Actualité de l’Histoire de la folie : commentaire & usage
1Longtemps penseur dissident et inclassable, Michel Foucault s’achemine aujourd’hui vers le statut de philosophe classique : en 2014, trentième anniversaire de sa mort, de nombreux livres de bonne qualité portant sur ses travaux ont été successivement publiés. De nombreux colloques sont organisés partout à travers le monde pour débattre de l’héritage de la pensée foucaldienne. Les deux volumes de la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade réunissant les ouvrages principaux du philosophe sont en préparation. On dirait bien que c’est la canonisation de Foucault qui s’esquisse.
2Le collectif Un demi‑siècle d’Histoire de la folie semble à première vue faire partie de ce mouvement du « devenir classique » de Foucault, dans la mesure où il est le fruit d’une journée d’études organisée en 2011 pour commémorer le cinquantième anniversaire de la parution de l’Histoire de la folie à l’âge classique, qui fut la thèse de doctorat de Foucault. À l’occasion de ce type de commémoration, il est convenu de célébrer un maître à penser tout en lui rendant solennellement hommage. Or, dans l’introduction de ce collectif, Daniele Lorenzini et Arianna Sforzini, ses deux directeurs, ne manquent pas de signaler « le piège de la célébration » : « Dans le cas d’un philosophe aussi lu et étudié partout dans le monde, chaque “anniversaire” risque en effet de se réduire à une répétition académique et stérile des clichés les plus répandus de sa production » (p. 9). Pour éviter le risque de la sacralisation et de la dogmatisation de la soi‑disant « doctrine foucaldienne », ils affirment que l’enjeu principal de leur collectif consiste à dégager « l’actualité critique du texte de 1961 » (p. 10). En effet, comme ils le soulignent avec soin dans leur introduction, Foucault lui‑même n’a cessé de réinterpréter son premier livre pour le réactualiser face aux différentes questions contemporaines. Cette attitude critique de Foucault à l’égard de son propre ouvrage met pour les deux chercheurs en évidence l’importance de travailler et d’utiliser l’Histoire de la folie « dans notre actualité » (p. 29).
3Leur diagnostic nous semble tout à fait pertinent. Toutefois, il est important de noter que la mise en évidence de l’actualité de la pensée foucaldienne ne signifie pas privilégier exclusivement l’usage de Foucault au détriment de son commentaire. Certes, Foucault a souhaité que ses livres servent de « boîte à outils » à la disposition des usagers au lieu de devenir l’objet d’un culte académique1. Pourtant, comme le fait brillamment remarquer Luca Paltrinieri ailleurs, « le fait de s’approprier des outils de la boîte ne devrait pas conduire à sous‑évaluer la boîte et encore plus le travail de reconstruction et transformation continuelle de cette boîte2 ». Si « notre actualité » n’est pas forcément la même que celle de Foucault, il nous est indispensable de prendre, au moins une fois, le recul réflexif du commentateur, sinon de l’archéologue, à l’égard des travaux foucaldiens en vue de mettre en évidence le champ historique et problématique dans lequel ils se sont élaborés et se sont remaniés. C’est ce qui nous permettra d’utiliser efficacement les différents outils que Foucault nous a légués, sans tomber dans le risque de figer la forme de sa boîte à outils.
4Le grand mérite du présent collectif consiste dans le fait qu’il tâche de surmonter la disjonction quelque peu stérile entre l’usage et le commentaire de la pensée foucaldienne, tout en s’attachant à relier les commentaires fins de l’Histoire de la folie, consistant à mettre au jour les problématiques foucaldiennes élaborées à travers ses dialogues explicites ou implicites avec ses contemporains (Heidegger, Barthes, Derrida…) et l’usage de ce texte de 1961, qui vise à reprendre et à prolonger la pensée foucaldienne par de patients travaux sur l’histoire de la psychiatrie et son actualité. L’ouvrage présente un effort de conjugaison du commentaire et de l’usage ; ce qui donne lieu à d’intéressants résultats, efficaces pour éclairer la portée critique et actuelle de l’Histoire de la folie de Foucault.
