Littérature burundaise : un modèle d’histoire
1C’est à bon droit que le prière d’insérer de cet ouvrage parle d’un « livre pionnier, fondateur d’une véritable histoire littéraire », du moins si l’on en juge par son originalité dans le domaine des littératures africaines, « francophones » ou « post-coloniales ». Certes, il est déjà « pionnier » du seul fait de son objet, la littérature francophone au Burundi : la production littéraire de ce pays aux dimensions restreintes — qui est situé, en outre, aux marches de la francophonie — est en effet assez tardive et, à ce jour, encore relativement peu abondante, si bien qu’il n’existait pas de synthèse d’histoire littéraire de cette ampleur le concernant. En d’autres termes, le présent ouvrage vient à son heure combler ce qui était une carence historiographique. Avant lui, il n’y avait guère, en effet, que la première approche du magistrat colonial Joseph-Marie Jadot, Les Écrivains africains du Congo Belge et du Ruanda-Urundi, ouvrage dont la seule date de parution, 1959, indique l’obsolescence, et quelques autres publications qui, elles aussi, prenaient en quelque sorte le pays en écharpe, avec l’ensemble des pays africains ou, au mieux, avec ses voisins d’Afrique centrale1. Parmi ces dernières, mentionnons toutefois le Panorama de la littérature rwandaise2 réalisé — plutôt que publié — par Serge Houdeau en 1979, ouvrage ronéotypé qui évoque aussi le pays voisin, si bien qu’il est cité plus d’une fois ici.
Perspective méthodologique
2Mais si cet ouvrage inaugure effectivement une « véritable » histoire littéraire dans son domaine, c’est surtout pour une autre raison. Il constitue en effet un aboutissement en même temps qu’une démonstration de la pertinence méthodologique du programme « Papier blanc, encre noire », dont les débuts remontent à 1989. La première publication majeure de celui‑ci fut celle des deux volumes intitulés Papier blanc, encre noire. Cent ans de culture francophone en Afrique centrale (Zaïre, Rwanda et Burundi) 3, un ouvrage collectif d’histoire littéraire, culturelle et intellectuelle fondé sur l’ambition originale, — sinon même quelque peu provocatrice —, de considérer ensemble tous les agents et toutes les productions qui étaient intervenus, de fait, dans le champ considéré. La nouveauté consistait donc à ne pas séparer a priori les secteurs des productions dites « coloniale », « de tutelle » ou « nationale », c’est-à-dire à ne pas occulter un de ces secteurs pour faire valoir l’autre et, plus concrètement, à résoudre les difficultés historiographiques posées par l’intention de valoriser moralement et politiquement les corpus « nationaux » en dévalorisant, pour les mêmes raisons et en vertu de la même posture a priori, des corpus dès lors nécessairement associés aux défauts, et souvent aux fautes, du colonialisme comme système politique. Pour ne prendre qu’un exemple, un ouvrage pourtant particulièrement intéressant et novateur en matière d’histoire littéraire africaine comme celui de Hans-Jürgen Lüsebrink, La Conquête de l’espace public colonial4, souffrait ainsi d’oublier — par une sorte de réflexe involontaire, d’habitus peut-être même — que les sujets auxquels on attribuait cette « conquête » (le mot lui-même relève de l’épopée politique) étaient d’abord des agents locaux parmi d’autres agents locaux, réalisant une entrance dans un champ donné où ils ont compté sur des adversaires mais aussi sur des alliés « coloniaux », sans parler même des institutions et des structures d’appui (la presse coloniale, par exemple). Qu’on nous comprenne bien : il ne s’agit nullement de vouloir réhabiliter, même partiellement, ni le système colonial ni ses acteurs : la question, justement, n’est pas là ; au contraire, il s’agit d’envisager enfin l’histoire du champ dans son ensemble, à partir de la totalité des positions, des actes et des agents, ce qui permettra non seulement d’en améliorer la connaissance sans y tolérer de zones d’ombre, mais aussi d’en restituer les tensions et les contradictions historiques, telles qu’elles furent.
