« Ce réel en quoi consiste le discours ». Sur Subjectivité et vérité de Foucault
1Les cours de Foucault au Collège de France seraient-ils meilleurs que ses livres ? Frédéric Gros, éditeur de plusieurs d’entre eux, n’est pas loin de l’affirmer dans un article récent intitulé « De la supériorité des cours1 ». En ces matières (celles des goûts et des couleurs) on ne parle jamais mieux qu’à la première personne (mais je veux croire que mon expérience est sur ce point celle de ma génération, et un peu au-delà) : étudiant, j’avais certes lu avec un vif intérêt Surveiller et punir ou La Volonté de savoir ; mais c’est avec éblouissement que j’ai découvert plus tard Sécurité, territoire, population, L’Herméneutique du sujet et Le Gouvernement de soi et des autres2. Un autre Foucault s’y fait entendre, qui mêle l’inventivité conceptuelle à la plus grande clarté d’exposition ; la matière qu’embrasse les cours, en bonne partie distincte de celle des livres, est riche de propositions nouvelles ; celles-ci, présentées davantage à l’état de recherches que de résultats, invitent du coup à être prolongées, étayées, discutées, relancées3. C’est ainsi avec impatience que, chaque année ou presque, je guette la parution d’un de ces cours comme d’un ouvrage inédit.
2Aussi, lorsque Acta Fabula envisagea de consacrer un dossier au philosophe pour les trente ans de sa disparition, je me réjouissais d’avance de rendre compte du cours qui ne manquerait pas de paraître en 2014, et d’avoir ainsi l’occasion de formuler plus précisément en quoi consiste à mes yeux « la supériorité des cours ».
3J’avais toutefois oublié que le volume qui devait paraître cette année était Subjectivité et vérité — certainement le seul des cours au Collège de France dont la publication n’avait strictement aucun intérêt.
4Le résumé qu’en donne Foucault4 m’avait en effet convaincu que je n’y trouverais pas ce qui m’enchantait dans les autres cours de Foucault, puisqu’il n’y expose pas autre chose que ce que j’avais déjà lu dans L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi, les deux volumes d’Histoire de la sexualité publiés en 1984. C’est que, comme l’indique Daniel Defert, Foucault avait décidé en décembre 1980, juste avant de prononcer Subjectivité et vérité, que son enseignement « porter[ait] désormais sur la matière immédiate de ses livres5 ».
5Or, malgré ma prévention, c’est peu dire que je n’ai pas perdu mon temps à lire Subjectivité et vérité. Preuve, décidément, de la supériorité des cours, dont on peut juger mieux encore avec ce volume qu’avec les autres.
6Comme attendu, Subjectivité et vérité expose l’essentiel des thèses des deux livres de 1984 (aussi le lecteur pressé, et familier de L’Usage des plaisirs et du Souci de soi, peut-il passer directement au paragraphe suivant du présent compte rendu). On retrouve, de L’Usage des plaisirs, la description de l’expérience grecque des aphrodisia. Foucault y montre semblablement que celle-ci est régie moins par un code prescriptif séparant le licite et l’illicite que par une évaluation graduelle des pratiques. La Grèce classique pose une continuité entre le sexuel et le social (l’évaluation morale ne porte pas sur les pratiques sexuelles considérées en elles‑mêmes, mais au sein d’une relation sociale : est valorisée une identité de forme entre l’activité sociale et l’activité sexuelle). Le point de vue de cette morale sexuelle est celui de l’individu actif, seul considéré comme sujet. Le partage ne se joue donc pas entre hétérosexualité et homosexualité, mais dans le rôle que tient l’individu : adéquat ou non à sa position dans le champ social, actif ou passif. Ce qui ne veut pas dire, Foucault y insiste dans le cours comme dans L’Usage des plaisirs, que la Grèce antique constituerait un « âge d’or » de l’homosexualité : les relations entre hommes n’y sont acceptables qu’entre un adulte et un garçon, à condition que l’adulte exerce sur son partenaire un ascendant comparable à celui qui caractérise leur dissymétrie sociale ; et, aux yeux des Grecs, le garçon n’est pas un objet comme peuvent l’être une femme ou un esclave : il deviendra lui aussi un sujet. D’où suit, selon Foucault, que les Grecs aient tant écrit au sujet des relations entre homme et garçon : c’est le signe d’une difficulté insoluble. D’où suit également que les Grecs aient en revanche peu à dire du mariage, qui redouble exactement la relation sociale entre homme et femme, et constitue à ce titre le meilleur cadre des aphrodisia (mais non le seul acceptable). On retrouve également dans Subjectivité et vérité l’analyseproposée dans Le Souci de soi des transformations des ier et iie siècles de notre ère : le mariage devient le seul cadre acceptable de la « sexualité » ; le privilège du sujet actif se dissout, dans une (relative) réciprocité entre les partenaires, dont le plaisir est également considéré, en l’occurrence mal considéré : la relation entre homme et femme ne doit pas viser le plaisir ni la seule procréation, mais la formation d’un lien affectif entre les époux. Les rapports entre eux deviennent ainsi le lieu d’une problématisation en termes d’érôs auparavant réservée à la relation homme-garçon, celle-ci devenant dans le même temps inacceptable. Enfin, on retrouve dans le cours de 1981 une bonne part des textes qui sont étudiés dans les deux livres de 1984 : l’Économique de Xénophon6, le corpus hippocratique7, le Dialogue sur l’amour de Plutarque8, La Clé des songes d’Artémidore9, les traités stoïciens sur la mariage (Musonius Rufus, Hiéroclès, Antipatros…)10, etc.
7Or, du fait même de la proximité de leurs thèses, Subjectivité et vérité permet de mesurer les écarts avec les ouvrages de 1984. Dans l’introduction de L’Usage des plaisirs, le philosophe exprimait sa reconnaissance à « ceux qui ont suivi les trajets et les détours de [s]on travail », remerciant là ses « auditeurs du Collège de France11 » : le cours de 1981, en nous mettant à la place de ceux-ci, offre ainsi une pièce essentielle pour comprendre l’histoire d’Histoire de la sexualité.
