Ce qui lui revient
1Le volume présenté par Marc Hersant et Chantal Liaroutzos constitue les actes du colloque qui s’est tenu sous le même titre à l’Université Paris-Diderot les 22 et 23 octobre 2010, dans le cadre du programme de recherche HERMÈS (Histoire et théories de l’interprétation), dirigé par Françoise Lavocat. Ne nous trompons pas sur le sens du titre : il ne s’agit pas d’un retour à ce qui serait la « vraie pensée » de Bakhtine, envisagée en elle-même et pour elle-même, et replacée dans son ou ses contextes scientifiques initiaux1. Le retour envisagé par les organisateurs du colloque concerne plutôt l’usage que l’on peut et même, selon eux, que l’on doit faire de la pensée de Bakhtine, de manière réfléchie et critique, dans le champ des études littéraires actuelles2. Les participants au colloque et contributeurs du volume ne sont pas des « bakhtinologues », mais plutôt des « bakhtinophiles » et des spécialistes reconnus dans leur domaine. Les « lectures bakhtiniennes » qu’ils proposent ne sont pas des lectures de Bakhtine, mais des lectures avec (ou éventuellement contre) Bakhtine, adossées aux théories et aux concepts de Bakhtine.
Un retour, & quelques omissions
2Hasard du calendrier éditorial : entre la tenue du colloque et la publication des actes est paru un ouvrage peut-être important et à coup sûr problématique : Bakhtine démasqué. Histoire d’un menteur, d’une escroquerie et d’un délire collectif de Jean-Paul Bronckart et Cristian Bota (parution : juillet 2011). Sur ce livre, tout a été dit3. Je me permets d’ajouter simplement qu’à mon avis, ce livre vaut davantage pour la première partie, intitulée « Éléments d’histoire du bakhtinisme », que pour la deuxième, qui propose une analyse comparative des ouvrages de Bakhtine, Volochinov et Medvedev, et pour les conclusions générales, très polémiques. Je les résume en deux mots : l’affaire des « textes disputés » est définitivement close, Bakhtine n’a pris aucune part à la rédaction des ouvrages signés Volochinov et Medvedev4 ; la première version du Dostoïevski de Bakhtine, en revanche, est due en grande partie à Volochinov ; les emprunts non signalés aux ouvrages de Volochinov et Medvedev qu’on trouve dans les écrits tardifs de Bakhtine doivent être considérés comme des manifestations de plagiat. Dans la première partie de leur ouvrage, Bronckart et Bota, dans la veine des Impostures intellectuelles de Sokal et Bricmont, offrent un panorama des incohérences, inexactitudes, inventions gratuites, interprétations fallacieuses, etc. des traducteurs, préfaciers et commentateurs de Bakhtine, défenseurs de la thèse de l’« omni-paternité bakhtinienne », qui attribue à Bakhtine les principaux ouvrages de Volochinov et Medvedev. Bronckart et Bota s’attardent en particulier sur le livre de Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine. Le Principe dialogique, publié en 1981, qu’ils qualifient de « monstrueux “montage” » (le terme « montage » est de Todorov lui-même). Quoi qu’on pense du ton employé par les deux auteurs, il est clair que cette partie ne peut pas laisser indifférents ceux qui se préoccupent, dans le champ des sciences humaines et en particulier des sciences de la littérature, du problème du rapport à la vérité et à la non-contradiction, ainsi que du mode d’argumentation.
3Dans l’introduction de Retour à Bakhtine ?, M. Hersant et Ch. Liaroutzos prennent acte de la publication de l’ouvrage de Bronckart et Bota :
Depuis un an environ, et sous le coup de la publication d’un livre coup de poing de Jean-Paul Bronckart et Cristian Bota, les polémiques s’enchaînent autour de la question de la responsabilité effective de Bakhtine, non seulement en ce qui concerne l’écriture des textes signés Medvedev et Volochinov, mais même relativement à des ouvrages qu’il a lui-même signés. […] chacun a dû se situer par rapport à des thèses qui, si elles s’avéraient totalement justifiées, rendraient évidemment problématique l’existence même d’un livre comme celui-ci. (p. 15)5
4Ils se déclarent d’emblée insuffisamment convaincus par les arguments de Bronckart et Bota. Leur exposé se limite aux arguments tirés de l’analyse comparative des écrits de jeunesse de Bakhtine et des ouvrages signés Volochinov et Medvedev6. Il évoque notamment la question de la compatibilité des cadres théoriques de référence, phénoménologie d’inspiration religieuse d’un côté, marxisme de l’autre (question qui enveloppe celle de la profondeur ou de la teneur du marxisme des « textes disputés », notamment celui de Volochinov7). M. Hersant et Ch. Liaroutzos pointent aussi le manque d’arguments des auteurs de Bakhtine démasqué concernant l’essai « Du discours romanesque » et l’ouvrage sur Rabelais, qui sont laissés en marge de la démonstration.