3Si l’apriori méthodologique de Papier blanc, encre noire pouvait passer pour une provocation dans un contexte qui restait dominé par les perspectives nationalistes du tiers-mondisme finissant, cette modeste transgression ne fut, en vérité, guère relevée et ce, pour deux raisons. La première est que le projet en question ne concernait directement que deux zones périphériques dans le système littéraire francophone (la Belgique, d’une part, l’Afrique centrale, d’autre part) et qu’à ce titre, il échappait au contrôle des censeurs du système, pour lesquels ces zones ne constituaient pas des enjeux significatifs. La seconde est beaucoup plus pragmatique : les besoins en termes de connaissance et de reconnaissance étaient tels à l’époque pour l’histoire des pays concernés que le plus important était de toute évidence de monter dans le train sans discuter, puisqu’il en partait un. Il en est parti plusieurs autres ensuite, de sorte que, même si l’on est encore très loin de disposer d’une histoire littéraire satisfaisante pour un grand pays comme la République Démocratique du Congo voisine, beaucoup de choses ont été publiées depuis ce moment, et notamment dans la série « Congo-Meuse » (L’Harmattan / AML) ; mais on notera qu’il s’agissait jusqu’ici surtout d’ouvrages collectifs, produisant forcément des savoirs un peu morcelés.
4L’ouvrage de Juvénal Ngorwanubusa est la première monographie d’importance qui procède de la démarche de Papier blanc, encre noire. Marc Quaghebeur, initiateur du projet, développe cet aspect dans la préface, parlant notamment des œuvres de l’orature comme d’un « substrat », et de leur édition, autrefois, par les soins des missionnaires comme d’autant de parties de cet « arrière-plan francophone » qui détermine la pluralité des réalités culturelles burundaises. De fait, J. Ngorwanubusa place au début de son exposé une éclairante citation de V.Y. Mudimbe qui, dès 1978, dénonçait l’emploi d’un « critère racial » dans les catégories de l’histoire littéraire alors mise en œuvre, critère hérité de la négritude de l’ère coloniale et nécessairement lié à un critère de correction idéologico-politique ; cet usage, bien qu’il parût alors s’imposer comme allant de soi, allait inévitablement conduire aux débats restés fameux, — notamment dans la revue Notre librairie —, opposant les partisans des « littératures nationales » aux thuriféraires du « négro-africain ». L’auteur peut à bon droit juger aujourd’hui que ces discussions sont devenues obsolètes, et s’appuyer sur le concept de champ littéraire pour envisager enfin les faits du passé « dans une perspective moins réductrice, voire plus intégrative et instaurative » (p. 15).
5Son plan général en donne une idée : après avoir traité de la « place de la langue et de la culture françaises au Burundi » (I), il consacre un chapitre à la « Littérature missionnaire » sous le double signe de la « tradition » et de la « conversion » (II). Il traite ensuite des écrivains burundais des années 1940 à 1968 (III), de la période marquée par Michel Kayoya (IV), enfin de la période qui s’ouvre avec les violences du début des années 1970 (V), pour terminer par une synthèse à caractère plus thématique (VI). Dans cette dernière partie en particulier, il continue de se conformer aux standards très référentiels qui dominent encore la critique des littératures du « Sud » (en l’occurrence, il s’agit du couple tradition vs modernité, de diverses questions de société comme l’ethnisme ou la place de la femme, de l’exode, de la révolte, etc.), mais, nous l’avons dit, l’innovation est ailleurs. En effet, ce n’est pas seulement dans le deuxième chapitre « missionnaire » qu’il est ici tenu compte de tous les acteurs et de tous les textes interférant dans cette histoire, indépendamment, par exemple, de la nationalité administrative de leur auteur ; les « étrangers » (ou ceux qui sont susceptibles d’être ainsi considérés) ne sont pas oubliés dans les autres chapitres, pour peu qu’ils aient eu un rôle quelconque. En somme, c’est l’objectivité d’une interférence constatable dans le champ qui détermine le fait à retenir dans cette histoire. Signalons ici que l’auteur attend en ce moment (janvier 2015) la publication d’un autre volume, intitulé Le Regard étranger : l’image du Burundi dans les littératures belge et française, un titre qui semble faire système avec celui de l’ouvrage qui nous occupe, puisqu’il laisse supposer qu’est « étranger » le regard qui n’interfère pas dans le champ considéré, mais trouve son sens dans d’autres champs5. Bien entendu, écrivant le mot histoire, nous n’oublions pas qu’est en jeu, du même coup, une mémoire, et que la narration ainsi constituée définit aussi une nation différente de l’entité ethno-nationale « pure » qui reste, par ailleurs et nonobstant quelques avancées inspirées par le modèle antillais ou par l’exemple sud-africain, la conception dominante dans le domaine des littératures africaines.