5Le collectif se divise en trois parties. Dans la première partie intitulée « Esthétique de la déraison », Emmanuel Gripay, Arianna Sforzini et Jérémy Romero s’interrogent sur l’expérience littéraire de la déraison, convoquée par Foucault en vue de mettre en cause l’évidence de la médicalisation de la folie à l’âge moderne, pour examiner la portée de la réflexion foucaldienne sur la folie et la littérature. Dans la deuxième partie, « Origines du cogito », Francesco Paolo Adorno et Kojiro Fujita analysent le débat entre Foucault et Derrida à propos du cogito cartésien, afin d’éclairer l’enjeu philosophique de ce débat. Dans la troisième partie, intitulée « Folie, psychiatrie, histoire », Paul Mengal, Caroline Mangin-Lazarus et Roger Ferreri revisitent certaines périodes de l’histoire de la psychiatrie pour effectuer la problématisation du traitement de la folie sous l’inspiration des travaux foucaldiens. Ces trois parties sont suivies d’un appendice « Foucault en Italie », rédigé par Manlio Iofrida, présentant les différentes réceptions et utilisations de la pensée foucaldienne en Italie, proposées par Agamben, Negri, Cacciari, Esposito, Natoli. Un usage singulier de l’Histoire de la folie a exercé dans ce pays une influence non négligeable sur la décision de supprimer les hôpitaux psychiatriques.
6En parcourant la table des matières de ce collectif, on s’étonnerait de la diversité des thèmes abordés. Or, cette diversité témoigne bien de l’ampleur du projet foucaldien de l’Histoire de la folie : l’historicisation critique de la raison et de la subjectivité à l’épreuve des expériences de la folie, l’interrogation sur la relation entre la philosophie et son dehors (sciences, pratiques juridiques et politiques, littérature, histoire etc.), la problématisation historique du statut de la folie dans ses contextes épistémologiques et politiques, la mise en avant du pouvoir ontologique et contestataire de l’expérience littéraire de la déraison : ce sont autant de thèmes de recherche proposés par Foucault dans l’Histoire de la folie que les auteurs de l’ouvrage reprennent et réexaminent chacun à leur manière, nous fournissant ainsi une réflexion très riche.
7Pour donner une image plus concrète des travaux de commentaire et d’usage de l’Histoire de la folie opérés dans Un demi-siècle d’Histoire de la folie, nous étudierons l’article de Fr. P. Adorno « Événement et origine dans Histoire de la folie », extrait de la deuxième partie du livre : à notre sens en effet, il témoigne bien de la force intellectuelle de ce collectif.
8Dans cet article, Fr. P. Adorno revisite le débat entre Foucault et Derrida. Pourtant, à la différence de la majeure partie des commentateurs, il ne s’intéresse pas aux interprétations du texte de Descartes développées et débattues par Foucault et Derrida3. Au lieu de cela, il se consacre tout d’abord à l’analyse détaillée de la première partie de l’article de Derrida « Cogito et histoire de la folie », précédant sa lecture de Descartes. Selon Fr. P. Adorno, Derrida y remarque « les incohérences méthodologiques » (p. 91) du projet foucaldien de sorte qu’il met en question « l’économie globale de l’ouvrage de Foucault » (p. 92).