Le philosophe & l’historien
8Dans la « Situation du cours » qui clôt Subjectivité et vérité, Frédéric Gros évoque les modifications auxquelles s’est livré Foucault en reprenant la matière du cours dans les livres :
Les ouvrages publiés en 1984 proposent une organisation plus systématique (avec la tripartition : rapport au corps, à la femme, aux garçons) et des concepts généraux de structuration subjective (les concepts précisément d’« usage » et de « souci »). Les livres sont considérablement enrichis de références textuelles nouvelles, mais délestés aussi d’un certain nombre de grandes perspectives théoriques ou historiques […]. Les études antiques données à lire en 1984 sont donc à la fois plus complètes et plus sages, comme si Foucault avait voulu gommer des hypothèses jugées peut-être trop audacieuses, aventureuses ou générales. Les livres publiés sont parfaitement précis et informés, mais poursuivent rarement au-delà de la lecture méticuleuse des textes convoqués12.
9Cette opposition topique entre la posture « méticuleuse » de l’historien, et celle « audacieuse » voire « aventureuse » du philosophe13, Foucault semble en effet s’être résigné à la prendre en compte au moment de retravailler la matière de Subjectivité et vérité pour publier L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi. Une modification d’organisation est particulièrement emblématique. C’est par l’analyse de La Clé des songes, « point de départ à l’analyse » (p. 103), que commence le cours, pour caractériser le régime grec des aphrodisia. Or l’étude de cet ouvrage n’est introduite que très tardivement en 1984 : au premier chapitre du Souci de soi, au milieu du diptyque. On devine pourquoi : La Clé des songes a été composé au iie siècle de notre ère, bien plus tard que le régime grec des aphrodisia qu’il sert à caractériser en 1981. Ce qui ne gênait alors nullement Foucault, qui posait qu’Artémidore synthétise une tradition ancienne. En 1984, en plaçant l’étude de La Clé des Songes à l’ouverture du volume consacré aux ier et iie siècles, le philosophe se protège d’une trop facile accusation d’anachronisme. Sans doute était‑ce préférable au moment de faire irruption dans le champ des études antiques, dont Foucault n’était pas connu comme spécialiste. Cependant, à cette place, l’analyse n’a plus le même statut : l’expérience grecque des aphrodisia ayant déjà été caractérisée dans L’Usage des plaisirs, l’étude du traité d’Artémidore n’a plus qu’une fonction pédagogique de transition et de rappel à l’ouverture du tome suivant.
10De 1981 à 1984, l’exposé gagne ainsi en rigueur philologique ce qu’il perd en beauté et en puissance, qui était de déduire de quelques pages d’un seul et unique ouvrage l’ensemble des « principes » qui régissent l’expérience grecque de la « sexualité » : ce que Foucault nomme le « principe d’isomorphisme socio-sexuel » et le « principe d’activité » dans la leçon du 28 janvier 1981. L’Usage des plaisirs reprend, sur le fond, cette caractérisation des aphrodisia, mais n’utilise pas cette formulation « principielle », typique d’une démarche théorique par la volonté de conceptualisation qu’elle manifeste. Surtout, en 1981, décrire d’emblée l’expérience des aphrodisia par quelques principes permet à Foucault de caractériser de façon essentiellement hypothético-déductive le régime des aphrodisia, en « appliquant » ces principes aux différents domaines possibles de l’expérience, qu’il s’agisse du mariage ou des relations entre hommes. C’est également à partir de ces deux principes, par un jeu de variations sur ceux‑ci, que Foucault esquisse deux cases d’une typologie des expériences possibles de la « sexualité », qu’il désigne ensuite comme celle de l’époque hellénistique et impériale, et celle chrétienne de la chair. Ce n’est que dans un dernier temps que le philosophe en vient à examiner des textes : « voyons si ce schéma colle tout de même à la réalité » (p. 107).
11On aurait tort de considérer qu’une telle « schématisation » est cavalière, ou qu’elle est un simple artifice d’exposition de la part d’un professeur qui, pressé par le temps, ne pourrait exposer exhaustivement les résultats de ses recherches sur les textes antiques. On peut y voir au contraire la manière dont Foucault bâtit effectivement ses hypothèses, et même une façon de construire un authentique savoir. La démarche relève en effet de ce que Jean-Claude Milner a identifié comme le « legs procédural » du structuralisme : la prédiction synchronique, prédiction moins chronologique que logique, qui à ce titre vaut aussi bien pour la simultanéité ou pour le passé que pour le futur14. Parce que prédictive, cette procédure assure à la fois la possibilité de la découverte et la réfutabilité des hypothèses proposées, partant leur scientificité. Milner l’a bien vu : « la notion d’épistémè chez Foucault vise à légitimer de telles prédictions, et les cours du Collège de France les mettent en œuvre à chaque page15 ». Y compris dans Subjectivité et vérité, où la notion d’épistémè n’est plus nommée ; mais les expressions de « régime » ou d’« expérience classique des aphrodisia » qu’y emploie Foucault y occupent — sous cet aspect du moins — la même fonction que la notion d’épistémè. C’est bien se livrer à une prédiction synchronique que de déduire des deux « principes » qu’ils vont nécessairement entrer en contradiction au sujet de la question des relations homme-garçons, et que celle-ci ne pourra être que problématique au sein du régime grec des aphrodisia. Et c’est le moyen d’une authentique découverte : Foucault est le premier non seulement à voir aussi clairement ce phénomène, mais aussi et surtout à le rendre intelligible. On notera au passage que le « moment » considéré, « régime » ou épistémè, constitue une configuration « à la fois stable et susceptible de transformation »16, à partir de laquelle d’autres configurations sont possibles, dont certaines seront actualisées et d’autres non : l’histoire aurait pu (et peut toujours) être autre — ce qui ne signifie nullement qu’elle soit inintelligible, bien au contraire. La déduction, depuis le régime grec, des caractéristiques de l’expérience de la « sexualité » du Haut Empire puis de celle du christianisme, relève quant à elle d’une prédiction du passé à partir d’un passé plus ancien, et non d’un tour de passe-passe par lequel Foucault, à partir du futur, feindrait de déduire les caractéristiques d’un passé qu’il connaîtrait déjà. Et c’est ce caractère prédictif de l’hypothèse qui, là encore, rend manifestes et intelligibles la nature des transformations en question. Dans ces deux exemples, on comprend que l’étude des textes antiques ne vienne qu’ensuite : la démarche philologique (n’)est (que) ce qui vient valider (ou invalider) les prédictions.