6À noter que J. Ngorwanubusa ne revendique aucune autorité particulière en matière de sociologie, et qu’il n’entre pas dans des débats théoriques. Le cadre théorique du champ littéraire est néanmoins convoqué avec pertinence et c’est la perspective ainsi mise en jeu qui permet de renouveler le débat. Pour qui en douterait encore, cet ouvrage illustre et en même temps démontre la validité de l’hypothèse qui consiste à considérer, notamment en Afrique (mais la question concerne tous les périphéries, francophones ou non, toutes les « provinces »), l’existence de champs locaux, à l’intérieur desquels la valeur d’une position s’apprécie de manière autonome (au sens général, et non au sens de Bourdieu). Ces champs locaux sont certes souvent des champs dominés, et certes aussi, ils sont assurément emboîtés dans des systèmes de circulation plus vastes, relatifs à d’autres champs où les positions peuvent éventuellement prendre d’autres valeurs 6 ; de ce point de vue, sans doute l’ouvrage pèche-t-il parfois un peu par manque de prise en compte des contextes larges, à commencer par ceux qui concernent la littérature francophone africaine comme ensemble ; mais ces champs locaux n’en existent pas moins, et leur observation à partir du champ lui-même (J. Ngorwanubusa appartient aussi à ce champ comme romancier… et professeur de littérature) s’avère non seulement possible, mais féconde.
Un ouvrage de référence
7La relative épaisseur de ce livre s’explique par le fait que, tenant compte du contexte, il constitue à la fois un essai d’histoire littéraire et une anthologie. C’est qu’il a pour vocation de constituer aussi un manuel qui servira aux enseignants et aux étudiants burundais, et qu’en même temps il tiendra souvent lieu de bibliothèque, du fait de l’indisponibilité matérielle, en divers endroits, de cette littérature burundaise qui est, de fait, peu accessible en l’état actuel : les ouvrages publiés en Europe ne le sont guère en Afrique et vice-versa, et par ailleurs certains textes n’existent qu’en revue ou ont été imprimés à de faibles tirages.
8Assurément, remettre ces textes en version complète à la disposition des lecteurs via un système accessible de ressources électroniques sera à l’avenir la meilleure solution, si tant est toutefois que la fameuse fracture numérique continue à se résorber, y compris sur les rives du lac Tanganyika. En attendant, la réalisation du présent livre est une excellente chose, surtout en supposant que sa distribution effective est prévue en Afrique centrale. À cet égard, une suggestion aux éditeurs serait de le faire distribuer, à défaut de structure francophone aussi performante, par l’African Books Collective, au catalogue duquel ne figure encore aucun ouvrage burundais.
9Compte tenu de ce qui précède, on ne fera qu’un seul vrai grief à cet important ouvrage : celui de ne pas comporter d’index, ce qui constitue un handicap peu justifiable compte tenu du propos. En revanche, il propose une substantielle bibliographie (inutilement numérotée) et d’appréciables, quoique brèves, notices biographiques concernant les auteurs cités.
10Nous ne pouvons pas entrer ici dans les détails de cette histoire littéraire. Le moins qu’on puisse faire est cependant tout de même de mentionner les sections importantes consacrées à Firmin Rodegem (p.85 sq.), plus loin à Michel Kayoya (p. 155 sq.), et l’attention réservée, très opportunément, aux facteurs matériels et institutionnels comme les prix littéraires (p. 142) et les périodiques (p. 143), dont les Cahiers du moi. Par ailleurs, l’auteur passe en revue, avec une grande clarté, l’histoire de la diffusion de la langue française au Burundi depuis 1894, et le rôle essentiel de la congrégation des Pères Blancs d’Afrique, dès l’époque du protectorat allemand. Ce sont eux qui vont faire, du petit et du grand séminaire de Kabgayi, au Sud du Rwanda, la première pépinière d’étudiants lettrés dans la région. J. Ngorwanubusa évoque aussi le rôle de l’ordonnance de 1948 en faveur du français, à l’époque où l’ONU commence à se soucier du devenir des territoires sous mandat et pousse la Belgique mandataire à une politique un peu moins indigéniste, donc moins centrée sur l’enseignement en langue nationale (le kirundi, parlé dans tout le pays). L’auteur analyse fort bien cependant l’ambivalence de ce choix qui va développer l’usage du français, un choix que certains Burundais, arrivés aux affaires dès 1961, vont d’abord confirmer, mais que d’autres, plus tard, en 1973, vont infirmer en partie, en raison du risque d’aliénation culturelle que cette occidentalisation leur parait alors représenter.