5L’introduction de Retour à Bakhtine ? montre également le peu d’impact que la lecture de l’ouvrage de Bronckart et Bota a eu sur les convictions et les habitudes de pensée et d’écriture des éditeurs du volume. On peut relever une modalisation : « La pensée de Bakhtine (et des principaux membres de ce que l’on a pu appeler, à tort ou à raison, son “cercle”) […] » (p. 9). Elle est réutilisée à la page suivante : « On peut, à un tout autre niveau, être gêné par le caractère brutalement dogmatique de certains des textes qui lui ont été, à tort ou à raison, attribués […] » (p. 10). On peut mentionner aussi cette explication, plus élaborée, concernant la façon de concevoir les limites du corpus bakhtinien :
[…] si la tendance récente semble de rendre décidément à Volochinov et à Medvedev des textes qu’ils ont assumés, on ne s’est jamais interdit ici de se référer à leurs œuvres et de les faire entrer dans le dialogue qui nous intéresse entre ce qui s’accroche pour nous au nom de Bakhtine et les problèmes de la critique actuelle. (p. 10)
6Pour le reste, une phrase comme celle qui évoque l’opposition de Bakhtine « à la critique dite “formelle” » mais aussi « à la linguistique saussurienne ou au freudisme » (p. 9), une expression comme « ses “doubles” et amis Volochinov et Medvedev » (p. 10), une citation comme celle de la fin de Marxisme et philosophie du langage « dans la traduction qu’en donne Todorov » (p. 11), ou encore la mention faite en passant de la « spiritualité discrète » de Bakhtine (p. 12) peuvent être interprétées au mieux comme des oublis (venant de l’exposé introductif du colloque), au pire comme des provocations gratuites. On trouve également dans la contribution de Ch. Liaroutzos, « Le chronotope et l’écriture de l’histoire », cette note manifestement oubliée :
Il faut donc se référer à l’ensemble de son œuvre, ce que fait T. Todorov dans Le Principe dialogique en proposant une analyse éclairante de la notion de genre chez Bakhtine. Étudiant l’évolution du concept depuis le livre signé Medvedev […], il montre que cette notion [etc.]. (p. 45, n. 16)
7La bibliographie sélective disposée en fin de volume appelle également quelques remarques. La première concerne sa présentation, qui illustre assez bien le refus exprimé dans l’introduction de présenter le volume sous un jour radicalement différent du projet initial (« […] nous n’avons pas été suffisamment convaincus par les arguments de ces deux auteurs pour renoncer à la publication de cet ensemble, ou même pour le présenter sous un jour radicalement différent de ce que nous avions prévu initialement », p. 15). Trois rubriques : 1. les « [œ]uvres de M. Bakhtine » ; 2. les « [é]crits attribués à Bakhtine » (La Méthode formelle en littérature et Marxisme et philosophie du langage, précédés du nom de leurs signataires respectifs, Pavel Medvedev et Valentin N. Volochinov) ; 3. les « [o]uvrages et articles critiques » cités par les contributeurs du volume et qui réfèrent explicitement à Bakhtine. À titre de comparaison, dans les « Notes des auteurs » placées au début de leur ouvrage, Bronckart et Bota distinguent : 1. les « [t]extes signés de Bakhtine (ou entretiens) » ; 2. le « [t]exte signé de Medvedev » (La Méthode formelle en littérature) ; 3. les « [t]extes signés de Volochinov » (dont Marxisme et philosophie du langage). Autrement dit, si la bibliographie de Bronckart et Bota met l’accent sur la signature et fait le choix de rendre à Volochinov et Medvedev les textes qu’ils ont assumés, celle de Hersant et Liaroutzos met l’accent sur l’attribution, sans tenir compte du fait qu’il pourrait s’agir d’une attribution fallacieuse (voir plus haut la modalisation « à tort ou à raison »). Cette bibliographie renvoie en tout cas à un état passé de la représentation du corpus bakhtinien8, contesté dans l’ouvrage de Bronckart et Bota, et peut dès lors être interprétée comme une contestation de la contestation, qui paraît à nouveau gratuite. On peut remarquer également que cette bibliographie mentionne, outre la nouvelle traduction de Marxisme et philosophie du langage par Patrick Sériot et Inna Tylkowski-Ageeva, qui fait aujourd’hui autorité, la traduction de Marina Yaguello parue aux Éditions de Minuit en 1977, sous le nom de M. Bakhtine avec entre parenthèses V. N. Volochinov. Il ne faut pas en chercher bien loin la raison : c’est cette traduction qui est citée dans la contribution de Michèle Bokobza Kahan, « Pour une lecture bakhtinienne du témoignage religieux » (voir p. 138 et n. 3, p. 139 et n. 7). On peut néanmoins se demander s’il n’aurait pas été plus simple et surtout plus fondé scientifiquement de suggérer à M. Bokobza Kahan de modifier ses citations et ses références.