12Tout se passe donc comme si le travail de réécriture auquel Foucault s’est livré en 1983-1984 avait consisté, sinon à abandonner, du moins à rendre peu visible cette procédure héritée du structuralisme, pour la recouvrir des apparences de la recherche historique, ou plutôt d’une certaine idée de celle-ci, mieux reçue au sein des études antiques. C’est donc le mode de présentation qu’adopte Foucault dans L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi pour développer ses thèses, qui constitue à cet égard un artifice d’exposition, non celui de Subjectivité et vérité. Il n’est pas illégitime de préférer ce dernier, et pas seulement parce qu’il révèle la manière dont Foucault travaille. Sur cette question qui touche à ce que l’on n’ose plus trop appeler la scientificité des « sciences humaines », la lecture d’un cours de Foucault en 2014 rend d’autant plus manifeste, par contraste, ce que Jean-Claude Milner nomme « le brouillard dont la plupart des historiens, sociologues, anthropologues entourent aujourd’hui la question et, du même coup, préviennent toute évaluation sérieuse de leur programme17 ».
Tentative de restauration d’un triptyque
13Les différences entre le cours et les livres de 1984 ne tiennent néanmoins pas seulement à deux manières différentes d’écrire l’histoire : Subjectivité et vérité donne aussi les « échafaudages18 » aussi bien historiques que théoriques des thèses d’Histoire de la sexualité— non sans modifier rétrospectivement notre lecture de L’Usage des plaisirs et du Souci de soi.
14On a l’habitude de considérer les deux livres de 1984 comme le « testament » du philosophe, qui se serait définitivement tourné vers l’Antiquité au soir de sa vie. Pourtant L’Usage des plaisirs l’annonçait : l’Histoire de la sexualité devait comporter un quatrième tome, intitulé Les Aveux de la chair, qui aurait traité de « la formation de la doctrine et de la pastorale de la chair », et par là achever ce qui devait constituer une « généalogie de l’homme de désir19 ». Le découpage chronologique des deux livres a pu donner à tort le sentiment de leur relative autonomie : ils n’anticipent pas sur une matière à laquelle un dernier volume devait être réservé, et dont jusqu’ici on ne connaissait que de rares éléments20.
15Le cours de 1981, en revanche, moins soucieux d’une exposition chronologique et procédant par les prédictions rationnelles que j’ai évoquées, articule différentes « époques » de la « sexualité » afin de définir leurs traits spécifiques, et propose ainsi plusieurs hypothèses au sujet de « l’expérience chrétienne de la chair ». On mesure à quel point l’étude du christianisme constituait pour Foucault « la clé de toute l’entreprise » de l’Histoire de la sexualité, comme l’avait vu Georges Dumézil21 : à la fois son point de départet son point d’arrivée. En effet, après un travail préparatoire mené entre 1977 et 1980 sur les Pères de l’Église et « la généalogie de la concupiscence à travers les pratiques de confession et de direction de conscience22 », le « long détour » par l’Antiquité gréco-romaine avait pour but de mieux mesurer l’apport propre du christianisme.
16La publication de Subjectivité et vérité contribue ainsi à (re)faire de L’usage des plaisirs et du Souci de soi non un diptyque, mais bien les deux volets latéraux d’un triptyque dont manque le panneau central, mais dont on peut apercevoir l’esquisse dans le cours23. Je ne reviendrai pas sur quelques-unes des propositions que Foucault avait pu formuler ailleurs, notamment au sujet de l’apparition de l’expérience de la chair chez les anachorètes et les moines du ive siècle (p. 179) ou au sujet des rapports entre vérité et sexualité dans cette nouvelle expérience (p. 160). Subjectivité et vérité offre surtout un développement inédit sur ce que l’on peut appeler « la naissance du désir »24. Foucault montre qu’une « césure » s’opère aux Ier et IIe siècles, entre deux modalités du rapport qu’entretient le sujet à son propre sexe : à la différence du « principe d’isomorphisme socio-sexuel » caractéristique de l’expérience grecque des aphrodisia, duquel découle l’acceptation des actes sexuels hors du mariage, la stricte localisation de ces actes dans la seule relation du mariage entraîne une dissociation : « le sujet ne doit pas exercer son activité de mâle là où il doit se manifester simplement comme ayant le statut masculin » (p. 287). Ce que Foucault appelle « les deux sexes » du sujet, « sexe-statut » (le rôle masculin dans la vie sociale) et « sexe-activité » (le rôle mâle dans la vie conjugale). Ainsi isolé des rapports aux autres, les actes sexuels s’inscrivent dans un rapport à soi, et apparaissent « non [plus] simplement comme une classe d’actes, mais comme un aspect, une dimension propres à l’individu, une relation permanente de lui-même à lui-même » (p. 288). Dans le même temps, le « principe d’activité » typique de l’expérience des aphrodisia change de forme : ce qui est valorisé n’est plus l’exercice d’une limite quantitative imposée à des actes, mais le contrôle, en amont, de la racine même de l’activité sexuelle ; au sein des aphrodisia est ainsi isolé et constitué comme objet nouveau le désir (epithumia).