9Selon Fr. P. Adorno, la critique derridienne montre que le projet foucaldien est alourdi par la difficulté philosophique concernant les relations entre l’événement, l’histoire et l’origine. Dans l’Histoire de la folie, Foucault ne se propose pas de faire l’histoire positiviste de la psychiatrie, mais d’établir l’histoire du partage entre la raison et la folie en vue de dégager leur rapport originaire. À l’égard de ce projet foucaldien, Derrida soulève deux séries de questions. La première concerne le « flottement dans la définition de l’événement de l’origine » (p. 95) : dans l’Histoire de la folie, Foucault privilégie l’exclusion de la déraison, qui s’est produite au début de l’âge classique, représentée par la Première Méditation de Descartes et la création de l’Hôpital Général comme s’il s’agissait de l’événement originaire de la séparation entre la raison et la folie. Pourtant, dans la première préface de son ouvrage, Foucault fait allusion au rapport entre le logos grec et l’hubris, en suggérant que « chez les Grecs la raison entretenait déjà un rapport avec la folie qui semble présenter une dynamique semblable à celle de l’âge moderne » (p. 94), ce qui aboutirait à la négation du privilège accordé au moment classique en tant qu’événement originaire. À travers la lecture déconstructionniste de Derrida, Foucault se retrouve en flagrant délit de contradiction performative, de sorte que le soi‑disant événement originaire est destiné à rétrograder presque infiniment vers l’archi‑origine inaccessible. Ainsi, « tout se passe comme si l’origine moderne du rapport entre raison et folie ne fait que répéter un moment plus ancien qui serait en quelque sorte archi-originaire » (p. 95).
10La deuxième série de questions que Derrida adresse à l’égard de Foucault aborde, selon Fr. P. Adorno, « la difficulté d’inscrire l’origine dans l’histoire» (ibid.). Dans la première préface de l’Histoire de la folie, Foucault affirme que « la nécessité de la folie » est liée à « la possibilité de l’histoire4 ». D’après Foucault, c’est le partage entre la raison et la folie qui constitue la condition de la possibilité de l’histoire en général, autrement dit, l’origine même de l’historicité. Or, dans son ouvrage, Foucault envisage de retracer l’histoire du partage entre la raison et la folie, ce qui revient à raconter l’histoire de l’origine de l’histoire. À ce moment‑là, un problème difficile se pose, semblable au cercle vicieux entre le conditionnant et le conditionné. Comment établir l’histoire de l’origine de l’histoire, comme si cette origine était à l’intérieur même de l’histoire, alors qu’elle devrait se situer, à titre de conditionnant, en dehors de l’histoire conditionnée ? Derrida formule ces questions de la façon suivante : « Si ce grand partage est la possibilité même de l’histoire, l’historicité de l’histoire, que veut dire ici “ faire l’histoire de ce partage” ? Faire l’histoire de l’historicité5 ? ». Derrida dégage ainsi l’aporie du projet foucaldien de faire l’histoire de l’origine de la raison.
11Fr. P. Adorno affirme très justement que la mise en cause par Derrida de la méthodologie foucaldienne est tellement profonde et cruciale que Foucault mettra beaucoup de temps à y répondre. La suppression par Foucault de la première préface de l’Histoire de la folie lors de sa réédition en 1972 chez Gallimard témoigne du fait que Foucault comprend bien la force des arguments derridiens, car cette première préface s’expose à l’attaque derridienne. L’intérêt de l’article de Fr. P. Adorno est de montrer comment Foucault répond aux deux questions derridiennes, en remaniant sa problématique et en précisant ses concepts d’événement, d’histoire et d’origine.
12Fr. P. Adorno remarque que Foucault donne une réponse à la première série de questions derridiennes à propos du « flottement dans la définition de l’événement de l’origine » dans son article « Réponse à Derrida », publié au Japon en 1972. Foucault reproche à Derrida son manque de sensibilité à l’égard des événements historiques. D’après Foucault, chez Derrida, tous les événements historiques se réduisent à la répétition de l’origine toujours en retrait. Contrairement à Derrida, Foucault affirme que les événements historiques ne peuvent jamais se réduire au rang de la répétition de l’origine. Adorno résume la réponse de Foucault comme suit : « Il y a dans l’histoire des événements qui, même s’ils peuvent en quelque sorte être rapprochés entre eux, ne gardent pas moins leur singularité. Ainsi, rien n’empêche de les considérer comme des événements originaires d’une histoire » (p. 97‑98). Face à la philosophie derridienne du retrait et de la répétition de l’origine, Foucault met ainsi en avant la singularité irréductible des événements historiques.
