Proust, écrivain de la guerre
1Au mois de novembre 1913 paraît chez Bernard Grasset le premier volume d’À la recherche du temps perdu intitulé Du côté de chez Swann. En regard de la page de garde, il était possible de lire la suite projetée de ce roman qui devait paraître l’année suivante, en 1914, une suite toute hégélienne s’il en est, puisqu’elle se conçoit alors en trois parties : les deux côtés et un troisième temps qui sera celui de la réconciliation avec ce qui est retrouvé du temps perdu. Ainsi, le second volume s’intitulait alors Le côté de Guermantes tandis que le troisième s’annonce sous le titre Le Temps retrouvé. Bien que l’achevé d’imprimer date du huit novembre mil neuf cent treize par Charles Colin à Mayenne, voilà que le copyright de l’année XCMXIII s’efface quelque peu devant la date fatidique de l’inscription « Pour paraître en 1914 ». Personne ne pouvait se douter de ce qui allait advenir. Personne ne pouvait penser que dans quelques mois, l’Europe tout entière serait engloutie dans l’un des conflits les plus meurtriers de l’histoire. En effet, les événements de l’été 1914 allaient bientôt tout changer. Avec la déclaration de guerre du 4 août 1914, Hegel et l’histoire prennent des vacances tandis que le monde se mobilise et que Bernard Grasset écrit à Proust pour lui apprendre qu’il ne continuera plus de publier À la recherche du temps perdu. Le projet de Proust sera remis par son éditeur à des jours meilleurs, permettant à l’écrivain de remanier en profondeur son roman durant plus de quatre ans, de réélaborer la structure de cette cathédrale du temps, d’en retisser les liens grâce aux innombrables paperolles que Céleste Albaret colle dans ses cahiers. Les trois volumes initialement prévus aboutiront ainsi, après la mort de l’écrivain, aux sept tomes consacrés par l’édition de la N.R.F. et qui paraîtront entre la fin de la guerre et 1927. À sa manière donc, la Recherche a elle-même été mobilisée et part en guerre.
2Ainsi, la guerre aura eu une influence décisive sur la genèse du grand roman. Mais plutôt qu’un mouvement de réclusion, un temps mort au cours duquel l’écriture de Proust aurait entrepris un repli, une retraite, on imagine une influence plus décisive. Proust fait entrer la guerre dans la Recherche pour en faire un lieu de modernité. La guerre redéfinit le contour de l’œuvre tout en exigeant de son auteur qu’il devienne lui aussi, à travers l’écriture de son roman, un fin stratège. Telle est l’idée centrale que défend Brigitte Mahuzier dans son livre Proust et la guerre, lequel paraît notamment à l’occasion du centenaire de l’année 1914, proposant une synthèse bienvenue sur une question à la fois complexe et multiforme. La thèse est simple : B. Mahuzier voit en Proust un écrivain de la Grande guerre. Cette idée semble avoir fait son chemin depuis quelques années. Antoine Compagnon, qui consacre son cours de 2014 du Collège de France au thème de « La guerre littéraire », ne manque pas d’inscrire Proust parmi les auteurs de la guerre dans le volume qu’il vient de faire paraître chez Gallimard1, alors qu’il rappelle comment ce passage de 1913 vers 1914 est bien celui de la naissance de la modernité, faisant de Proust à la fois le dernier grand écrivain du xixe siècle et le premier du xxe. Ainsi, la guerre est une autre manière de consacrer l’entrée de Proust dans la modernité aux côté d’Apollinaire et de Céline.
Témoin, depuis l’arrière
3Le rapport de Proust à la guerre est complexe. Patriote dans l’âme, l’écrivain aurait voulu prendre part au conflit, mais il doit se résigner car il est définitivement démis de service pour son asthme et une santé trop fragile. Une fois la guerre déclarée, un seul rêve l’obsède. Il voit ses proches amis et son frère partir pour le front et commence à être tourmenté par cette guerre, si proche et pourtant inaccessible. Il la suit de près, dans les journaux où il lit régulièrement la critique militaire. Son lit, sur lequel il récrit la Recherche, est recouvert de cartes militaires qu’il consulte pour suivre la progression des batailles. La guerre va bientôt devenir obsessionnelle pour Proust qui écrit à la princesse Soutzo :
J’ai assimilé la guerre si complètement, hélas, que je ne peux l’isoler ; elle est moins pour moi un objet au sens philosophique du mot qu’une substance entre moi et les objets.
