fata de Dolet, la Franciade de Ronsard et les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné). Mais la démarche, dans les différents cas, reste la même : l’auteur fait de l’œuvre qu’il étudie dans le chapitre le centre à partir duquel explorer les connexions avec les autres arts.
10Les deux premiers chapitres, en cela, se répondent, bien qu’ils traitent d’objets tout à fait différents : l’analyse des galeries de peinture comme des Fata de Dolet montre que littérature et arts épiques partagent une même visée, celle de louer le prince. Ainsi Dolet, en retraçant la victoire de Marignan et la défaite de Pavie dans ses Fata, cherche à défendre une image valorisante, valeureuse, du roi de France, telle qu’elle apparaît à la même époque dans la galerie François Ier à Fontainebleau. Inversement, Ph. Usher défend l’hypothèse que Dolet a voulu rivaliser avec les cycles picturaux de l’entourage de Charles Quint en en inversant le sens : au roi défait des tableaux germaniques vient répondre l’image du roi victorieux (malgré les apparences) de l’épopée française. Un même événement historique suscite ainsi plusieurs représentations, sur des supports différents. L’idée de rivalité entre littérature et peinture n’emporte toutefois pas totalement l’adhésion ici, car Ph. Usher ne dit pas où Dolet aurait eu connaissance des cycles picturaux germaniques, et le désir de contrer d’autres représentations n’apparaît pas nécessaire au dessein du poète de glorifier son roi. Il n’en reste pas moins que la démonstration de l’auteur souligne le parallèle entre la poésie et la peinture, non seulement par leurs objets mais aussi par leur visée.
Portrait du poète en artiste
11La relation établie entre la poésie épique et les « sister arts » dans les premiers chapitres prend une autre forme dans le sillage de la Franciade de Ronsard qui est l’objet du troisième chapitre. Ph. Usher retrace la généalogie de la Franciade, depuis les premières allusions de Ronsard jusqu’à sa publication et la reprise de l’épopée en tableaux par le peintre Toussaint Dubreuil au début du xviie siècle. Ce faisant, il montre comment l’épopée a pu inspirer d’autres formes artistiques, qu’il s’agisse de l’entrée royale de Charles IX en 1571 imaginée par un Ronsard fort de l’œuvre épique qu’il allait bientôt pouvoir enfin publier, du bas-relief architectural représentant la muse du poète et ornant une façade du palais du Louvre, ou encore des tableaux de Toussaint Dubreuil commandés par Henri IV pour orner le royal Château-Neuf de Saint-Germain-en-Laye.
12L’enjeu n’est plus tant ici celui de la culture commune, partagée par les poètes comme par les artistes, mais de l’influence que le texte poétique peut avoir sur d’autres formes artistiques. Si l’entrée royale s’inscrit dans un cadre héroïque, les tableaux de Dubreuil réduisent en revanche la Franciade à son intrigue amoureuse. Les tableaux s’inscrivent ainsi pleinement dans la réception du texte et, au même titre que les réécritures, témoignent de la lecture, ici sentimentale, qui en a été faite.
Littérature & architecture, des jumelles rivales
13Des différents arts évoqués dans l’ouvrage, il convient de s’arrêter sur l’architecture, dont la présence, plus inattendue que celle de la peinture, n’en est pas moins forte. L’architecture est en effet un art auquel Phillip John Usher revient souvent : à propos des Fata de Dolet, dont il relève le terme « monumenta » dans la préface (p. 83), à propos de la Franciade de Ronsard que la préface de 1587 décrit comme un magnifique palais contenant de riches objets d’art (p. 139), à propos encore des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné auquel l’auteur consacre le quatrième chapitre. On peut regretter que Phillip John Usher n’évoque jamais le fameux vers d’Horace : « Exegi monumentum aere perennius », qui explique sans doute le recours à la métaphore architecturale dans la préface de Dolet, et qu’il n’ait pas cherché à identifier s’il existait un emploi proprement épique de la métaphore architecturale. Car la métaphore de l’œuvre-monument n’est pas propre à l’épopée, et si l’on s’en tient à Ronsard, on se souvient par exemple de l’ode « De l’election de son sepulchre » où le tombeau-monument se confond avec le tombeau littéraire. Entre le cliché littéraire et l’expression d’une véritable rivalité avec l’art architectural, la frontière semble parfois ténue.
14C’est à propos des Tragiques que l’expression d’une rivalité apparaît le plus nettement. Ph. Usher montre en effet que d’Aubigné cherche, par son œuvre, à remplacer une architecture et une peinture catholiques par un art protestant (p. 164). Son argumentation s’appuie sur la mise en scène de la grotte, idéal architectural des calvinistes, et sur la représentation que d’Aubigné donne du Palais de Justice et du Palais des Tuileries. Cette rivalité s’étend également à la peinture, Ph. Usher confrontant la représentation de la mort de Coligny par d’Aubigné et par Vasari au Vatican.
