Raconter, maintenant, au Québec
1Concevoir, saisir, vulgariser le contemporain s’avère une entreprise souvent complexe. En 2004, un projet conjoint entre des spécialistes de littérature et de théâtre a été mené dans le but de cerner « la narrativité contemporaine au Québec ». Deux volumes permettent de déployer cette question, le premier étant consacré au texte littéraire, sous l’égide de René Audet et Andrée Mercier, et le second, au texte dramaturgique, dirigé par Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos. Permettez-moi de vous présenter une lecture de la première portion de ce diptyque et de laisser à autre lecteur le soin d’envisager les réflexions sur la dramaturgie québécoise.
2Une chercheure associée au projet évaluait bien l’ampleur de la tâche :
[…] le phénomène « narrativité » excède amplement les limites du texte et du littéraire et, pour cette raison, a donné lieu à de nombreuses tentatives de définitions, qui en constituent autant d’approches, jamais tout à fait satisfaisantes, du fait qu’elles ne s’attachent généralement qu’à un objet. (Haghebaert, p. 206)
3Empruntant la forme du recueil, cet ouvrage collige les réflexions de nombreux chercheurs, professeurs et doctorants, sur des objets divers allant du poème en prose aux plus récents romans de Ducharme. L’enjeu qui dynamise chacune des réflexions, à des densités différentes et selon des approches variées, c’est le narratif. Au sortir de ce recueil, le lecteur en aura autant appris sur les diverses manières de concevoir le narratif que sur la littérature québécoise contemporaine. En effet, cette entreprise constitue, au dire des directeurs de l’ouvrage, un double panorama, littéraire et théorique, qui se dresse en parallèle, et non pas en concurrence, avec des ouvrages d’allégeance socio-historique (Audet et Mercier, p. 8-9). À la différence de ceux-ci qui élaborent souvent une démonstration homogène sur une trame diachronique, ce volume se bâtit par touches successives et représente, en quelque sorte, une parataxe analytico-théorique. Si quelques études mentionnent spécifiquement les années 1980 et 1990 comme étant les balises limitant le corpus, l’introduction fait l’impasse sur cette question, ou du moins la relégue à d’autres, ce qui souligne peut-être au passage la difficulté « du contemporain à se penser de façon historique. » (Viart, p. 243) Cette démarche particulière, nous le verrons, défait les hiérarchies, ouvre le propos en permettant aux études de déborder l’une dans l’autre, de s’enrichir par contacts mutuels. Incidemment, les parcours de lecture seront multiples, en voici quelques-uns.
4Eu égard à cette forme du recueil, qui permet les lectures non linéaires, mais qui, d’autre part, échafaude et organise sa saisie, par le biais du paratexte, il convient de déployer une macro-lecture de ce volume. Ses particularités sont nombreuses, à commencer par la (si) courte introduction qui n’offre pas, comme l’usage le veut souvent, de présentation systématique des études ultérieures. On y pose d’emblée l’objectif et l’angle de la recherche, soit de
délaisser les rapports simples entre genres [ce qui] conduit à mettre au jour une dynamique plus fondamentale, à voir comment le geste du raconter investit (à divers niveaux, sous diverses formes) l’ensemble des pratiques littéraires. (Audet et Mercier, p. 7)
5On désamorce aussitôt de possibles confusions en abordant de front « la problématique de la narrativité » et en dissociant les notions de narrativité et de narration, puis de narrativité et de fictionnalité. Bien que dissociées, ces notions demeurent connexes et constituent, dans les faits, des zones troubles que plusieurs études éclaireront, nous le verrons, selon leurs propres perspectives. Ces précautions liminaires sont suivies de quelques suggestions de lecture, soit par des recoupements génériques ou théoriques entre les textes. Ces suggestions pallient l’absence de structuration du volume en sous-parties, les articles étant disposés selon l’ordre alphabétique de leurs auteurs respectifs. Ce mode organisationnel permet d’éviter une typologie des objets d’étude et son inévitable glacis axiologique. Au contraire, cette organisation a une portée heuristique dans la mesure où elle permet des croisements et des échos, au petit bonheur de la lecture. Autre conséquence de la parataxe, combinée avec l’omission d’un épilogue ou d’une conclusion, c’est l’ouverture du propos : n’étant ni fermé ni agencé, ce recueil permet de concevoir, hors des limites du livre, bien d’autres études qui permettraient d’enrichir, in absentia, celles qui y siègent. Il s’agit peut-être, corollairement, d’un aveu d’incomplétude du projet qui est par ailleurs fort étoffé : de ce projet, ambitieux et souple, polycéphale et pourtant cohérent, émergent plusieurs filons de réflexions que j’aimerais mettre en lumière, notamment la question de la référentialité, des logiques narratives et des déroutes du récit.