4Ainsi, nous sommes plus proches de Clausewitz que de Hegel, et pour comprendre la portée de cette substance, il faut se rappeler qu’il ne s’agit pas d’une guerre comme les autres, mais bien du premier conflit mondial, guerre illimitée et totale dans laquelle chaque nation mit ses ressources en jeux pour détruire l’ennemi et où le pouvoir de destruction laisse présager le nouveau visage de la guerre moderne. Avec elle, disparaissent les anciens ordres et l’aspect limité et réglé de la guerre traditionnelle. À sa manière, la Recherche porte témoignage de cette métamorphose et de cette disparition.
5Malgré l’intérêt obsessionnel de Proust pour la guerre, la question divise encore les spécialistes. Dans Proust et la guerre, B. Mahuzier plaide en faveur d’une lecture de Proust comme écrivain de la guerre, fondant sa démonstration dans la topographie de l’avant (le front) et l’arrière. Clairement, il faut lire Proust de l’arrière. Il faut le lire comme un écrivain qui ne pouvait parler de la guerre que de l’arrière, c’est-à-dire à partir de ce « lieu abject, peuplé de femmes et d’enfants, de vieillards, d’invalides, d’homosexuels et d’embusqués ». D’emblée, autour de cette opposition, se mettent en place toute une série d’oppositions qui ne cessent de travailler l’écriture de Proust et qui appelle un travail de déconstruction pour montrer dans quelle mesure le romancier s’oppose aux écrivains du front, à ceux qui « y ont été » et dont les œuvres témoignent de ce lieu interdit pour l’auteur et son héris. Du coup, cette opposition le rapproche de la seconde génération qui ont parlé de la guerre, non plus sous le signe du témoignage direct, mais au détour de la fiction. Le paradoxe d’un tel anachronisme est qu’il oppose Proust à un Henri Barbusse ou à Raymond Dorgelès, pour le rapprocher d’un Louis-Ferdinand Céline2. Et si Proust n’aurait pu écrire Voyage au bout de la nuit, la guerre lui permet de récrire la Recherche pour la transformer en un « voyage au cœur de la nuit », à savoir cette promenade nocturne de 1916 à travers le Paris en guerre, qui est décrite dans le second chapitre du Temps retrouvé. Ce voyage proustien nous montre le héros en compagnie du baron de Charlus, cette tante transformée en Virgile pour une promenade à travers les Enfers, lesquels en viennent à énoncer la théorie proustienne du décalage et de l’écart qui transforme l’interdiction du front comme lieu d’exclusion en une poétique sadomasochiste de la distance et de l’écart. Prolongeant ainsi l’opposition entre le front et l’arrière, la Recherche met en place une écriture de l’arrière qui met en jeu des effets d’inversion et de retournement, voire de subversion. Ainsi, l’opposition de l’avant et de l’arrière permet d’articuler une lecture guerrière de la Recherche qui fonde une écriture homo-érotique de la guerre.
6Avec l’avènement de la guerre, la Recherche se dissout d’une certaine manière. Elle se laisse démembrer et retisser par elle, alors que son enjeu restructure entièrement le sens initiatique de cette promenade au cœur de la nuit. La guerre fait sortir la Recherche de ce passé de la Belle Époque. Elle lui évite le risque d’un hors temps du temps perdu pour venir l’inscrire dans la modernité et l’immédiateté du maintenant qui est placé sous le signe de la destruction. C’est ce que B. Mahuzier indique en opposant la structure biblique de l’initiation à travers les enfers chez Dante à la présence immédiate du conflit apocalyptique tel qu’il est vécu dans Apocalypse now. Ainsi la Recherche, qui prenait le risque de se perdre et de se consommer dans le passé ou, pire, dans un hors temps, trouve dans la Bible (Sodome et Gomorrhe) et chez Dante les modèles qui structurent Le Temps retrouvé alors que l’immédiateté de la guerre ou son entrée dans le roman permettent de remplacer les métaphores organiques, ce langage des fleurs qui servait à décrire les usages des habitants de Sodome par des métaphores militaires. Pareil déplacement permet au roman de se transformer progressivement en champs de bataille. L’écrivain est alors bien plus qu’un embusqué qui témoigne de la guerre. Cette position de l’arrière lui permet de mener sa propre guerre à travers les pages qu’il écrit et d’utiliser son roman pour y développer sa stratégie d’écrivain.