8J’en viens aux contributions elles-mêmes, dans lesquelles on trouve peu d’indices de ce que l’ouvrage de Bronckart et Bota ait fait l’objet d’une lecture attentive. La contribution de Pascal Debailly, « Rire carnavalesque et rire satirique », contient une note curieuse faisant suite à l’affirmation que le rire carnavalesque est pour Bakhtine synonyme de « liberté » et d’« égalité » : « J.‑P. Bronckart et C. Bota remettent quant à eux radicalement en cause les théories bakhtiniennes [suivent les références de l’ouvrage]. Voir l’introduction du présent volume » (p. 64, n. 68). La contribution de Julien Piat, « L’intonation, une catégorie pour la théorie narrative ? », fait s’entremêler les références aux ouvrages de Bakhtine et de Volochinov (orthographié Voloshinov, contrairement au reste du volume) et utilise deux fois l’expression « cercle de Bakhtine », mais fait suivre la deuxième occurrence d’une note qui renvoie également à l’introduction du volume (« Voir sur cette notion les précautions prises dans l’introduction de ce collectif », p. 224, n. 35). Il paraît difficile de dire si ces notes sont dues aux contributeurs eux-mêmes ou si elles ont été ajoutées par les éditeurs du volume. Les autres contributions reflètent surtout une méconnaissance du livre de Bronckart et Bota. J’en veux pour preuve l’usage sans modalisation ni note de l’expression « cercle de Bakhtine » (voir Emmanuel Zwenger, « Photographie documentaire et dialogisme : l’apport d’André Rouillé et de Gilles Saussier », p. 207), l’évocation sur le mode de l’évidence de la paternité de Bakhtine sur les « textes disputés » ou l’emploi de formulations renvoyant à l’unité de l’œuvre bakhtinienne (voir P. Debailly, art. cit., p. 55, M. Bokobza Kahan, art. cit., p. 138, Jean-Paul Sermain, « Dialogisme et enseignement de la littérature », p. 173, J. Piat, art. cit., p. 215, p. 216‑217), les références massives au Mikhaïl Bakhtine de T. Todorov (voir Ch. Liaroutzos, art. cit., p. 39, p. 42, p. 45 et n. 16, Ute Heidmann, « (Re)lire les contes de Perrault à la lumière du principe dialogique », p. 102, p. 110, J. Piat, art. cit., p. 215, p. 217). Certains passages de l’article de Pierre Chartier concernant les rapports de Bakhtine avec les autorités scientifiques et politiques de son temps paraissent quelque peu naïfs eu égard aux informations contenues dans (et parfois simplement vulgarisées par) l’ouvrage de Bronckart et Bota9 (voir Pierre Chartier, « Bakhtine et les deux cultures », p. 147, p. 148-149, p. 149, p. 153).