6Si le narratif constitue une modalité du discours, conjointement avec l’argumentatif, le descriptif, le dialogue (Dion, p. 138 ; Riendeau, p. 260) – modalités qui sont différemment convoquées selon les genres abordés –, Élisabeth Haghebaert met en évidence le syllogisme par lequel le statut référentiel s’imprime sur le discours, échangeant ainsi leurs valeurs propres.
Toute narration n’est-elle pas déjà fiction ? et toute fiction ne comporte-t-elle pas une part de narration ? si bien qu’au bout du compte narrativité et fictionnalité se révèlent plus proches qu’il n’y paraît, occupant un territoire mitoyen. (Haghebaert, p. 208)
7D’autre part, on conviendra que les genres référentiels produisent également du narratif, pensons à l’autobiographie, à la correspondance, à la chronique. La commutativité du statut référentiel permet de déplacer le regard sur la narrativité pour y voir, indifféremment, « le mode d’agencement d’événements relatés par une instance énonciatrice ». (Audet et Mercier, p. 10) Reprenant à leur compte les réflexions de Jacques Fontanille, Andrée Mercier et Frances Fortier affirment que trois logiques sous-tendent la narrativité. La plus évidente est la logique de l’action, qui correspond à l’événement, soit au « contenu » narratif. Mais, l’événement, ou la transformation, doit être aussi appréhendé, compris, ce qui relève de la logique cognitive. Enfin, l’événement, suscitant probablement sa part d’affect sur le sujet, est tributaire d’une logique passionnelle, renommée par les deux chercheures par l’expression moins connotée, logique du sensible. (p. 180) Ces trois logiques de la transformation – l’action, sa cognition et les affects – se combinent diversement, selon les cas, pour générer le narratif.
8Parallèlement à la logique de l’action, qui dynamise la « pratique romanesque classique » (Bérard, p. 45) et qui caractérise « l’ère des best-sellers québécois » (Clément, p. 107), c’est-à-dire les décennies 1980 et 1990, il existe une importante entreprise exploratoire, en littérature québécoise contemporaine, qui se traduit par une surenchère des logiques du sensible et de la cognition. Ainsi, nous aurons vu éclore depuis vingt ans une panoplie de pratiques, émergeant de tous les genres, qui ont contribué à un réaménagement de la narrativité en littérature québécoise.
9Plusieurs articles mettent en évidence une explosion du Soi, du Sujet, qui se traduit par une sur-représentation de la logique du sensible. En poésie, cette tendance est inhérente à une désacralisation du poème et de ses codes, ce qui conduit tantôt à une refonte de la versification, tantôt à une incursion dans le prosaïsme, lire le banal, le quotidien et l’intime. Le vers se fera le dépositaire des « Trivialités », pour reprendre le titre d’un poème de Beaulieu, et « le prosaïsme intime s’accompagnera d’une entreprise autobiographique affichée, un facteur supplémentaire de narrativité. » (Bissonnette et Bonenfant, p. 92) L’essai participe également de cette mouvance, selon Pascal Riendeau. Bien qu’il existe une palette de pratiques narratives dans l’essai – de l’adresse dans Au fond du jardin de Jacques Brault à l’introspection de Pierre Yergeau dans La recherche de l’histoire – , il semble que la part autobiographique dans l’essai tend à dénuder son origine énonciatrice et que la fiction contribue au protocole argumentatif (p. 262-263). Ce qui fera conclure à Riendeau que « les incursions et inflexions de la narrativité apparaissent plus que jamais indispensables à une pensée essayistique où dominent l’hybridité et la fragmentation. » (p. 285) Autre exemple de narrativité fragmentée et intime, il y a ces « romans de la discontinuité » (p. 132) dont Anne-Marie Clément nous propose une lecture. Ces romans faits d’« une accumulation