17Cette analyse aurait fourni, à n’en pas douter, des développements importants dans cette « généalogie de l’homme de désir » que devait achever Les Aveux de la chair. Peut-être Foucault aurait-il repris certaines hypothèses à peine esquissées lorsqu’il identifie dans les lettres de Pline à son épouse une « conjonction » nouvelle de deux séries d’éléments :
On retrouve mot à mot à ce qu’on trouvait dans les élégies amoureuses de la même époque ou d’une époque précédente : la description du comportement amoureux. La nuit, l’absence, l’image, la rêverie solitaire, l’absence, les allées et venues, la porte qui se ferme, etc., tout ceci c’est le comportement amoureux classique [décrit] dans les textes érotiques ou les textes amoureux, mais qui, cette fois, est réinvesti à l’intérieur du comportement matrimonial et caractérise le rapport d’un mari dont la femme est absente. […] Il y a là un certain nombre d’éléments fondamentaux de ce qui va constituer, dans toute la littérature, dans toute la pensée, j’allais dire dans toute l’expérience amoureuse, le désir. De Pline à Proust, de la femme de Pline à Albertine, vous avez un certain nombre d’éléments [récurrents] et qui portent précisément ce nom de désir, avec le lien entre le desiderium et le supplicium. Le désir est un supplice. (p. 218‑219)
18« De Pline à Proust, de la femme de Pline à Albertine » : le raccourci laisse entrevoir l’ampleur de la « généalogie » projetée. Ce serait ainsi ce « désir » qui constitue la matrice de notre expérience, tel qu’il a été isolé durant le Haut Empire et placé avec le christianisme au centre de la structuration subjective de l’individu. On se prend à imaginer un dernier chapitre des Aveux de la chair consacré à Albertine disparue. Subjectivité et vérité dessine ainsi les contours d’une absence, celle de ce livre inachevé au sujet duquel on ne peut que rêver.
Le cadre du triptyque
19De façon plus tangible, le cours de 1981 explicite également certains des enjeux philosophiques des recherches exposées dans Histoire de la sexualité. Ainsi du cadre théorique du triptyque, lisible dès ce titre Subjectivité et vérité,qui fait de la réflexion sur la « sexualité » un exemple au sein d’un questionnement plus large25 :
[…] en quoi l’expérience que nous faisons de nous‑même se trouve‑t‑elle formée ou transformée par le fait qu’il y a, quelque part dans notre société, des discours qui sont considérés comme vrais, qui circulent comme vrais et qui sont imposés comme vrais, à partir de nous-même en tant que sujet ? Quelle marque, c’est‑à‑dire aussi bien quelle blessure ou quelle ouverture, quelle contrainte ou quelle libération produit sur le sujet la reconnaissance du fait qu’il y a sur lui une vérité à dire, une vérité à chercher, ou une vérité dite, une vérité imposée ? Dès qu’il y a, dans une culture, un discours vrai sur le sujet, quelle expérience le sujet fait-il de lui-même et quel rapport le sujet a‑t‑il à l’égard de lui‑même en fonction de cette existence de fait d’un discours vrai sur lui ? (p. 14)
20Le problème qui intéresse Foucault concerne ainsi les effets de retour, sur le sujet, de l’existence d’un discours reçu comme vrai et qui porte sur lui. Ce qui suppose, d’une part, de ne pas partir d’une « théorie préalable et universelle du sujet », que celle-ci soit « rapportée à une expérience originaire et fondatrice » (exit la phénoménologie) ou « à une anthropologie qui aurait une valeur universelle » (adieu à une tradition qui réunit aussi bien Kant que Lévi-Strauss) ; il s’agit d’envisager la subjectivité « comme ce qui se constitue et se transforme dans le rapport qu’elle a à sa propre vérité » (p. 15). On mesure ainsi à quel point les dernières recherches du philosophe ne sont en rien un « retour au sujet », expression qui suppose précisément comme un donné ce que Foucault considère comme une construction. D’autre part, Foucault envisage la question de la vérité, non pas dans une perspective épistémologique (quel est le critère formel d’un énoncé vrai ?), pas davantage pour évaluer la validité de tel discours reçu comme vrai à tel moment, mais comme « un système d’obligations » :
La vérité est conçue essentiellement comme un système d’obligations, indépendamment du fait que, de tel ou tel point de vue, on peut la considérer comme vraie ou pas. […] Il est tout à fait indifférent par conséquent que ce qui est, à un moment donné, considéré comme vrai ne le soit plus à [un autre]. […] L’important, dans cette question de la vérité, c’est qu’un certain nombre de choses passent effectivement pour vraies, et que le sujet doit ou les produire lui-même, ou les accepter, ou s’y soumettre. C’est donc de la vérité comme lien, de la vérité comme obligation, de la vérité aussi comme politique, et non pas de la vérité comme contenu de connaissance ni comme structure formelle de la connaissance, qu’il a été et qu’il sera question. (Ibid.)