9Au total, M. Hersant et Ch. Liaroutzos ne semblent pas avoir pris la mesure des effets, directs ou indirects, de la publication de l’ouvrage de Bronckart et Bota sur leur propre entreprise. J’ai déjà mentionné l’effet de passéisation (on ne peut plus employer l’expression « cercle de Bakhtine » comme on le faisait auparavant, on ne peut plus citer le nom de Bakhtine avec entre parenthèses V. N. Volochinov, etc.). Les effets indirects se font sentir dès le titre : après Bakhtine démasqué, un Retour à Bakhtine, qui plus est présenté sur le mode interrogatif, sonne forcément comme une réponse à l’ouvrage de Bronckart et Bota. Ce caractère de réponse aurait dû être plus assumé : M. Hersant et Ch. Liaroutzos auraient dû demander aux contributeurs du volume de lire l’ouvrage de Bronckart et Bota avant de rendre leurs textes définitifs ; ils auraient dû eux-mêmes se contraindre à un travail éditorial plus important (entre présenter le volume quasiment à l’identique et le présenter sous un jour radicalement différent du projet initial, il y avait sans doute des possibilités intermédiaires). D’autres aspects du volume auraient pu en bénéficier : ainsi des renvois entre les contributions, qui manquent à certains endroits (voir Ch. Liaroutzos, art. cit., p. 39-40, et Jan Herman, « Le chronotope du tombeau et l’émergence du roman en prose : le cas du Lancelot-Graal » ; voir Brice Tabeling, « Langue familière et langue populaire dans L’Œuvre de François Rabelais […] », p. 88, 89, et P. Debailly, art. cit. ; voir M. Hersant, « Soliloque et dialogisme dans les Lettres de la Marquise de M*** au Comte de R*** de Crébillon fils », p. 129, et Dominique Massonnaud, « Balzac et les mésalliances bakhtiniennes : saisies de Vautrin » ; ou encore entre Hélène Merlin-Kajman, « Oublier le carnavalesque ? », et Leila Sayeg-Chevalley, « Bakhtine avec Sade : pour une lecture carnavalesque du roman sadien »). Je voudrais cependant insister sur le fait que toutes les critiques qui viennent d’être formulées concernent des expressions, des notions, des références, etc. dont l’utilité en général ne dépasse pas la rhétorique d’exposition (une exception serait peut-être la contribution de P. Chartier).
Un retour à Bakhtine lecteur
10Sur un autre plan, Retour à Bakhtine ? Essais de lectures bakhtiniennes peut être considéré comme une belle et forte réponse, peut-être la meilleure réponse qui soit à l’ouvrage de J.‑P. Bronckart et C. Bota. Tout d’abord, par la volonté initiale rappelée dans l’introduction de
faire de Bakhtine l’interlocuteur involontaire, et si l’on veut à moitié fictif, puisque constitué des traces de sa lecture dans des esprits très différents, des questions que nous nous posons en matière d’études littéraires (p. 11).
11Autrement dit, il s’agit moins de Bakhtine, l’auteur au sens biographique ou sociologique, celui dont J.‑P. Bronckart et C. Bota prétendent avoir dévoilé les mensonges et les malhonnêtetés, celui à propos de qui nous ne connaîtrons probablement jamais la vérité, que de « Bakhtine », quelque chose comme l’application au cas bakhtinien de l’« auteur implicite » de Wayne Booth, « à moitié fictif », écrivent M. Hersant et Ch. Liaroutzos, mais aussi divers, complexe, ambivalent, voire contradictoire. Une des contributions qui rend le mieux compte de ces ambivalences ou contradictions est celle d’H. Merlin-Kajman, « Oublier le carnavalesque ? » (voir par exemple p. 76-77). D’autre part, J.‑P. Bronckart et C. Bota ne s’intéressent à Bakhtine qu’à partir du problème de l’attribution des « textes disputés ». Or, comme l’écrivent M. Hersant et Ch. Liaroutzos,
une des caractéristiques les plus remarquables des textes signés Bakhtine, qu’on ne retrouve ni chez Medvedev ni chez Volochinov, est une extrême sensibilité à l’écriture littéraire dans sa dimension concrète, une capacité non moins étonnante à rendre compte de textes précis à partir d’éclairages théoriques très larges, et une ambition historique dans l’approche de la littérature totalement absente chez ses deux contemporains. J.‑P. Bronckart et C. Bota, que seules les questions philosophiques et politiques intéressent négligent complètement cet aspect et semblent ne même pas voir en Bakhtine l’exceptionnel lecteur qu’il fut de toute évidence. (p. 16)10
12L’ouvrage dirigé par M. Hersant et Ch. Liaroutzos vient à la fois souligner et combler cette lacune du livre de J.‑P. Bronckart et C. Bota : en mettant l’accent sur « Bakhtine lecteur », de Dostoïevski notamment (voir à nouveau l’« Introduction », p. 11‑12, et M. Hersant, art. cit., p. 129), et surtout en multipliant les « lectures bakhtiniennes » de textes précis, littéraires ou non. Un autre élément de réponse au livre de J.‑P. Bronckart et C. Bota, directement corrélé au précédent, est l’importance accordée aux théories et aux concepts issus du Rabelais de Bakhtine, ainsi que de l’étude qui peut lui être associée, « Formes du temps et du chronotope dans le roman », dans Esthétique et théorie du roman (voir J. Herman, art. cit., Anne Paupert, « Bakhtine, adjuvant ou donateur ? », Ch. Liaroutzos, P. Debailly, H. Merlin-Kajman, B. Tabeling, P. Chartier, L. Sayeg-Chevalley, D. Massonnaud, art. cit.)11. Je rappelle que ces ouvrages font partie de ceux qui sont laissés en marge de la démonstration de Bakhtine démasqué.