Des Enfers au Paradis
7Or, cet Enfer apocalyptique de la guerre ne peut se concevoir sans un Paradis, que B. Mahuzier nomme le « Paradis militaire ». Elle y résume cette année de service militaire que Proust passa à Orléans. Nous sommes alors invités à suivre une descente aux Enfers à partir d’une suite de dates qui révèlent la progression du thème de la guerre à travers la Recherche, et ce jusqu’à cette promenade nocturne. Cette progression de chapitre en chapitre met, en outre, en évidence les grandes étapes génétiques de la réécriture.
8Tout commencerait donc par une photographie, celle du jeune Proust en tenu de soldat d’infanterie, prise à la Caserne Coligny d’Orléans en 1889, année où il s’engage comme « volontaire conditionnel ». Cette photographie renforce bien l’adage selon lequel l’habit ne fait pas le moine, en une déclinaison militaire du genre l’uniforme ne fait pas le soldat. Comme le remarque B. Mahuzier, il y a de la parodie dans la pose du jeune Proust qui, tout en esquissant « un involontaire pas de danse » (p. 23), semble conjuguer l’excès vestimentaire du dandy avec les limites de l’uniforme militaire. Ce « Paradis militaire » concrétise une tension inhérente à cette époque, celle de la lutte entre la plume et l’épée qui culmine sous cette IIIe République, république qui est née de la guerre et qui se dissoudra dans une autre guerre. Ce paradis est en effet celui d’une jeunesse qui demeure fascinée par l’armée et son idéologie de l’ordre, ce goût pour la rigueur et la contrainte. Mais à l’encontre des dérives dans lesquelles se sont fourvoyés le futurisme ou l’esthétique du simultanéisme, ce paradis peut engendrer une autofiction qui permet de déconstruire l’amalgame militaro-belliciste, montrant que l’on peut être militaire tout en étant contre la guerre, c’est-à-dire que l’on peut porter un regard critique sur la question du patriotisme. De même, ce paradis est celui d’avant l’affaire Dreyfus, lorsque l’armée dispose encore de tout son prestige. Et donc si ce lieu est celui du mouvement et de l’action, de la discipline comme contrôle du corps (tout ce que Proust ne semble pas pouvoir montrer dans sa photographie), il est aussi un lieu érotique, un monde des hommes qui demeure étranger à la procrastination de l’intellectuel.
91914 est l’année de l’entrée en guerre. Elle est aussi celle de la mort du secrétaire de Proust, Agostinelli, qui contribue à introduire dans la Recherche l’épisode d’Albertine et les thèmes du deuil et de l’argent ou l’imprévisibilité de l’économie par temps de guerre. Ici donc se pose le problème de la mémoire comme thésaurisation ou encore la dialectique de la dépense et de la thésaurisation qui ne cesse de circuler entre l’économie passionnelle et l’économie de marché. Si cette disparition de cet ami cher à Proust quelque mois avant le conflit préfigure celles de tant de jeunes partis au front (comme Robert d’Humières ou Bertrand de Fénélon qui inspireront le personnage de Saint-Loup), elle place donc la mort au cœur de la Recherche et un certain retour du refoulé dans la manière dont le roman pourrait mimer la vie. Mais au-delà des rapports entre fiction et réalité, la question est de voir comment l’histoire personnelle préfigure ici la Grande Histoire, ou encore si ce ne serait pas la fiction qui inspire le réel. Cette année qui voit s’enchainer la disparition, le deuil et le traumatisme, créant entre Agostinelli, Fénélon et Albertine une chaine de refus devant la mort, la difficulté même à accepter l’annonce de la disparition d’un être aimé, un refus de la mort sans preuve du corps du disparu, sans l’évidence matériel de son départ. Ainsi, le départ d’Albertine est peut-être le grand départ, le passage d’un départ temporaire, d’une absence, vers le départ définitif, tandis que la guerre va elle-même ne pas tarder à devenir la Grande guerre.