21C’est à la jonction de ces deux définitions de la subjectivité et de la vérité que Foucault définit ses recherches, aussi bien celles qui sont en cours que celles qui furent menées par le passé, en une formulation qui fragilise l’idée d’un Foucault penseur sceptique26 :
Si toutes ces analyses se font nécessairement à travers un matériau historique, ce matériau historique a pour objectif de montrer, non pas combien la vérité est changeante ou la définition du sujet relative, mais de quelle façon les subjectivités comme expériences de soi et des autres se constituent à travers les obligations de vérité, à travers les liens de ce qu’on pourrait appeler la véridiction. La constitution des expériences de soi et des autres à travers l’histoire politique des véridictions, c’est cela que j’ai essayé de faire jusqu’à présent. (p. 15‑16)
22On appréciera dans cette citation à quel point le « dernier Foucault » n’abandonne nullement la réflexion politique pour se tourner vers l’éthique, mais articule les deux. Notamment à partir de la notion d’expérience, récurrente dans ces dernières citations, et élaborée précisément dans le cadre de cette réflexion sur les rapports entre subjectivité et vérité. Cette notion infléchit largement le propos d’Histoire de la sexualité tel qu’il avait été posé dans La Volonté de savoir. Pour le dire rapidement, l’ouvrage de 1976 disqualifiait une histoire de la sexualité expliquée par « l’hypothèse répressive » (le désir aurait été réprimé au cours des siècles) pour lui substituer l’idée qu’il y a eu, bien davantage, incitation à parler et à dire la « sexualité », et ainsi à façonner celle-ci ; le cadre théorique de La Volonté de savoir (avec la notion de « savoir-pouvoir ») supposait toutefois une forme de passivité de la part des sujets. En revanche, en 1981, la notion d’« expérience » permet à Foucault de penser les processus de subjectivation, non pas comme simplement imposés de l’extérieur, mais comme activité des sujets, par laquelle non seulement ils se soumettent à ces « vérités », mais aussi les produisent eux-mêmes. Subjectivité et vérité occupe ainsi une position charnière entre le livre de 1976 et ceux de 1984, où cette notion d’expérience est centrale27.
23Ce cadre théorique est également déterminant pour la suite des cours de Foucault au Collège de France. On peut en effet aisément lire ceux-ci comme autant de chapitres de l’« histoire politique des véridictions » évoquée en janvier 1981 : ainsi, en 1982, de L’Herméneutique du sujet, avec l’étude des différentes « techniques de soi » par lesquelles le sujet se façonne en « intériorisant » un discours vrai ; ainsi, en 1983-1984, du Gouvernement de soi et des autres I et II, avec la parrêsia comme « courage de la vérité » par lequel le parrêsiastês et son destinataire se constituent comme sujets dans un rapport à la vérité ainsi assénée. À partir de 1982, Foucault ne fait qu’élargir son propos au-delà des véridictions qui portent sur le sujet lui-même, en montrant que les vérités en jeu dans les processus de subjectivation antiques, à la différence de ceux élaborés par le christianisme, ne relèvent pas d’une herméneutique du sujet.
De l’archéologie du savoir à l’histoire politique des véridictions
24Subjectivité et vérité n’est toutefois pas seulement un document, même capital, pour comprendre la genèse d’Histoire de la sexualité ou l’inflexion que prennent les cours à partir de 1981. Dans un développement qui occupe près de trois leçons sur les douze prononcées28, Foucault propose une réflexion de méthode sur son propre travail.
25Cet réflexion naît d’une question que pose Foucault après avoir caractérisé la nouvelle expérience des aphrodisia que prescrivent les « arts de vivre » des ier et iie siècles :
Ce nouveau régime des aphrodisia, d’où vient-il ? Qu’est-ce qui a pu susciter ce type de pensée, ce mode de prescription ?Je vais formuler la question d’une façon volontairement ambiguë et naïve : quel rapport ce nouveau régime des aphrodisia peut-il avoir avec ce qu’on peut appeler le réel, quel rapport peut-il avoir au comportement effectif des individus ? (p. 206)
26Foucault reprend là une question au centre des débats suscités par ses ouvrages : celle de la causalité historique, comprise tout particulièrement comme l’ensemble des explications sociales et matérielles qui détermineraient ultimement l’apparition d’un phénomène, déterminations que le travail de l’historien aurait précisément pour tâche d’établir, et que Foucault est accusé de laisser de côté. Les Mots et les Choses avait reçu ce type de critique, formulée en substance ainsi : « Comment et pourquoi est-on passé d’une épistémè à une autre ? Quelles réalités sociales expliquent ces changements ? ». En ne s’occupant pas de cette question, le philosophe était ainsi accusé de « refuser l’histoire »29. En dépit des réponses qu’avait alors fournies Foucault30, Surveiller et punir s’était attiré des objections comparables : l’historien Jacques Léonard avait ainsi reproché à Foucault de ne faire qu’une histoire des idées sans rapporter celles-ci à leur « contexte réel », c’est-à-dire aux conditions matérielles qui ont déterminé leur apparition ; par conséquent, Surveiller et punir ne rendait pas compte de la totalité du réel qu’engageait une étude consacrée à la Naissance de la prison. La question de la causalité est ainsi le terrain privilégié où se joue la comédie qui oppose l’historien « grand témoin du Réel » et le philosophe égaré dans l’abstraction.
27Dans Subjectivité et vérité, Foucault reprend cette question en se situant par rapport à plusieurs démarches, en particulier celle des historiens. Ceux-ci, au sujet du phénomène qui occupe Foucault, constatent que l’évolution des pratiques matrimoniales aux ier et iie siècles correspond à ce que prescrivent les « arts de vivre » de l’époque. D’où l’interprétation qu’ils proposent, que Foucault reformule ainsi : « les moralistes, les philosophes, n’ont fait qu’enregistrer, transcrire sous forme de prescriptions un processus qui était réel » (p. 235). Et « pour une fois que les philosophes ont dit le réel, on devrait être content » (p. 222). Or Foucault n’est pas content du tout :
Si effectivement cette nouvelle morale sexuelle et conjugale était une réalité, […] pourquoi était-il nécessaire de le dire, et de le dire sous forme de prescription ? […]. C’est précisément parce que ça se passait dans la réalité que devient énigmatique le fait que les philosophes le présentaient comme prescription. (p. 223)
28Cette redondance entre le discours et la réalité, c’est ce que Foucault nomme alors « le problème du discours en trop » : discours en trop par rapport à des réalités qui, après tout, pourraient se passer d’être verbalisées et tout aussi bien exister sans qu’un discours advienne pour les dire et dire vrai à leur sujet31. La pratique de l’histoire à laquelle songe Foucault n’en fait pas un problème, puisqu’elle postule que « la fonction du discours est de représenter le réel » (p. 237). Foucault considère cette position comme légitime dès lors que l’objet de la recherche est de « savoir comment les gens se comportent en effet » (p. 236). Cette position, apparemment œcuménique, distingue en réalité de façon radicale l’histoire ainsi conçue et le travail de Foucault, qui n’ont pas le même objet, et sont peut-être voués au dialogue de sourds.