11Si J. Ngorwanubusa présente lucidement les limites qui sont celles de la diffusion et de la maitrise du français au Burundi, il ne se fait pas davantage d’illusions à propos de l’importance relative de la littérature dans la vie sociale, y compris bien sûr les écrits en français. Ceci est à mettre en lien avec ses observations concernant les aspects logistiques du champ, à commencer par l’absence d’éditeur (p. 296). Il note avec finesse que, s’il y a certes eu un engouement des missionnaires pour l’orature, en revanche le régime mandataire belge a dû beaucoup se forcer pour encourager la littérature dès l’école. Il relève, non sans ironie, que c’est sous la plume d’un écrivain colonial — Joseph-Marie Jadot, déjà mentionné, qui sera paradoxalement , une vingtaine d’années plus tard, le premier auteur à publier un livre sur une littérature nationale francophone africaine — c’est sous sa plume, donc, qu’on peut lire, en 1940, le conseil de lire « peu » et « jamais de journaux7 ». Certes, cela consiste surtout à discerner quelles lectures seront profitables, et le magistrat chrétien Jadot croit bien faire à l’époque en rabattant ses lecteurs vers les bibliothèques des missions et vers les lectures qu’il considère comme utiles, c’est-à-dire, pour lui, non romanesques. Il est vrai que lui-même, comme écrivain, fut essentiellement nouvelliste, et qu’il avait du récit bref une conception assez proche de l’anecdote judiciaire, destinée à nourrir la réflexion sociale et juridique plus qu’à réaliser quelque œuvre esthétique8. Mais il est piquant de retrouver plus tard cette « allergie à la littérature » dans le chef des autorités burundaises, soucieuses de « décourager les élites intellectuelles et surtout littéraires » (p. 141). À la même époque, il est vrai, le Président Mobutu décidait de confiner à l’autre bout de son pays, le plus loin possible de la capitale Kinshasa, les trublions des Facultés de Lettres et de Sciences humaines de l’Université Nationale du Zaïre.
12Cette anxiété des pouvoirs à l’égard de la littérature, et particulièrement du roman en français, explique peut-être que le roman reste, pour l’auteur, le « maillon faible » (p. 211 sq.) du corpus burundais, où la vitalité du théâtre est essentielle. Pour autant, il a choisi de ne pas intégrer dans son corpus un certain nombre de « témoignages » (p. 291), ce qui est une bonne décision même si la catégorie du témoignage n’est pas d’une application aisée dès lors qu’on continue de garder une approche essentiellement référentielle comme celle du chapitre VI. Lui-même est par ailleurs l’auteur d’un roman dont il parle succinctement (p. 287), et l’évolution en cours, avec notamment l’augmentation des allées et venues de la diaspora burundaise qui publie à Bruxelles ou à Paris, pourrait rééquilibrer les choses au bénéfice du genre romanesque.
13En somme, un ouvrage qui mérite d’autant plus d’être signalé qu’il est sorti de presse à Bruxelles et que, pour cette raison peut-être, il a été peu signalé. Pour des pays comme le Sénégal, où la production littéraire est à la fois plus ancienne, plus abondante et en même temps davantage disponible en librairie et en bibliothèque, la nécessité d’un ouvrage à la fois historique et anthologique comme celui-ci se fait évidemment moins sentir ; en revanche, il pourrait servir de modèle pour des territoires comparables au Burundi. Cela dit, sa perspective de base sur l’histoire culturelle d’un champ donné mérite d’être très largement prise en considération.