13Parmi les « lectures bakhtiniennes » les plus convaincantes en tant que telles, on peut mentionner, celle de J. Herman : « Le chronotope du tombeau et l’émergence du roman en prose : le cas du Lancelot-Graal » (p. 21-31). Partant d’un fragment de l’Apocalypse de Paul, J. Herman étudie les réapparitions d’un topos, qui est aussi un chronotope au sens de Bakhtine, c’est-à-dire premièrement, une « métaphore », deuxièmement, qui exprime « la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu’elle a été assimilée par la littérature » et, troisièmement, « qui a une importance capitale pour les genres » (Bakhtine, cité par J. Herman, p. 21 ; je rectifie légèrement la dernière citation). Le chronotope du tombeau (au sens large), lié au thème de la mise au tombeau d’un livre divin, est abondamment exploité dans les premiers romans en prose du début du xiiie siècle. J. Herman montre de façon très convaincante qu’à travers ce chronotope se révèle pleinement la volonté de légitimation du roman naissant, le roman à la fois se donnant à une origine divine et affirmant sa spécificité par rapport à un autre genre, solidement établi, à savoir le discours religieux.
14Dans « Le chronotope et l’écriture de l’histoire » (p. 39-51), Ch. Liaroutzos s’élève contre une certaine tendance à réduire le chronotope à son aspect thématique et propose pour sa part une lecture chronotopique formelle (ou disons poétologique) de textes ressortissant à « l’écriture de l’histoire » : deux guides ou instruments de voyage, la Guide des chemins de France de Charles Estienne (1553) et la Methodus Apodemica de Theodor Zwinger (1594), un récit de voyage à proprement parler, le Voyage d’Italie et de Grèce de Nicola Mirabal (1698), une chronique d’histoire urbaine, les Recherches et Antiquitez de la Ville et Université de Caen de Charles de Bourgueville (1588). Cette lecture vise à montrer comment un chronotope déjà constitué dans le monde réel de référence (le chronotope du voyage, celui de la ville) est pris en charge, dans ces textes, sur un mode que Ch. Liaroutzos n’hésite pas à qualifier d’esthétique ou d’artistique. Dans le récit de Mirabal, elle identifie également de façon fine la présence de chronotopes romanesques, venant se superposer aux chronotopes réels (la Cour, l’église, la prison…).
15À la suite de ces lectures chronotopiques, on peut mentionner, d’une part, la lecture dialogique d’un extrait des Mémoires du comte de Brienne par Claire Quaglia (« Dialogisme et folie dans la première version des Mémoires de Brienne. Analyse d’un extrait des Mémoires », p. 111‑126), d’autre part, la lecture carnavalesque des romans de Sade par L. Sayeg-Chevalley (« Bakhtine avec Sade : pour une lecture carnavalesque du roman sadien », p. 157-170). La première s’appuie sur le dialogisme, entendu au sens large comme une démultiplication de voix, c’est-à-dire d’instances énonciatives, n’impliquant pas une démultiplication de participants (et parfois au sens plus étroit du dialogisme proprement romanesque, qui sert de base de comparaison), pour rendre compte de la « scrupuleuse folie » dont attestent les Mémoires de Brienne. La seconde propose plusieurs esquisses pour une lecture carnavalesque de Sade, qui semble renouveler fortement les perspectives sur cet auteur. L’esquisse 1 porte sur les liens de Sade à la « culture populaire » (le carnaval, Rabelais) ; l’esquisse 2, sur la représentation du « corps grotesque » chez Sade ; l’esquisse 3, sur le thème du monde à l’envers, qui est aussi chez Sade un « en-vers » du monde, un éloignement radical du monde onto-éthique.