Cette démarche n’est plus légitime […] quand on se demande, non plus quel est le réel que le discours philosophique ou théorique ou spéculatif peut véhiculer ou dont il peut porter la trace, mais ce que c’est que ce réel en quoi consiste le discours. Si l’on prend, autrement dit, le discours comme instrument documentaire pour redécouvrir le réel dont il parle ou auquel il réfère, alors la démarche historienne dont je viens de parler est tout à fait acceptable. Mais si on interroge le discours dans son existence, non pas dans sa fonction de document mais dans son existence de monument (dans le fait qu’il existe, dans le fait qu’il a effectivement été prononcé), si l’on s’interroge sur le réel du discours, alors on ne peut pas se contenter d’affirmer que ce sont les choses qui ont été dites qui peuvent rendre compte du fait qu’elles ont effectivement été dites. Il faut s’arrêter, il faut buter sur ce réel du discours en levant le postulat selon lequel la fonction du discours est de représenter le réel. (p. 237 ; je souligne)
29On retrouve l’opposition bien connue entre « document » et « monument » utilisée dans L’Archéologie du savoir32. Elle permet ici de questionner la primauté ontologique que donne au « réel » le fait de traiter les discours comme « documents » reflétant celui-ci ; le concept de « monument » sert à introduire l’idée que les discours sont aussi un réel, un ordre de réalité sinon autonome (la critique que délivre Foucault n’est pas celle de Riffaterre contre l’illusion référentielle), en tout cas doté d’un mode d’existence spécifique, et nullement inférieur ontologiquement aux « réalités sociales » : « ce réel en quoi consiste le discours » se tient à côté de cette autre forme de réel en quoi consiste la « société33 ». À l’inverse, les historiens, en rapportant sans reste l’existence des discours à des phénomènes sociaux, hypostasient ceux-ci comme étant « la » réalité et confortent leur précellence explicative.
30Ces deux attitudes devant l’existence des discours, Foucault les conceptualise sous les noms d’« esquive logiciste » et de « surprise épistémique ». D’une part, « l’esquive logiciste » prétend rendre compte de l’existence d’un discours par le fait qu’il serait vrai, qu’il rendrait compte de « la réalité » : « l’esquive logiciste […] consiste à faire jouer le critère de vérification comme explication d’existence » (p. 237). La « surprise épistémique », en revanche, consiste précisément à s’étonner de l’existence des discours, comme toujours en trop :
Il faut s’interroger sur le fait qu’il y a, en plus des choses, des discours, poser ce problème : pourquoi y a-t-il, en plus du réel, du vrai ? Si l’on peut dire que l’étonnement ontologique consiste à s’interroger sur ceci : « Pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ? », eh bien, je dirai qu’il doit y avoir un étonnement épistémique, une surprise épistémique que l’on doit garder toujours aussi vive que possible, et qui est celle-ci : pourquoi y a-t-il donc, en plus du réel, du vrai ? Qu’est-ce que c’est que ce supplément dont le réel ne peut en lui-même jamais tout à fait rendre compte […] ? (p. 240)
31On voit en quoi Foucault s’éloigne d’une « archéologie du savoir », tant quant à l’objet de la recherche que dans la démarche adoptée. D’une part, l’objet n’est plus tout à fait le savoir, mais les « jeux de véridictions », « jeu de vrai et de faux […] qui vient s’ajouter au réel et qui le transmue, le transforme » (240). Ces « jeux de vérités » sont en « supplément » par rapport au réel (« discours en trop ») ; ils sont « polymorphes » et pluriels (il existe plusieurs jeux de vérités, celui des sciences n’est pas le seul, et d’ailleurs celui de telle science n’est pas celui de telle autre) ; ils sont « inutiles » tant ils sont peu efficaces sur le réel auquel ils prétendent donner accès ; mais ils ne sont pas pour autant sans effets. Ce dont Foucault donne quelques exemples saisissants :
[…] le savoir économique ne donne, on le sait bien, qu’une prise extrêmement limitée sur le réel qu’il prétend manifester et on ne sait même pas très bien quel réel est manifesté par là ; et pourtant l’existence d’un jeu du V[rai]/F[aux] dans cet ordre de choses et de pratiques a modifié un nombre considérable de choses ; l’apparition d’un « savoir stratégique » a eu sur la pratique militaire et sur les manières de faire tuer les hommes des effets incalculables. Toute la pratique humaine est connectée avec des jeux de vérité, c’est cette insertion des jeux de vérité dans la pratique humaine qui est porteuse des effets essentiels et non pas l’ouverture de ces jeux de vérité sur le réel. (p. 238‑239)
32Cette question des effets spécifie d’autre part la démarche de Foucault, qui n’est plus une « archéologie », mais une « histoire politique » : l’accent porte désormais sur les « effets d’obligations, de contraintes, d’incitations, de limitations [qui] ont été suscités par la connexion de pratiques déterminées avec un jeu du V[rai]/F[aux], un régime de véridiction lui aussi caractérisé » (p. 239). Non pas, à la manière des historiens : de quel réel les discours sont-ils l’effet, mais : quels sont les effets de ce réel que sont les discours ?