15Avec ce dernier chapitre, l’auteur opère un certain glissement dans la perspective suivie : les monuments architecturaux évoqués, le Palais de Justice ou le Palais des Tuileries, ne sont pas épiques en eux-mêmes, alors que la galerie d’Ulysse à Fontainebleau l’est intrinsèquement, par le choix même des objets représentés. Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné mettent en abyme l’art, l’œuvre poétique incluant en son sein la représentation d’œuvres architecturales pour en réinterpréter le sens. Ce qui se joue ici est le sens et la valeur mêmes qui sont donnés à l’œuvre en fonction du regard catholique (du commanditaire) ou protestant (du poète) qui est porté sur elle. La transposition du monument architectural dans le texte poétique en modifie profondément le sens, le texte rivalisant avec le monument pour le transformer.
La ronde des muses
16« Arma virumque cano » : on connaît ces premiers mots de l’Énéide de Virgile par lesquels le poète, dans la tradition des aèdes, se fait aussi chanteur. La musique est pourtant étrangement absente d’Epic Arts in Renaissance France. Les arts visuels dominent, en particulier la peinture et l’architecture, auxquelles on peut ajouter les arts décoratifs ponctuellement, mais peut-être insuffisamment, évoqués quand on sait que la guerre de Troie a fait l’objet de cycles de tapisserie. Les relations entre poésie et musique sont pourtant denses à la Renaissance, comme en témoigne par exemple le supplément musical joint aux Amours de Ronsard dans l’édition de 1552. Plutôt que de voir dans cette absence de la musique une lacune de l’ouvrage, l’intuition porte plutôt à croire à une répartition des arts en fonction des « genres » : si la poésie lyrique invite à la musique et au chant, la poésie épique se traduirait par la peinture et l’architecture, arts de l’apparat et non de l’intimité, aptes à satisfaire le même désir de grandeur que le « grand œuvre » poétique. Mais cela demanderait sans doute une étude approfondie sur les relations préférentielles établies entre les arts et les différents genres littéraires de la Renaissance. De même, l’exemple de la Franciade invite à se demander si l’épopée est le support privilégié des « réécritures » artistiques, picturales ou architecturales, ou s’il s’agit d’un phénomène propre à certaines œuvres notoires, indépendamment de leur genre.
17Epic Arts in Renaissance France ne répond sans doute pas à toutes les questions que l’on se pose sur les relations entre littérature épique et « sister arts », justement parce que l’on perçoit que l’auteur s’est engagé dans un champ d’investigation immense. L’ouvrage pose des jalons extrêmement stimulants dans l’étude des liens qui unissent poésie épique, peinture, architecture, arts décoratifs. Ph. Usher nous rappelle que les arts à la Renaissance ne peuvent pas se penser en totale indépendance les uns vis‑à‑vis des autres : en dépit de leurs spécificités, ils participent d’une même culture aulique, répondent aux mêmes enjeux.
18Un autre apport de l’ouvrage est de montrer qu’une œuvre littéraire peut être la matrice, certes de réécritures littéraires mais aussi de tableaux, à l’instar de la Franciade. Un tel exemple nous invite ainsi à repenser les modalités de réception d’un texte et à en élargir l’horizon traditionnel pour y inclure non seulement les commentaires et réécritures littéraires, mais aussi d’autres œuvres artistiques qui se révèlent être autant de réécritures, révélatrices de la lecture faite de l’œuvre originelle.
19Il va sans dire qu’une telle approche nécessite à la fois une bonne connaissance de la littérature, mais aussi des autres arts. En dépit de certains légers manques de mise en perspective, il faut saluer la qualité des recherches menées et le foisonnement de références à des œuvres et à des événements qui seraient traditionnellement traités par des spécialistes différents (littéraires, historiens, historiens de l’art), et qui trouvent ici leur place au sein d’un même paysage, cohérent et riche de ces interconnexions. D’autres chercheurs étudient actuellement les liens qui unissent poésie et musique à la Renaissance5, et la lecture d’Epic Arts in Renaissance France confirme l’intérêt et la pertinence d’une telle démarche pluridisciplinaire. Une fois le livre refermé, on se dit qu’on ne peut plus penser et interpréter la poésie épique (et peut-être même tout simplement la poésie) de la Renaissance sans prendre en considération non seulement le contexte historique dans lequel l’œuvre a vu le jour, mais aussi la production artistique qui est en étroite interaction avec elle.