État des lieux sur l’histoire de la critique dramatique
1De nombreuses archives encore inédites attendent de nourrir l’étude de l’histoire de la critique dramatique, et d’autres ont déjà enrichi d’approches nouvelles la connaissance de l’histoire et des méthodes d’analyse des arts de la scène. Deux ouvrages en témoignent en dressant deux perspectives originales et complémentaires.
Un lexique critique pour le théâtre
2Marion Chénetier-Alev et Valérie Vignaux, en présentant les actes du colloque qui eut lieu à l’Université de Tours en novembre 2010 (« Le texte critique : expérimenter le théâtre et le cinéma aux xxe‑xxie siècles », mettent l’accent sur l’écriture critique. Le texte est un espace d’analyse au sein duquel s’élabora, presque simultanément, la réflexion autour de la spécificité du medium théâtral et du medium cinématographique. L’originalité de cette approche est d’avoir remarqué l’importance de l’effort critique caractéristique de cette époque afin d’accompagner les expériences nouvelles avec un langage propre. Ainsi, la notion d’« écriture », devient fondamentale afin d’avancer l’hypothèse d’un langage spécifique au théâtre et au cinéma, comme les deux auteures l’avancent dans leur introduction :
C’est autour des notions d’auteur et de mise en scène, cette fois, que semble avoir eu lieu une convergence assez extraordinaire. Du coté du théâtre, la révélation de Brecht qui institue l’écriture scénique sur un pied d’égalité avec le texte, et qui réunit en sa personne un auteur majeur et un metteur en scène exemplaire, se conjugue avec l’influence du cinéma où des cinéastes souhaitant faire reconnaitre le découpage cinématographique comme une écriture, pour donner naissance au metteur en scène qui inverse les rapports texte-scène et met celle-ci au service de sa propre vision. (p. 12)
3La notion d’écriture scénique naît avec la notion de mise en scène, mais elle acquerra une valeur critique distincte, fondamentale pour les explorations des deux arts. M. Chénetier-Alev et V. Vignaux comparent cette quête d’un nouveau langage critique à la situation des publications contemporaines sur le théâtre et le cinéma, qui ne savent plus où emprunter leurs concepts. L’étude de l’histoire de la critique ne concerne pas simplement la redéfinition d’un métier, mais plus largement la redéfinition des langages théâtral et cinématographique dans leurs fondements structuraux (la grammaire artistique) mais aussi idéologiques (en tant que media).
4Dans l’étude historico-critique, des approches solides apparaissent : matérielle (l’étude de l’objet revue), esthétique, linguistique, sociale. Les différents articles, définis selon quatre axes (institutionnalisation de la critique, figures historiques de la critique, la critique en débat, écritures numériques), laissent transparaitre la possibilité d’allier ces approches, élément tout à fait intéressant pour le champ d’étude lui-même.
5Néanmoins, l’ouvrage n’a pas pour objectif de mettre en avant la synergie entre pratique artistique et langage critique par le biais d’exemples concrets. En effet, il s’agit d’un champ d’étude assez nouveau, dont la publication se propose tout d’abord de mettre en réseau les « chantiers » de recherche, énumérés dans l’introduction : conditions d’émergence et de structuration de la critique, histoire des revues, personnalités, définitions et fonctions de la critique.
Émergence de gestes critiques
6La prestigieuse Revue d’Histoire du théâtre consacre un dossier dirigé par Sophie Lucet à la « préhistoire » des revues de théâtre. L’objectif, énoncé dans l’avant-propos de la publication, est double. D’une part, le dossier souhaite montrer la pertinence des études « revuistes » portant sur les premières tentatives de créer des publications spécifiques au théâtre. D’autre part, il souhaite prendre la mesure de la richesse et de la diversité des modalités d’accompagnement des expériences théâtrales, telle l’émergence du théâtre d’art et de la mise en scène.
7L’analyse de l’émergence de gestes critiques nouveaux est le résultat remarquable de l’article historique de S. Lucet et R. Piana « Vers une revue de théâtre d’art : modèles possibles au tournant du xixᵉ et du xxᵉ siècles ». Des exemples concrets (l’expérience de Mallarmé à La Revue indépendante, de Lucien Mulhfeld et des revues de la mouvance symboliste) montrent l’émergence de trois éléments interdépendants, à l’origine des nouveaux gestes critiques : le décalage entre la pratique scénique et un « théâtre rêvé », l’attitude méta‑critique née du rejet de la critique existante et, enfin, l’amitié entre critiques et artistes des petites scènes d’avant‑garde.