16Dans « Langue familière et langue populaire dans L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance de M. Bakhtine. Mobilité de la notion d’ambivalence dans la littérature française du xviie siècle » (p. 83-100), B. Tabeling propose également une « lecture bakhtinienne », adossée de façon critique à la théorie de la langue familière telle qu’elle est développée dans le Rabelais, d’un manifeste burlesque attribué au cardinal de Retz et du Misanthrope de Molière. Ces contributions, ainsi que celles de M. Hersant, M. Bokobza Kahan, D. Massonnaud, A. Bouvier, J. Piat, qu’il serait trop long de résumer ici, sont la meilleure démonstration qu’on puisse donner de la fécondité heuristique de l’approche ou plutôt des approches bakhtiniennes des textes, littéraires ou non.
17Il convient de faire ressortir également l’originalité de l’ouvrage dirigé par M. Hersant et Ch. Liaroutzos par rapport à ceux qui l’ont précédé, qui contenaient déjà des « lectures bakhtiniennes », quoiqu’en nombre plus limité12. Elle tient d’abord à la sollicitation massive de textes non littéraires ou en tout cas non fictionnels. Ch. Liaroutzos le revendique contre Michael Riffaterre :
Si Riffaterre, comme on l’a vu, postule la nécessité de s’en tenir aux textes de fiction dans l’étude des processus constitutifs du chronotope, on aura tenté de montrer qu’il est possible d’étendre cette recherche à l’examen de textes dont l’objet est un chronotope déjà existant (la ville, le voyage), caractérisés par l’imbrication très étroite de la fonction référentielle et de procédés relevant d’une poétique qui, à certains moments du texte, est celle de la fiction. (p. 50‑51)
18Cl. Quaglia le souligne d’une autre manière, en recourant à la terminologie de Gérard Genette :
On est donc face à un discours de l’Histoire ouvert et perpétuellement régénéré […]. Le mouvement de la pensée et de la vie y sont sensibles et je dirais volontiers que les Mémoires de Brienne sont à la diction ce que le roman de Bakhtine est à la fiction. (p. 122)
19On peut invoquer également tout ou partie des contributions de J. Herman, B. Tabeling, déjà citées, et de M. Bokobza Kahan, sur les témoignages des miracles de Saint-Médard entre 1727 et 1732 (quant à celle d’E. Zwenger, « Photographie documentaire et dialogisme »», elle mérite une mention à part, puisqu’elle porte sur la pratique et la théorie photographiques d’André Rouillé et de Gilles Saussier). S’agissant des contributions portant sur des textes constitutivement littéraires, on peut noter le choix volontairement paradoxal de Balzac chez D. Massonnaud : Balzac, parangon du roman monologique au sens bakhtinien, mais dont l’auteur montre l’attirance pour ce que Bakhtine appelle la « logique des mésalliances », troisième catégorie du carnavalesque, qu’il faut envisager à l’échelle de la Comédie humaine tout entière. Les contributions de D. Massonnaud et de J. Piat se distinguent également par leur exploitation de concepts (ou de composantes de concepts) bakhtiniens moins connus et moins travaillés que le dialogisme, la polyphonie ou le carnavalesque, à savoir respectivement les mésalliances et l’intonation (ce dernier concept devant être considéré comme ayant été essentiellement élaboré par Volochinov).