13Au sujet de la deuxième série de questions concernant « la difficulté d’inscrire l’origine dans l’histoire », Fr. P. Adorno soutient que Foucault y donne une réponse définitive dans son article « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », publié en 1971, alors qu’il n’y cite pas le nom de Derrida. Dans cet article, en commentant Nietzsche, Foucault propose une opposition conceptuelle entre l’origine de l’historien, l’Ursprung,et l’origine du généalogiste, l’Herkunft ou l’Entstehung, sans cacher sa préférence pour la deuxième. Foucault soutient que l’Ursprung de l’historien se situe en dehors du temps et qu’elle reste étrangère aux événements. D’après Fr. P. Adorno, par l’Ursprung, Foucault entend implicitement le concept derridien de l’origine, mobilisé dans son commentaire de l’Histoire de la folie. Par contre, l’Herkunft et l’Entstehung du généalogiste ne sont pas au‑delà de l’histoire, car le généalogiste fait de l’origine un événement. À la différence de l’origine au sens d’Ursprung qu’est le lieu de l’identité, de la perfection et de la vérité, l’origine au sens d’Herkunft et d’Entstehung constitue un point de rencontre hasardeux des multiples événements. Selon Fr. P. Adorno, « la généalogie, à la différence de l’histoire, réinscrit l’origine dans l’histoire, et représente ainsi une réponse définitive aux objections méthodologiques que Derrida avait adressées à Histoire de la folie6 ».
14À notre avis, il serait sans doute un peu trop simpliste de penser que les problèmes soulevés par Derrida sont définitivement résolus grâce à la généalogie foucaldienne. Nous pourrions penser que Derrida reproche à la solution foucaldienne d’avoir renforcé son historicisme. En effet, la critique de l’historicisme constituait un des reproches principaux de l’article de Derrida de 1963. Alors que Derrida soupçonnait Foucault de prendre le risque de s’orienter vers l’historicisme, il avait remarqué que « il [Foucault] pose au moins au départ la question de l’origine de l’historicité en général, se libérant ainsi de l’historicisme7 ». Si Foucault abandonne la première préface de l’Histoire de la folie et tente de rectifier sa « question de l’origine de l’historicité en général » en faisant de l’origine l’événement historique, ne retombe‑t‑il pas dans le piège de l’historicisme qu’il esquivait à peine dans l’ouvrage de 1961 ? Une étude attentive de la résistance de l’idée foucaldienne de généalogie à cette éventuelle critique derridienne mériterait d’être conduite. Il s’agirait de préciser davantage le concept foucaldien d’histoire par rapport à celui défendu par Derrida, sans oublier de prendre en compte tant la distinction heideggerienne entre Geschichte et Historie que son concept d’Ereignis, ceci constituant, selon nous, l’arrière‑fond philosophique du débat entre Foucault et Derrida. Sans doute, serait‑il intéressant de prolonger le travail de Fr. P. Adorno dans cette perspective.
15L’article de Fr. P. Adorno est certainement un commentaire très subtil du débat entre Foucault et Derrida, qui jette une nouvelle lumière sur le problème de la relation entre le transcendantal et l’historique chez Foucault, problème classique qui a fait couler beaucoup d’encre chez de nombreux commentateurs de Foucault8. Pourtant, cela ne veut pas dire que sa reprise ne présente pas d’intérêt pour les usagers des travaux foucaldiens. Tant s’en faut. Elle constitue un mode d’emploi très utile à la disposition des usagers de la pensée de Foucault. Bien évidemment, il ne s’agit pas de donner à ses usagers une prescription concernant le bon ou le mauvais usage de tel ou tel concept foucaldien. L’article de Fr. P. Adorno opère la reproblématisation des concepts foucaldiens par la reconstruction du champ problématique dans lequel ils se forment et se transforment, peut‑être avec un certain nombre d’hésitations, à l’épreuve de la mise en cause de leur validité. En fait, grâce au travail de Fr. P. Adorno, les concepts foucaldiens d’événement, d’histoire et d’origine se présentent comme autant de réponses données par Foucault aux questions derridiennes concernant le rapport entre la philosophie et l’histoire, au lieu d’être simplement des idées toutes faites. Cette restitution historico‑philosophique des « complexes questions‑réponses9 » nous montre non seulement la force des concepts foucaldiens mais aussi leur radicale contingence et leur caractère événementiel, car elle nous donne à penser la possibilité de répondre aux questions derridiennes d’une autre manière que celle dont Foucault l’a effectivement fait. En d’autres termes, elle nous suggère de mettre en acte la problématique foucaldo‑derridienne différemment par rapport à Foucault et Derrida, en partant de notre propre actualité et de notre propre problématique10. S’il ne constitue pas une application simple et mécanique de schèmes tout établis, l’usage n’est rien d’autre que cette mise en acte de la problématique dans une situation spécifique, sa réactualisation chaque fois singulière et événementielle. Le commentaire de Fr. P. Adorno va en ce sens, reconstruisant la problématique foucaldienne et dégageant ses concepts in statu nascendi, superbe mode d’emploi de la pensée foucaldienne, afin de l’utiliser autrement.