de petits faits, gestes et réflexions qui ouvre sur l’ordinaire et l’intimité d’une vie privée » (p. 112), exposent des narrateurs déconcertés et modestes, mais toujours conscients de prendre la parole en marge des canons. Frances Fortier et Andrée Mercier abordent cette modestie du discours par le biais du récit, cet ensemble générique qui se fonde sur un minimalisme narratif et qui exacerbe la logique du sensible. Dans les récits, « [l]es états d’âme, omniprésents, sont rarement le résultat ou la motivation d’une trame narrative finalisée : au principe même de la narration, ils en constituent littéralement l’événement. » (p. 182) Le Sujet, sensible et décalé, est également de l’avant dans les derniers opus de Ducharme : c’est un sujet de parole et d’oralité (ces « Gros mots »), qui multiplie les dérives amoureuses, spatiales et narratives (Haghebaert, p. 223 et 225). Dans la poésie versifiée, dans l’essai composite, dans le roman éclaté ou « dévadé », dans le récit subjectif, la narrativité tend à s’inscrire, autrement, à travers les réflexions et intuitions d’un sujet non pas magnifié, mais pétri de quotidienneté, décontenancé et lucide.
10Par ailleurs, la narrativité contemporaine se laisse appréhender par sa logique cognitive, en misant du côté d’une intellection ou, du moins, d’une conscientisation de l’événement narratif et de ses principes. Fontanille affirmait que « pour la logique de la cognition, le changement n’est saisissable que par comparaison entre deux mondes, comparaison qui permet de mesurer la découverte, le supplément de connaissance » (cité par Fortier et Mercier, p. 180). Ce processus de connaissance par l’entre-deux est patent dans la pratique du recueil. En effet, le recueil, en tant que somme de ses parties déjà narrativisées et autonomes, superpose une strate narrative supérieure, agissant comme ce « supplément de connaissance ».
11Dans le cas de la poésie, selon René Audet et Thierry Bissonnette, alors que le poème constitue un événement de nature langagière, la mise en recueil révèle une communauté discursive plutôt que fictionnelle ou diégétique entre ses éléments (p. 20-21). La narrativité qui découle souvent de la configuration recueillistique des poèmes n’est donc pas de l’ordre de l’événement ni même de l’affect subjectif, mais de la re-connaissance d’un discours saillant.
12Liant entre elles des nouvelles autonomes, le recueil, tel qu’il est de plus en plus pratiqué au Québec, se dote d’une narrativité particulière sur la base d’un univers de fiction partagé ou d’une trame diégétique flottante (Audet et Bissonnette, p. 26). Si bien que la frontière qui semblait nette, entre le recueil de nouvelles et le roman, tend à s’effilocher. Alors que « le recueil semble de plus en plus charmé par le roman » (p. 26), celui-ci se déconstruit (Bérard, p. 46), se décompose (Clément, p. 130), voire se pulvérise (Dion, p. 166) et se rapprocherait inversement du recueil de nouvelles. Malgré tout, misant sur une narrativité accentuée, le recueil de nouvelles ne verse jamais totalement dans le roman, car les nouvellistes jouent sur deux fronts : ils établissent l’effet d’autonomie entre les morceaux – grâce à des plans référentiels, diégétiques, stylistiques divers – tout en configurant l’ensemble de telle sorte que ces fragments se trouvent liés – par l’utilisation d’une cornice ou d’un homonyme récurrent, par exemple. Ces expérimentations ne sont pas sans générer des effets de lecture, notamment par une modification constante de l’horizon d’attente, le lecteur devinant derrière chaque pièce autonome un dessein « transcendant ». Le cas présenté et analysé par Michel Lord, soit La vie passe comme une étoile filante : faites un vœu de Diane-Monique Daviau, rend bien compte de ce double travail lectural.