20J’ajouterai une dernière remarque sur ce point. Dans la grande majorité des cas, Bakhtine n’est pas, pour les contributeurs du volume, un « donateur » de programme de recherche, mais plutôt un « adjuvant » dans un programme de recherche déjà bien établi13. On peut prendre pour exemple le cas de P. Debailly, spécialiste de la satire (voir « Rire carnavalesque et rire satirique », où il montre les limites de l’opposition établie par Bakhtine entre les deux types de rire), celui de Ch. Liaroutzos, spécialiste des guides et récits de voyage au xvie et au xviie siècles envisagés sous l’angle de la poétique, ou encore celui de M. Bokobza Kahan, spécialiste du discours testimonial religieux, auteure de plusieurs articles sur les témoignages de miracles de Saint-Médard. Une exception serait peut-être la contribution de U. Heidmann, « (Re)lire les contes de Perrault à la lumière du principe dialogique ». Cependant, il s’agit moins d’une « lecture bakhtinienne » des contes de Perrault que d’un bilan des lectures qui ont pu en être faites, inspirées par Bakhtine et par d’autres théoriciens, dans les travaux antérieurs de l’auteure (voir notamment Jean-Michel Adam et Ute Heidmann, Textualité et intertextualité des contes. Perrault, Apulée, La Fontaine, Lhéritier, 2010). De là les nombreuses auto-références qui parsèment l’article (« j’ai proposé de repenser le problème de l’intertextualité en faveur du concept de “dialogue intertextuel” [...] », p. 101, « […] un processus que j’ai proposé de désigner par le terme de “(re)configuration générique” », p. 105, « […] ce que j’ai proposé de considérer comme une “expérimentation générique” », p. 106, etc.). Dans la contribution d’H. Merlin-Kajman, « Oublier le carnavalesque ? », Bakhtine est constitué en « opposant » plutôt qu’en « adjuvant », et son action resituée dans le cadre d’une éthique et d’une déontologie des études littéraires en général.
21On peut regretter l’absence d’(au moins) une étude comparative de la productivité des lectures rhétorique, d’un côté, « bakhtinienne », de l’autre, d’un même texte littéraire, du xviie siècle par exemple. La rhétorique, en effet, avec sa propension à l’hégémonie, paraît être l’un des grands opposants théoriques ou méthodologiques du volume (voir « Introduction », p. 11‑12 et p. 14, H. Merlin-Kajman, art. cit., p. 71, B. Tabeling, art. cit., p. 99-100), avec l’historicisme et l’érudition (voir « Introduction », p. 14, H. Merlin-Kajman, art. cit., p. 71), la pragmatique (voir « Introduction », p. 11-12, bien que les contributions de U. Heidmann et M. Bokobza Kahan s’y rattachent plus ou moins explicitement) et, pour U. Heidmann, l’approche folkloriste des contes (voir U. Heidmann, art. cit., p. 103).
Un retour par détours
22Retour à Bakhtine ? Essais de lectures bakhtiniennes montre que le retour à Bakhtine, comme à toutes les grandes œuvres dans le domaine des sciences humaines et donc des sciences de la littérature, est toujours indirect, passe par des médiations, des réinterprétations, des déformations parfois. Ch. Liaroutzos lit Bakhtine à travers Henri Mitterrand et Michaël Riffaterre ; U. Heidmann « dialogue », pour reprendre le terme de M. Hersant et Ch. Liaroutzos dans leur introduction (p. 10, p. 13, p. 14), davantage avec Genette et Todorov qu’avec Bakhtine directement ; M. Bokobza Kahan cite Catherine Kerbrat-Orrecchioni et Jean-Michel Adam, et sa lecture doit peut-être plus à l’approche interactionniste du langage inspirée de Bakhtine qu’à Bakhtine lui-même. Je m’arrête un instant sur la contribution de J. Piat, « L’intonation, une catégorie pour la théorie narrative ? » (p. 215-225). J. Piat voit dans le concept d’intonation la possibilité de « penser simultanément faits de langue, traits de style et effets de discours — si l’on entend ici la construction d’une image de l’instance émettrice » (p. 220). Il l’utilise successivement dans la lecture de deux passages de « narration explicite », extraits de L’Amant de Duras, et d’un passage de « narration implicite », le début de Barrage contre le Pacifique, de la même auteure. Mais ce que J. Piat ne voit pas, c’est que sa proposition est plusieurs fois tributaire d’une conception pan-narratoriale du récit qui vient de Genette, et non de Bakhtine14, et que l’intonation qu’il attribue à « un narrateur » (« […] les conditions sont