8Un autre aspect intéressant qui émerge de cette étude est l’effort pour relier la recherche d’un geste critique spécifique à une tradition dont les nouveaux critiques essayent de définir le cadre, en citant d’autres revues (Le Monde dramatique en particulier) ou d’autres personnalités. Et en effet, le passage des « petites revues » d’avant-garde, encore liées au texte littéraire et à une position très militante, à une revue indépendante et spécifique au théâtre, déterminera d’autres exigences contrastantes (approche sérieuse et artistique du fait théâtral, démarcage des petites revues d’avant-garde, des feuilletonistes et des revues littéraires, indépendance financière, adresse à un lectorat nouveau, dialogue avec le medium photographique) et des modèles variés, pointés par l’étude (La Revue d’art dramatique 1886, La Revue dramatique et musicale 1893, Les Feux de la Rampe 1895, La Vie théâtrale 1896, Art et critique 1899, L’Art du théâtre 1901). Ces aspects sont repris et approfondis dans l’article d’A. Folco, qui analyse la revue du Théâtre de l’Œuvre et tente d’en dégager la double nature (revue d’art… ou bulletin promotionnel ?), et dans l’article de S. Montini sur la revue Art et Critique, emblématique de l’ambivalence entre l’appel au militantisme et la volonté de fonder une critique indépendante.
9Le passage de ce dossier de la Revue d’Histoire du Théâtre à la publication dirigée par M. Chénetier-Alev et V. Vignaux se fait naturellement, par le biais de l’article de M. Consolini qui, à partir des réflexions élaborées autour de la revue Théâtre populaire animée par R. Barthes et B. Dort, a été l’instigateur d’un groupe de recherche autour des revues de théâtre (dont S. Lucet et R. Piana font partie). Ainsi, la problématique investiguée par M. Consolini relie la quête d’une revue indépendante de théâtre avec celle d’un langage critique qui accompagne les nouvelles formes scéniques :
Voilà mon point de départ : la conviction que l’instrument revue en tant qu’« œuvre créatrice collective de dépassement » comme la définit Maurice Blanchot, est intimement lié à l’émergence d’un nouveau discours critique sur le théâtre, et que ce dernier ne peut être dissocié de l’autonomisation du fait scénique qui se produit avec l’affirmation progressive de la mise en scène moderne au xxe siècle. […] Peut-on trouver d’autres tentatives éditoriales antérieures ayant œuvré à la construction de cette approche critique « plus lente, plus réfléchie » qu’évoquait Bernard Dort1 ?
10De Choses de Théâtre (revue significative du débuts des années 1920), à laquelle S. Lauprêtre avait consacré son mémoire de master dirigé par M. Consolini, celui-ci analyse d’abord la composition du comité de rédaction pour comprendre les influences réciproques de critiques et artistes (Antoine, Gémier, Baty), puis l’ouverture pluridisciplinaire qui problématise la notion de spectacle et enfin les raisons du ton accusateur et de la fougue moralisante face au théâtre parisien. Ainsi, si un discours critique original émerge de Choses de Théâtre, celui-ci reste encore en grande partie lié au texte dramatique ; l’éclectisme des articles nous prive de l’émergence d’une critique soutenant un projet artistique précis (par exemple la mise en scène moderne). Les conclusions de l’article sont intéressantes car elles montrent un écueil critique qui est toujours d’actualité : la redéfinition des paramètres de l’analyse dramatique liée à la nécessité d’élaborer un langage critique pour des « grammaires » théâtrales nouvelles.
Archives & bibliographies
11S’agissant d’un champ de recherche en grande partie inédit, ces deux publications sont intéressantes par le grand nombre d’archives énumérées ainsi que par les bibliographies très fournies.
12Le Texte critique présente une bibliographie internationale (très complète en ce qui concerne l’Italie, pays dont l’intérêt pour ce champ d’étude est considérable), référençant de nombreux volumes, dossiers thématiques et articles. Il faut signaler, pour la partie française, la précieuse thèse de S. Anglade, Les Journalistes, critiques de théâtre : émergence et construction d’une identité professionnelle (Lille, ANRT, 1998), citée par Ch. Mayer Plantureux dans son article ainsi que l’ouvrage d’A. Veinstein, Du Théâtre-Libre au Théâtre Louis Jouvet. Les théâtres d’art à travers leurs périodiques, 1887-1934 (Paris, Librairie théâtrale, 1955).
13En ce qui concerne les archives, Ch. Mayer-Plantureux dévoile l’intérêt historique, sociologique et politique des fonds du Syndicat de la critique dramatique et musicale, conservés à l’IMEC. D’autres sources intéressantes sont le catalogue chronologique des périodiques de la collection Auguste Rondel, conservée à la Bibliothèque nationale de France, et surtout tous les documents dispersés concernant les personnalités critiques dont V. Vignaux et R. Piana nous donnent un exemple à partir de l’expérience de Léon Moussinac, à la fois critique cinématographique et dramatique.