13Si les nouvelles de Daviau sont pleines de trous informatifs autour desquels la narrativité fonctionne (fait des spirales) et où parfois le sens tantôt apparaît, tantôt s’engouffre et se perd, le recueil en revanche semble conférer un semblant d’ordre à tous ces textes en proposant une réflexion finale qui donne sens au tout, même si c’est pour exposer un paradoxe, celui de l’écriture qui apparaît pour mieux participer à sa propre disparition. (Lord, p. 255)
14La lecture du recueil d’essais serait également soumise à une certaine tension alors que le tout – recueil d’essais – est paradoxalement composé de fragments de natures diverses, d’essais mais aussi d’anecdotes, d’introspections, de dialogues, etc. Selon Pascal Riendeau, il faut tout de même « insister sur le caractère idéel de toute forme d’essai, introspectif ou cognitif. » (p. 284) Cependant, pour René Audet et Thierry Bissonnette, la ligne n’est pas si claire car, disent-ils,
[…] la narrativité inscrit les textes dans une logique narrative plus englobante et peut même les contaminer, particulièrement dans le cas de l’essai et de la poésie, au point où leur appartenance générique devient problématique. Cette recontextualisation agit également sur le plan référentiel : par association commune, le discours narratif induit parfois une lecture fictionnalisante […] (p. 39)
15Le recueil, du moins une certaine pratique du recueil, qui mise à la fois sur des dislocations syntagmatiques et sur une mise en réseau, semble donc emblématique des avancées de la narrativité, telle qu’elle se laisse saisir par sa portée cognitive. Bien que la littérature québécoise contemporaine permette des explorations narratives en tablant sur les deux logiques du sensible et de la cognition qui étaient traditionnellement inféodées à la logique de l’action et bien que cette dernière occupe toujours une place prépondérante dans ce corpus, on assiste parallèlement à un phénomène de dévoiement de la narrativité.
16Deux modus operandi sont couramment employés, indépendamment du genre, afin de détourner le souffle narratif. Par le recours à une certaine hybridité des discours, la place accordée au discours proprement narratif se trouve balisée, limitée, et ce, lorsque le narratif n’est pas tout simplement contaminé. Formellement, le discours narratif lui-même est éprouvé par diverses techniques de pulvérisation, qui sont cristallisées dans les termes fréquemment employés dans ce volume : discontinuité, fragmentation, minimalisme ou inachèvement, pour ne nommer qu’eux. Bien sûr, ces deux ensembles de procédés ne sont pas mutuellement exclusifs et se complètent plutôt, l’un agissant sur les contours extérieurs de la narrativité et l’autre, la minant de l’intérieur.
17Le poème en prose reflète bien ce double travail de subversion de la narrativité. Alors que, de par sa configuration discursive particulière, il a auparavant permis l’expression d’une énonciation narrativisante, il tend présentement à se dissocier des pratiques narratives courtes qui lui sont voisines en dévoyant ses élans narratifs (Bissonnette et Bonenfant, p. 97-98). Dans ce dessein, le poème en prose se rapprochera du poème versifié en intégrant des blancs typographiques au cœur de ses lignes. Il se trouve aussi délinéarisé par une écriture de la répétition, écholalique, et par l’atomisation de ses amorces narratives (p. 98). De plus, il récupère puis détourne des genres franchement narratifs au profit du travail poétique (p. 98-99).
18Les formes narratives longues n’échapperont pas à une telle entreprise de redéfinition de ce souffle qui est le leur. Le recours à des procédés métafictionnels, notamment, marque plusieurs romans écrits par des femmes, comme si la fiction et le livre qui la contient, étaient des terreaux trop petits pour leur texte. Ou plutôt, « ces textes semblent dire que la vie n’est qu’écriture et que l’écriture… n’éloigne jamais beaucoup l’être humain de la vraie vie » (Bérard, p. 77 ; l’auteure souligne). Multipliant les instances énonciatrices et croisant les registres référentiels, ces romans de femmes se mettent en abyme permettant un mouvement vertical qui défie la nature syntagmatique du mouvement narratif (Bérard, p. 65). Cette même impulsion de profondeur anime les romans de la discontinuité, alors que « [b]ien souvent, la mise en question du récit est thématisée, débattue par les instances de la communication interne : personnages et narrateurs font de nombreuses allusions aux difficultés de raconter. » (Clément, p. 113) Robert Dion, pour sa part, présente et étudie un autre type de romans de la discontinuité.