101916 est l’année médiane de la guerre. C’est l’année au cours de laquelle la guerre qui devait être courte devient soudainement longue et où l’écriture de l’histoire rattrape finalement l’immédiateté des événements. Ainsi se développent une éthique et une esthétique de l’écriture historique. Le roman comme lieu de mémoire et qui est associé à un passé de paix et à une période révolue que l’on nomme la Belle Époque est tout d’un coup défié par un texte et une écriture qui questionnent le réalisme du témoignage. Le réalisme est bien entendu celui avec lequel Barbusse ou Dorgelès rendent compte de l’expérience du front. Ici, la position d’un Proust embusqué qui écrit de l’arrière et dont l’écriture s’oppose frontalement à ceux qui du front, rapporte un témoignage direct de la guerre. L’impossibilité d’accéder au front, toute la distance qui le sépare du conflit va bientôt se transformer en une théorie de la distanciation à partir de laquelle il peut se rendre étranger à l’histoire, car pour un embusqué, il n’y a jamais de bonne distance. Proust combinera sa situation de triple embusqué, c’est-à-dire de réformé, de juif et d’homosexuel, pour dresser une poétique de la guerre vécue de l’arrière. Il oppose donc à la généalogie patrilinéaire une matrilinéarité diagonale d’oncles et de tantes qui ne tarderont pas à transformer la Recherche en un voyage au cœur de la nuit. De fait, en mettant suffisamment de distance entre lui-même et l’ennemi, Proust crée un front intérieur à partir duquel il nous donne à voir la guerre autrement. C’est donc la fin du guerrier qui est ici à l’œuvre dans cette écriture à partir du front intérieur de la guerre. Comme on le voit, cette opposition du front et de l’arrière remplace progressivement les deux côtés de la Recherche, le côté de chez Swann et le côté de Guermantes. Elle permet de lui substituer deux nouveaux côtés, ceux de Sodome et de Gomorrhe, car la guerre a pour conséquence de séparer les sexes. À travers le développement de cette poétique de l’arrière ou ce que B. Mahuzier nomme « Le côté de Sodome », Proust entend montrer la perversité inhérente qui existe dans la séparation des sexes, basée sur un principe d’inversion qui encourage une relecture de l’épisode biblique à la faveur de ce principe honteux de la séparation de la communauté sur base du partage sexuelle.
11Le 16 avril 1917 commence la bataille du Chemin des Dames ou l’offensive Nivelle qui fut l’une des plus meurtrières. À travers son propre Chemin des Dames, nous découvrons chez Proust un processus de réécriture comme stratégie qui vise à transformer la Recherche en und Grande Œuvre de la Grande Guerre. Suivant la lecture que fait Proust de la critique militaire, B. Mahuzier propose donc de voir une réplique littéraire du fiasco militaire du Chemin des Dames qu’elle interprète comme une manœuvre de déviation. Faisant suite à une esthétique de la distanciation, voici que les manœuvres littéraires visent à nous montrer que la déviation à l’œuvre dans la Recherche est une perversion qui permet à Proust d’être là où on ne l’attend pas. Ces manœuvres et cette déviation par rapport à la position du front lui permettent d’écrire dans son échec même le grand roman de la guerre. De fait, Proust passe ses jours à lire la critique militaire et ses nuits à démembrer et à retisser la Recherche. Après les jours, la guerre lui prend également ses nuits, transforment la réécriture de la guerre en une réécriture par la guerre. Ici, la guerre se transforme en un art poétique à partir duquel fut réécrit la Recherche.
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12Dans le mouvement qui consiste à rattacher Proust à cet immense événement que fut la Première Guerre mondiale, la lecture militaire et stratégique du roman montre en quoi il fut un grand écrivain de la guerre. Toutefois, pareille lecture ne doit pas nous faire perdre de vue l’événement dont nous parlons dès que nous pénétrons l’univers proustien. De fait, il convient de se demander de quelle guerre il est ici question ? De quelle guerre nous parle le narrateur de la Recherche ? Probablement pas de celle des historiens, mais d’événements qui relèvent d’un imaginaire de l’arrière travaillé par la mort et une écriture de l’inversion sexuelle. Si l’opposition topologique de l’avant et de l’arrière montre ici toute sa pertinence, la Recherche nous parle de la guerre telle qu’elle est vécue de l’arrière en nous tendant un miroir subversif dans lequel il est possible de voir une image plus juste de la guerre telle qu’elle était vécue sur le front, cette guerre que le silence du permissionnaire ou que la censure militaire aurait définitivement voulu réduire au silence. C’est en devenant ce reflet interdit que la Recherche entre véritablement dans la guerre et devient comme le propose Brigitte Mahuzier le roman de la Grande Guerre.