33Il est remarquable que Foucault écarte en ce point la « méthode wébérienne de l’analyse des discours » (p. 246), selon laquelle « le discours opère effectivement sur le réel, et opère sur le réel en le transformant […] » (p. 245). L’objection qu’adresse Foucault concerne le type de transformation privilégié par Weber, celui de la « rationalisation », qui verrait par exemple dans les « arts de vivre » des ier et iie siècles une transformation des conduites par systématisation de comportements tendanciels et épars. Foucault, plus nietzschéen encore que ne l’est Weber, refuse de voir une plus ou moins grande rationalité dans les nouvelles normes. On ne peut toutefois s’empêcher de trouver Foucault plus proche de Max Weber qu’il ne l’admet : tous deux s’opposent aux analyses fondées sur le postulat ou l’idéal d’un discours reflétant la réalité et ontologiquement inférieur à celle-ci, et tous deux considèrent que les rapports entre ce réel qu’est le discours et les autres dimensions de la réalité (la « société » au premier chef) méritent d’être étudiés en termes d’effets du premier sur les secondes.
« Incitations »
34La dernière vertu de Subjectivité et vérité, comme de chaque cours de Foucault, est d’ouvrir, dans les marges de ses propres investigations, de nouveaux champs de recherche, à titre d’« incitations à un éventuel travail » (p. 40).
35Ainsi lorsque Foucault interroge la pertinence historique des catégories de « paganisme », de « christianisme » et de « judéo-christianisme ». Constatant que ces notions subsument chacune des réalités très hétérogènes, Foucault esquisse une histoire de ces concepts, dont l’un des temps forts est le xixe siècle, au cours duquel elles serviraient de « catégories d’auto-analyse des sociétés occidentales » (p. 43), catégories parmi lesquelles Foucault range également la notion de « capitalisme ». Ce qui amène Foucault à envisager une histoire symétrique des socialismes français et allemand à partir du privilège que chacun d’eux accorde alternativement à la notion de « judéo-christianisme » et de « capitalisme », le travail de Max Weber constituant une combinaison entre analyse socio-religieuse et analyse socio-économique des sociétés occidentales34. Bel exemple de « surprise épistémique » devant l’existence de ces catégories ; rapportées à l’exposé de méthode auquel se livre Foucault, ces suggestions appellent une étude de ces discours d’« auto-analyse des sociétés occidentales » en tant que ceux-ci, en prétendant dire vrai sur la société, pourraient bien produire des effets de « subjectivation » en quelque sorte collectifs. L’exemple de Weber, mais aussi celui des socialismes français et allemands (on sait les liens entre Durkheim et la pensée socialiste du xixe siècle), invite ainsi à prolonger la réflexion de Foucault en examinant la sociologie comme une « véridiction » qui entend dire à la société la vérité de celle-ci, afin de réformer le rapport qu’elle entretient à elle-même.
36Deux autres suggestions méritent d’être développées et prolongées. Au moment de présenter le corpus des « arts de vivre » antiques, Foucault les caractérise par opposition à ce qu’ils deviennent à la Renaissance et à l’âge classique :
Si vous lisez les livres des arts de vivre du xvie siècle, depuis Érasme jusqu’aux moralistes du xviie siècle (car les moralistes du xviie siècle sont aussi des gens qui écrivent des arts de vivre), il me semble que leur problème est de plus en plus, de façon de plus en plus marquée avec le temps, laquestion du faire : comment se comporter, comment se tenir, comment faire pour acquérir telle ou telle aptitude, quel est le type de rapport que l’on doit établir avec les autres, comment paraître en public, comment se tenir d’une façon décente, etc. […]. Ce sont des arts par conséquent du faire, des arts du comportement. Or il me semble, et c’est sur ce point que je voudrais insister, que les arts de vivre de l’Antiquité, ceux qu’on trouve à l’époque hellénistique et romaine, et aussi dans le premier christianisme, portent moins, bien que cette question soit également traitée, sur la question du faire que sur la question de l’être, de la manière d’être. On n’y apprend pas tellement, ou pas seulement à se tenir, à faire certains gestes, à être conforme à un certain modèle social, mais on y apprend à modifier son être, à qualifier ou à modeler son être, et à se donner un certain type d’expérience qui soit absolument spécifique. (p. 31‑32)
37« Les moralistes du xviie siècle sont aussi des gens qui écrivent des arts de vivre » : cette mention incidente invite à reconsidérer ce corpus classique à partir, en amont, de cette tradition antique des « arts de vivre », et non, en aval, à partir de la catégorie de « moralistes » élaborée tardivement à la fin du xviiie siècle et au xixe siècle. Il ne s’agit pas là d’une question de « sources » (telle maxime de La Rochefoucauld renversant telle thèse de Sénèque…), mais bien du statut de ces œuvres : si la notion de « moralistes » assigne aux Caractères ou aux Maximes une visée essentiellement descriptive (dire la réalité des comportements) par opposition implicite à une visée didactique (enseigner des règles de conduite), la catégorie d’« arts de vivre » réintroduit une dimension didactique, mais qui ne relève pas de la prescription d’un code moral, mais de « procédures de subjectivation », en vue de l’élaboration d’un certain rapport du sujet à lui-même et aux autres — qu’il s’agisse des manière d’être (dans l’Antiquité) ou des manières d’agir en société (à la Renaissance et à l’âge classique). Encore cette dernière opposition mériterait-elle d’être nuancée : l’idée que les « moralistes » du xviie siècle seraient essentiellement tournés vers « la question du faire » ne va pas de soi — que l’on songe aux Maximes de La Rochefoucauld. Quoi qu’il en soit, l’inscription de ces œuvres dans les « arts de vivre » invite à réexaminer les formes adoptées par les « moralistes » dans la perspective des « techniques de soi » : l’énonciation inassignable des Maximes et réflexions diverses, la délégation au lecteur de l’identification du « caractère » décrit chez La Bruyère ou de la formulation de « moralités » dans les Fables de La Fontaine, pourraient bien être décrites comme autant de procédures de subjectivation d’une nouvelle perception éthique. On pourrait aussi étudier ce corpus sur le modèle de l’analyse que donne Foucault des « arts de vivre » de l’époque impériale, techniques de soi permettant à une élite attachée à des valeurs anciennes la subjectivation d’un nouveau code moral imposé. Plutôt que de traiter ce corpus comme « document », il s’agirait ainsi de s’interroger sur « ce réel en quoi consiste le discours » des moralistes, c’est-à-dire sur la manière dont ces discours permettent aux sujets de « pratiquer » et d’« accepter » une conjoncture morale et politique nouvelle.