19On observe en effet qu’un nombre important d’œuvres désignées par l’étiquette générique « roman » ou reçues comme telles refusent partiellement le récit, la « représentation d’actions » pour dire comme les poéticiens, qu’elles sacrifient notamment à l’exposé d’un savoir littéraire ou extralittéraire, tâtant ainsi de l’essai voire des genres discursifs tels que le dictionnaire, le traité, la glose et ainsi de suite. (p. 137-138 ; l’auteur souligne)
20Chacun de ces procédés, plutôt que de simplement empêcher la narrativité, contribue à la redéfinir, à la mettre en relief et surtout, à ne plus la tenir pour acquis. Que l’on parle de « déconstruction positive » (Bérard, p. 48), de « redondances créatrices » (Lord, p. 235), de « roman nécessairement pluriel » (Clément, p. 128), des « exploration[s] transversale[s] » (Audet et Bissonnette, p. 40), etc., on évoque à chaque fois, non pas la fin de la narrativité, mais son repositionnement, moins central, mais toujours incontournable dans l’espace littérature. Il semble que cela corresponde à une redéfinition de nos valeurs propres : on s’inscrit en faux contre l’homogénéité, contre le téléologique et, surtout, contre le récit totalisant.
21Au sortir de ces multiples lectures, donc, nous avons pu cerner plusieurs enjeux, plusieurs pratiques, de manière empirique, nous avons pris le pouls d’une littérature qui se fait multiple, arc-en-ciel. Mais que retiendrons-nous de la narrativité en elle-même ? comment peut-on la définir ? et ce, avec l’aide de quels outils ? Revenons donc sur cette question que nous avons éludée en début de parcours pour mieux la comprendre, à l’issue de cette lecture.
22Il existe une adéquation profondément ancrée dans la théorie littéraire qui fait s’équivaloir narrativité et unité. Voici une assertion qui rend bien compte de ce symptôme. « Pourtant, comme le souligne Andrew Gibson, peut-être jamais autant que depuis le début des années 1980 le discours littéraire n’a été aussi peu narratif, aussi peu linéaire, homogène et unifié… » (Bérard, p. 49 ; l’auteure souligne.) Plus qu’un lieu commun, cette conception est un véritable canevas cristallisé dans un premier temps par les formalistes (Propp, Todorov), puis raffiné par les linguistes et sémioticiens (Ricoeur, Adam, Brès). La recherche en narratologie (Genette) a doté la critique d’outils afin de décortiquer le récit et ses variables, voire les questions de vitesse narrative, d’énonciation et de diégèse, d’opposition histoire et discours, etc.
23Ainsi, la conception structurale de la narrativité constitue un point de départ dans chacune des études de ce volume. Par exemple, la définition que donne Jean-Michel Adam du récit, en six étapes essentielles – ou programmes narratifs – sera évoquée pour être tantôt appliquée (Lord), tantôt révoquée (Riendeau). La majorité des chercheurs se dédouanent rapidement d’une conception trop stricte du récit – « une transformation de prédicats […] au cours d’un procès » (Adam, cité par Lord, p. 237) – pour concevoir plus largement la narrativité comme étant « un phénomène structurant de la signification résultant d’une relation réciproque entre le langage et le monde » (Haghebaert, p. 207).