16Faute de place, nous ne pouvons pas, à notre grand regret, présenter en détail les autres articles réunis dans ce collectif, qui sont tout aussi intéressants que celui de Fr. P. Adorno. Toutefois, nous ne pouvons omettre de mentionner l’article de Roger Ferreri intitulé « Michel Foucault, folie, psychiatrie ». Dans cet article, R. Ferreri répond d’abord à la critique qu’Henri Ey adresse vis‑à‑vis de l’Histoire de la folie en la qualifiant d’ouvrage de « psychiatricide ». R. Ferreri écarte catégoriquement la critique d’Ey consistant à reprocher à Foucault de tomber dans l’erreur de la sociogenèse de la folie, en affirmant qu’« elle [la sociogenèse de la folie] n’existe que dans la déformation que la lecture d’Ey impose au travail de Foucault » (p. 157). De plus, il met en cause la naturalisation du concept de liberté, effectuée par la théorie organo‑dynamique de la folie d’Ey. R. Ferreri remarque que l’idée naturaliste d’Ey est « déjà en germe dans ce que dénonce Foucault lorsqu’il repère avec finesse l’objectivation du concept de liberté qu’opère la psychiatrie à sa naissance11 ».
17Ensuite, afin de dissiper les malentendus entourant le livre de Foucault, R. Ferreri précise la distinction entre le fou et la folie, en s’appuyant sur sa propre expérience clinique. Selon lui, « le fou est une personne dont la folie ne peut pas construire un personnage reconnu pour son emploi » (p. 162). Dans leurs expériences cliniques, les psychiatres sont perpétuellement en questionnement au sujet de l’écart irréductible entre fou et folie. En outre, R. Ferreri accorde une grande importance à la question du sens et de la signification dans la folie, question souvent négligée par les partisans de l’approche naturaliste de la psychiatrie qui se consacrent à éclaircir la cause de la folie au détriment de ses significations. Dans cette perspective, R. Ferreri propose de réactualiser la problématique foucaldienne dans la situation contemporaine autour de la psychiatrie, et particulièrement dans son rapport avec le problème difficile concernant l’accueil du fou dans la société.