38Enfin, dernière « incitation » notable, que Foucault formule au moment d’exposer les conséquences du processus décrit au long de l’année : à côté de celle concernant la naissance du désir et qu’il présente à ses yeux comme la « plus importante du point de vue de […] l’histoire de la subjectivité » (p. 287), le philosophe en signale une autre, « la plus anecdotique ». Anecdotique, elle l’est au regard de l’Histoire de la sexualité, mais non en elle-même ; Foucault signale lui-même qu’il s’agit d’« un sujet qui [l]e préoccupe depuis longtemps » (p. 285), à savoir « le grand, vieux thème de la débauche du prince » (p. 280) dans la littérature historique de la période impériale (Tacite, Suétone, l’Histoire auguste…). Cette littérature, émanant de l’aristocratie sénatoriale, a projeté sur l’empereur la peur de l’activité sexuelle déréglée que la conjoncture impériale avait elle-même contribué à imposer comme l’un des éléments centraux du nouveau modèle moral. Surtout,
Il serait tout à fait insuffisant de voir, dans cette description anecdotique, individuelle, biographique des princes, une sorte de monarcho-centrisme un peu naïf et animé simplement soit d’une animosité de certains à l’égard de l’empereur, soit d’un moralisme. Un problème fondamental est ainsi posé : celui du pouvoir du princes sur les autres et de la technologie de soi-même, du prince comme sujet, du prince en tant qu’il gouverne les autres et a à se gouverner soi-même. (p. 285‑286)
39C’est un ensemble considérable de textes que Foucault invite à relire à nouveaux frais. Ce serait peu : afin d’expliquer à la fois le problème propre de cette littérature et les raisons pour lesquelles elle nous semble désormais « naïve », Foucault esquisse une opposition entre deux problématisations de la politique. D’une part, « le problème politique de la pensée occidentale depuis les xvie-xviie siècles » consiste à s’interroger sur « le rapport qui existe entre les sujets (« sujets » au sens politique) et la souveraineté » : « Comment, dans quelle mesure, jusqu’à quel point, à partir de quoi l’individu, les individus, vous et moi, pouvons être le fondement ou le principe d’une souveraineté politique ? » (p. 285). D’autre part, la problématisation caractéristique de l’Antiquité et du Moyen Âge pose « le problème du souverain comme sujet, c’est-à-dire comme ayant un rapport de soi à soi » (ibid.). On reconnaît là ce qui deviendra l’un des aspects centraux de ses cours ultérieurs sur l’Antiquité, à savoir la question du « gouvernement de soi et des autres ». Or Foucault propose un sujet d’étude qui déborde largement cette périodisation:
Ce que j’appellerais le sous-pouvoir du roi, sa non-maîtrise sur lui-même, le prince en tant qu’il est passif par rapport à lui-même et que cette passivité va se manifester par tout un tas de choses qui peuvent être aussi bien le roi malade (le roi blessé, le roi malheureux — Arthur, le thème parsifalien, etc. — aussi le roi fou, Charles VI bien sûr) que le roi en proie à ses passions, le roi débauché. Et on va avoir évidemment la série des rois d’Angleterre, la série des rois de France qui apparaissent ainsi sous la forme non pas tellement du sous-homme mais de celui qui, dans l’exercice du pouvoir et chargé de gouverner les autres, n’est pas capable de se gouverner soi-même : le prince-passion. (p. 286)
40Foucault prend ainsi des exemples postérieurs à la littérature historique de l’Antiquité impériale, essentiellement médiévaux ; mais certains d’entre eux sont largement des constructions ultérieures : on peut difficilement songer à « la série des rois d’Angleterre » indépendamment de leur mise en scène dans les pièces historiques de Shakespeare à la charnière du xvie et du xviie siècles ; au sein de « la série des rois de France », Charles VI est devenu « le roi fou » surtout depuis les historiens français du xixe siècle ; sans parler de ce que la figure de Parsifal doit au romantisme allemand et à Wagner. Ce qui indique assez que le thème du « prince-passion », et plus largement la problématisation du « gouvernement de soi et des autres », que Foucault donne ici pour caractéristiques de l’Antiquité impériale, ne sont pas du tout caducs depuis la Renaissance, mais ont durablement coexisté (et coexistent encore) avec une problématisation en termes de souveraineté née aux xvie et xviie siècles : coexistence problématique et qui a pris plusieurs formes, qu’il reste à étudier.
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41On l’aura compris : même si la plupart des thèses qui y sont exposées n’ont pas la nouveauté qu’offrent les autres cours au Collège de France, Subjectivité et vérité partage avec eux de se tenir ainsi au carrefour de nombreux livres : ceux effectivement publiés, dont le cours est l’atelier ; le livre inachevé par lequel se serait terminée Histoire de la sexualité, à l’horizon duquel le cours est prononcé ; des livres que Foucault n’a pas voulu ou pu écrire (un nouveau discours de la méthode) ; et encore quelques livres possibles, qu’il reviendra peut-être à d’autres d’écrire. La publication des « échafaudages » des livres, gageons-le, pourrait bien permettre l’ouverture de nouveaux chantiers. Le réel en quoi consiste le discours de Foucault professeur est ainsi fait des possibles qu’il recèle, qui sont autant d’invitations à poursuivre la recherche.