14Le dossier dirigé par S. Lucet comprend un article de J.‑Cl. Yon au sujet d’un document inédit du plus grand intérêt : « Les journaux de théâtre » écrit par Jules Maret-Leriche en 1872, qui, à partir d’une analyse de la presse dramatique de son époque, appelle à la fondation d’une revue indépendante de théâtre, pour la première fois selon les recherches jusqu’ici menées.
15Les quatre axes de recherches complémentaires au sujet des conditions d’émergence et de structuration de la critique, de l’histoire des revues, des personnalités et des définitions et fonctions de la critique correspondent à autant de « chantiers » de recherche ouverts. Ainsi, cette collecte bibliographique annonce les premiers résultats d’une recherche aussi vaste qu’essentielle aux études théâtrales, l’histoire de la critique dramatique étant reliée à la création de cette même discipline.
Conclusion
16Les deux ouvrages représentent un état des lieux du plus grand intérêt pour l’histoire de la critique dramatique du point de vue des sources, des dynamiques (groupes de recherches fondés, thèses en cours) et des méthodes.
17Ils mettent en lumière la nécessité de recouper les différentes axes de recherche afin d’obtenir un panorama plus fidèle des articulations complexes et multiples qui ont caractérisé l’émergence d’une critique dramatique institutionnelle et d’un langage critique spécifique au théâtre.
18Un exemple intéressant de cette nécessité est donné par l’article de Ch. Mayer Plantureux, qui étudie les différentes phases d’institutionnalisation de la critique dramatique par le biais du parcours singulier de Gustave Fréjaville (1877-1955). L’analyse des textes critiques, qui tient compte de la personnalité et des intérêts de Fréjaville, s’accompagne de l’étude du contexte social (l’entre-deux-guerres) et artistique (l’émergence de revues attentives au genres spectaculaires mineurs et au théâtre d’avant-garde), en montrant l’enchevêtrement entre idéologies, canons artistiques et écriture critique.
19D’un article à l’autre, le matériel d’archives, à travers lequel les parcours des différentes personnalités se croisent, nous plonge dans le processus de naissance d’un langage critique, tel un parcours fluide sans véritables points de repères. L’analyse des traits communs à l’origine des gestes critiques de la fin du xixᵉ, menée par S. Lucet et R. Piana, donne des premiers jalons auxquels s’ancrer. Ensuite, en relisant les articles, une trajectoire commune apparait à la lisière des parcours individuels des critiques, théoriciens et artistes.
20Cela dit, si deux des trois éléments fondamentaux précités (le décalage entre pratique théâtrale et utopie d’un théâtre, ainsi que l’attitude méta-critique) sont développés dans les articles des deux publications, le troisième (l’émergence d’un langage approprié à soutenir des expériences théâtrales nouvelles), plus patent, n’apparait pas encore dans toute sa complexité.
21En effet, les textes critiques, les projets éditoriaux, les initiatives diverses et variées concernant l’élaboration d’un langage spécifique au théâtre sont souvent analysés en tenant compte de l’aspect médiatique du théâtre (son rapport à la société). Cela est cohérent car il s’agit d’une période caractérisée par l’affirmation du théâtre public. Cependant, à cette époque, des expériences importantes au niveau de la grammaire théâtrale émergent à travers de multiples collaborations entre critiques et artistes, à travers les revendications des artistes eux‑mêmes et dans les différents projets éditoriaux. Le concept d’écriture scénique, par exemple, qui s’accompagne de la revendication d’une spécificité d’écriture de la scène, commence à transparaitre et s’identifie avec des grammaires théâtrales mouvantes, sur lesquelles la nouvelle critique bâtit ses fondements identitaires.
22Cependant, l’émergence d’une synergie entre langage critique et expériences théâtrales apparait en filigrane des deux publications et semble appeler à l’ouverture d’un axe de recherche inédit. Dans leurs articles au sujet de deux expériences antinomiques (celle du Théâtre de l’Œuvre de Lugné‑Poe et celle du Théâtre Libre d’André Antoine, voisin de la revue Art et critique), A. Folco et S. Montini, bien qu’elles ne se penchent pas directement sur les enjeux critiques des nouvelles grammaires théâtrales, vont au‑delà du débat qui oppose symbolisme et naturalisme pour commencer à démêler l’enchevêtrement entre les idéologies, le langage critique et l’émergence de nouvelles pratiques artistiques, à l’origine de la revendication d’une spécificité du langage théâtral. De même, "M. Consolini, dans l’introduction de son article, montre l’intérêt de cette démarche en redimensionnant le militantisme de Barthes et Dort à l’égard de Brecht, ce qui laisse apparaitre les apports de la mise en scène brechtienne pour leurs analyses dramaturgiques, linguistiques et sémiotiques du spectacle.