18À notre avis, l’article de R. Ferreri est un très bon exemple de la conjugaison du commentaire et de l’usage de l’Histoire de la folie. En effet, le débat entre Foucault et Ey, étudié par R. Ferreri, est d’une brûlante actualité dans la mesure où il concerne directement la question de la relation entre la causalité de la folie et la liberté du fou, sujet intensément débattu aujourd’hui en raison du développement de la psychiatrie naturaliste au détriment de la psychanalyse. Il nous semble important de signaler que ce débat est précédé par celui ayant lieu entre Ey et Lacan et portant sur la psychogenèse de la folie. En effet, Foucault, lecteur attentif de l’article de Lacan de 1946 intitulé « Propos sur la causalité psychique » prête grande attention à ce dernier12. Comme le note très justement Emmanuel Gripay13, le Foucault de l’Histoire de la folie s’inspire considérablement de l’article de Lacan. En effet, si Lacan s’intéresse le premier au « Mais quoi ce sont des fous » de la Première méditation de Descartes14, passage devenu célèbre grâce à l’interprétation qui en a été proposée par Foucault dans l’Histoire de la folie, il s’agit pour Lacan de mettre en question le dualisme de l’âme et du corps, inhérent à l’organo‑dynamisme d’Ey selon lequel « les maladies mentales sont des insultes et des entraves à la liberté, elle ne sont pas causées par l’activité libre, c’est‑à‑dire purement psycho‑génétiques15 », afin d’aborder la liberté du fou dans sa dimension significative et existentielle. De plus, si Lacan critique la conception mécanique qu’Ey se fait de la vie psychique considérée comme capacité d’adaptation à la réalité et s’il aborde la question de la folie du point de vue de la vérité au lieu de celui de l’adaptation à la réalité16, Foucault reprend à son compte l’idée lacanienne de l’étroite relation entre la folie et la vérité dans son premier grand ouvrage, et ne revient pas sur ce point jusqu’à la fin de sa vie, malgré une relation de plus en plus tendue avec la psychanalyse lacanienne17. Nous pensons qu’une étude comparative entre Foucault, Ey et Lacan mériterait d’être réalisée pour repenser aujourd’hui la limite du déterminisme de la folie et à la possibilité de la liberté du fou.
19Ainsi, le collectif Un demi-siècle d’Histoire de la folie donne à voir l’actualité critique de l’Histoire de la folie, à travers différentes tentatives de commentaire et d’usage de cet ouvrage. Loin d’être fermées, ces tentatives nous invitent à les prolonger. C’est à nous de répondre à cette invitation. Pour y répondre, nous voudrions proposer un projet de travail visant à reproblématiser et à réactualiser l’Histoire de la folie : comme on le sait, la situation de la psychiatrie a sensiblement changé depuis la publication de l’Histoire de la folie18. Différents auteurs comme Robert Castel, Ian Hacking, Alain Ehrenberg, Mikkel Borch-Jacobsen abordent chacun à leur façon les problèmes soulevés par la psychiatrie en mutation19. Les travaux de Pierre‑Henri Castel en particulier méritent notre attention. Au croisement de l’épistémologie historique, de la philosophie de l’esprit et de la psychanalyse, ses recherches portent sur les questions épistémologiques, socio-politiques et éthiques concernant l’histoire de la psychopathologie et son actualité. À travers ses études historico-philosophiques de la psychopathologie, P.‑H. Castel tente de retracer une histoire de la subjectivité, en s’appuyant sur la vision holiste de l’esprit20. Son approche évoque Foucault, et pourtant cette analogie tourne court. P.‑H. Castel se montre sévère non seulement vis-à-vis du naturalisme de la psychiatrie cognitive, mais aussi à l’égard du socio-constructivisme de Foucault et de ses continuateurs. La critique de P.‑H. Castel adressée à Foucault est non seulement philosophique (il oppose à la réflexion foucaldienne sur la norme et son dehors, sa philosophie de l’action et de l’intention, inspirée par Anscombe, Austin, Cavell et Descombes, etc.) mais aussi historique (il étudie certaines manipulations que Foucault opère à l’égard de l’archive historique concernant le traitement des fous21). Le défi lancé par P.‑H. Castel à l’égard de la réflexion foucaldienne sur la folie nous semble être une pierre de touche pour les commentateurs‑usagers de l’Histoire de la folie. En effet, pour y répondre, il faudrait non seulement étudier attentivement les travaux de Foucault à l’épreuve de la critique castelienne en vue d’éclairer la problématique foucaldienne, mais aussi tenter de la mettre en relation avec les questions actuelles autour de la psychiatrie examinées par P.‑H. Castel, par exemple celle de la limite de la naturalisation de la maladie mentale, accélérée aujourd’hui par l’essor des neurosciences et celle de la responsabilité du fou criminel à l’ère du néolibéralisme triomphant. Se plonger dans cet exercice contribuerait sans doute à réactualiser les problématiques del’Histoire de la folie, comme le proposent les auteurs de ce collectif.