24Deux critères qui se dégagent communément des analyses présentées permettent de donner prise sur l’objet narrativité, tel qu’il est problématisé dans le corpus québécois contemporain : à savoir, la pertinence, du point de vue des énoncés qui forment le récit, et la compétence, qui en caractérise l’énonciation. Il s’impose de préciser que les termes pertinence et compétence sont ici employés en deçà d’un quelconque système de valeurs et qu’ils concernent plutôt la transmission d’informations narratives. Si l’on suit le filon de la pertinence des énoncés, l’on verra qu’à travers plusieurs genres la narrativité ne discrimine plus le trivial au profit du sérieux. Il y a ce sujet du poème qui « [épluche] des pommes de terres » (Bissonnette et Bonenfant, p. 95), ce sujet de la nouvelle qui bavarde, qui digresse, sans pourvoir à une juste « Indication » (Sauvé, p. 293), et tous ces sujets, de récit, de romans, d’essais qui racontent, qui cumulent les énoncés sans jamais filer au but, à la fin concluante et globalisante du récit. Afin de bien rendre compte de cet aspect fort important de la narrativité contemporaine, les chercheurs ont recours à des notions diverses qu’ils adaptent à leur corpus et au genre qu’ils exploitent respectivement. Thierry Bissonnette et Luc Bonenfant convoquent la notion de prosaïsme en rappelant la définition qu’en donnent Pierre Popovic et Jean Cohen (p. 90). Denis Sauvé, dans l’étude de la nouvelle « L’indication », oppose la conception classique de la nouvelle, comme d’un genre « balistique », qui pointe vers sa finalité, à une narration foncièrement déviante. La notion de minimalisme narratif – qui caractérise autant la forme, le style que le contenu – tel que détaillée par Fieke Schoots, permet à Frances Fortier et Andrée Mercier de consigner les particularités de la narrativité « étriquée » à l’œuvre dans le genre du récit. Les études qui traitent du roman et de l’essai, grâce aux notions de fiction et de diction genettiennes (Riendeau), de postmodernisme (Clément), d’interdiscursivité (Dion), mettent en évidence la mixité discursive des énoncés qui s’y côtoient. Des frottements et des interstices entre les registres – narratif et essayistique, narratif et autobiographique, narratif et historique – c’est la valeur absolue des discours qui est refusée, les énoncés de diverses origines se contaminant sur le mode des vases communicants. Bref, l’étude de la pertinence des énoncés, des informations fournies par le récit, en tenant compte du genre, de la nature des discours, du style, des effets de lecture, rend compte à la fois de l’ampleur des enjeux dans la narrativité et de la nécessité d’user d’un large spectre théorique afin de bien cerner le phénomène.
25En ce qui a trait à la compétence narrative, nous touchons aux questions corollaires des instances énonciatrices (d’où origine le récit), du cadrage du récit (à côté, au-delà de que l’on raconte, il y a tout le reste, le non-dit, l’indicible) et de la métatextualité (comment le récit arrive à se raconter lui-même). Encore une fois, les pratiques en littérature québécoise contemporaine sont bigarrées, mais il se dégage de l’ensemble un certain malaise, voire un aveu d’incapacité, qui est accompagné d’une lucidité face à l’acte narratif : « s’interroger sur la façon de raconter entraîne une autre question sur laquelle les narrateurs butent inévitablement : pourquoi raconter, et plus particulièrement, pourquoi raconter tout de même, malgré les évidentes défaillances du récit ? » (Clément, p. 131) La question de la compétence narrative déborde donc naturellement des marges de la narratologie pour englober des approches plus aptes à déployer les enjeux qu’elle recèle : pensons aux études féministes (Bérard), à la notion d’écriture migrante (Dion), au métarécit (Riendeau) et aux logiques narratives (Fortier et Mercier).
26Évidemment, cette compréhension de la narrativité selon les deux volets de la pertinence et de la compétence ou selon les logiques de la cognition et du sensible représente un réseautage possible des réflexions formant ce volume. Les deux directeurs de l’ouvrage, René Audet et Andrée Mercier évoquent pour leur part la possibilité d’examiner la narrativité selon trois angles : celui de la syntaxe, du procès narratif ; celui de l’expression, par le biais des instances énonciatrices ; enfin, celui de l’entendement, qui incorpore le pôle de la lecture (p. 10-11). Ce pôle, précisément, pourrait garantir la viabilité du récit car, selon eux, « la trame narrative en elle-même ne repose pas tant sur des procédés nettement identifiables mais plutôt sur un ensemble de paramètres pouvant susciter une lecture narrativisante. » (p. 11)
27Phénomène complexe qui dissocie l’homme du règne animal, la narrativité doit nécessairement être examinée par le recours à une pensée multiple et ample, à l’instar du projet qui sous-tend ce volume, afin de témoigner de la variété et de la particularité des pratiques contemporaines dans la littérature québécoise. Enfin, une lecture transversale des deux tomes littéraire et dramaturgique de La narrativité contemporaine au Québec est souhaitable, car elle permettra de franchir une limite souvent étanche entre ces deux mondes, la littérature et le théâtre, qui partagent pourtant cette volonté de raconter, maintenant, au Québec…