effectivement réunies pour supposer la présence d’un narrateur », p. 223), confondu parfois avec l’auteur (« Cette présence, on pourrait aussi l’identifier dans la sollicitation — Bakhtine dirait ironique — d’intonations caractéristiques d’autres énoncés », « [...] il s’agit, stratégiquement, d’affirmer une voix narrative forte et de revendiquer un statut artistique (littéraire) », p. 223), peut être analysée beaucoup plus adéquatement comme un effet de mimétisme dans l’écriture de l’auteur des intonations des personnages, sans la médiation d’un quelconque narrateur. Cette analyse est corroborée par plusieurs éléments : emprunt d’items lexicaux, y compris fautifs, au discours direct des personnages (c’est le cas du mot « Pacifique », présent dès le titre) ; migration de « je » de personnages dans le récit proprement dit, dans des formes de discours direct libre, etc. J. Piat n’indique pas non plus en quoi l’intonation se distingue de concepts connexes tels que l’énonciation, entendue au sens de l’énonciation de discours, ou en termes narratologiques la voix (« […] l’intonation assure le passage de la proposition à l’énoncé qui, dans la théorie d’ensemble, “exprime son sujet” [citation de Todorov, 1981]. Elle pourrait donc être une catégorie heuristique féconde pour étudier les effets de discours liées aux marques de la subjectivité énonciative », p. 217 ; « […] ce sur quoi la notion d’intonation attire l’attention, c’est l’investissement subjectif, par l’instance de narration, du discours », p. 220 ; « […] elle permet d’aider à redéfinir le style, en le dégageant de ce qu’elle-même prend en charge — à savoir les effets de discours liés à la construction d’une subjectivité », p. 224). On peut également remarquer que l’intonation telle qu’elle est utilisée par J. Piat a en commun avec le dialogisme selon Cl. Quaglia ou le chronotope selon J. Herman et Ch. Liaroutzos d’être plus ou moins désappropriée du caractère par excellence social (lié aux situations sociales) qu’elle a chez Bakhtine et/ou Volochinov.
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24C’est ainsi que l’ouvrage dirigé par Marc Hersant et Chantal Liaroutzos s’inscrit pleinement dans l’histoire du bakhtinisme, une histoire dont J.‑P. Bronckart et C. Bota ont souligné surtout les aspects critiquables, mais une histoire qu’il faudrait maintenant écrire au positif. Il ne faudrait pas verser dans un anti-sociologisme primaire, mais il ne faudrait pas non plus accorder à Bakhtine démasqué plus qu’un chapitre dans cette histoire. Et notamment il faudrait continuer de chercher à mieux cerner les apports que Bakhtine, Volochinov et Medvedev ont pu faire, dans les années 1920, à des ouvrages résultant vraisemblablement de leurs échanges et de leurs influences réciproques. Dans l’aval du Dostoïevski, du Rabelais et des autres ouvrages de Bakhtine, et dans celui de Marxisme et philosophie du langage de Volochinov en particulier, il faudrait distinguer ce qui relève d’une véritable réception (une construction conceptuelle élaborée activement et/ou réactivement à partir des propositions de Bakhtine, à l’image de l’approche interactionniste en linguistique), ce qui relève d’un héritage (une forme d’appropriation plus vague, admettant le fait que ces ouvrages nous sont parvenus coupés de leur histoire et de leur trajectoire propres, dans des traductions multiples et parfois malencontreuses, ou accompagnés de commentaires précédant parfois les traductions), enfin ce qui relève de diverses valorisations (l’attribution de valeurs, différentes et parfois opposées, qui peuvent avoir mais n’ont pas nécessairement pour support des intérêts exclusivement scientifiques)15. Bref, il conviendrait de considérer que si les ouvrages de Bakhtine, ainsi que ceux de Volochinov et de Medvedev, ont une histoire, celle-ci n’est pas réductible à leur genèse, obscure, il est vrai, et qui est probablement destinée à le rester. Elle tient aussi à ce qui a été construit avec (ou éventuellement contre) Bakhtine, Volochinov et Medvedev, et à ce qui a été retenu de et/ou investi dans leurs ouvrages, de façon identique ou différenciée. Dans cette histoire, l’ouvrage de M. Hersant et Ch. Liaroutzos constitue le dernier chapitre en date, et l’un des plus dignes et des plus légitimes, mais à l’évidence l’histoire elle-même n’est pas près de s’achever.