La prédication aux XVIIe et XVIIIe siècles : conditions & enjeux
1L’ouvrage d’Isabelle Brian, maître de conférences en histoire moderne, est le mémoire de son Habilitation à diriger des recherches, soutenue en décembre 2010 à l’Université Paris-Sorbonne. L’objet de ce livre est d’offrir une radiographie de la prédication parisienne sous l’Ancien Régime. L’étude, jusqu’à présent, manquait. Sur la prédication médiévale, des travaux importants ont été menés, il y a plusieurs années déjà, notamment par Hervé Martin et Nicole Bériou, mais, curieusement — alors que la prédication, au xviie siècle notamment, est un des aspects majeurs de ce siècle — il n’existait aucun travail historique d’envergure sur la prédication de la période de l’Ancien Régime. À présent, on peut considérer qu’une lacune est comblée par cet ouvrage aussi passionnant que bien écrit, aussi clair que riche — même si d’autres ouvrages à venir sur la question seront les bienvenus pour compléter ces travaux.
2Dans son propos liminaire, I. Brian revient sur les raisons pour lesquelles le sujet en question n’a guère été traité jusqu’à présent. C’est que la prédication n’est pas un « terrain d’histoire » (p. 10) et que les sermons ne sont pas, sauf exceptions, des sources pour l’historien en raison du peu d’éléments contextuels qu’ils contiennent. Aussi bien, ce ne sont donc pas des sermons que part I. Brian pour mener son enquête historique mais d’un document tout autre : la liste annuelle imprimée des prédicateurs de stations de carême et d’avent à Paris que l’on trouve sous la forme d’un volume imprimé à la Bibliothèque Nationale de France. Cette Liste des Prédicateurs paraît régulièrement de 1646 à 1789, ce qui justifie la période envisagée dans le livre. Ce document est tout à fait exceptionnel mais pas inconnu. Il a déjà été exploité par des historiens mais davantage pour obtenir des vérifications que pour en faire le véritable support d’une étude. Il y a plusieurs années déjà, l’auteure s’est emparée de cette liste et en a proposé quelques études, notamment une communication, posant les prémices du livre, au titre révélateur, « Prêcher à Paris aux xviie et xviiie siècles1 ». Pour I. Brian, il s’agit, en s’appuyant sur cette liste, de retracer les conditions d’exercice de la prédication, qu’il s’agisse du choix du prédicateur, du contrat établi pour la station envisagée, du lieu, du public, de la chaire, du sermon lui-même; tout est envisagé dans ce livre très complet et c’est en quatre parties, successivement : « La prédication et les pouvoirs », « Le monde des prédicateurs », « Le spectacle de la prédication », « La prédication en question », que le propos se construit.
Les conditions institutionnelles
3Dans la première partie de son ouvrage, qui sort du cadre spatio-temporel posé par le titre, l’auteure s’attache à définir les termes clés de son ouvrage : qu’est-ce que « prêcher » ? Elle prend le temps de définir aussi le mot « mission » et dissocie la mission intérieure de la station, la station (qui comprend l’ensemble des sermons prononcés lors de temps liturgiques extraordinaires comme le carême, l’avent) étant proprement le sujet du livre car elle caractérise la prédication parisienne. Le public de ce type de prédication est donc un public citadin (une mission seulement eut lieu à Paris : en 1661 à Saint Germain des Prés). Cependant tant dans la station — prédication citadine, parisienne en l’occurrence — que dans la mission — prédication provinciale — l’objectif est le même : « Tou[tes] deux visent à conduire les fidèles à se confesser pour être admis à la communion » (p. 33). L’auteure, dans sa volonté d’expliquer l’essor de la prédication, souligne l’influence conjointe de l’Humanisme et de la Réforme — un certain nombre de prédicateurs appartiennent à des ordres mendiants sensibles aux idées de la Réforme et leurs sermons s’en font les relais — au cours du xvie siècle transformant considérablement le sermon scolastique qui avait pris forme au cours des xiie et xiiie siècles. Du point de vue linguistique, il se prononce désormais en français et non plus en latin, ce qu’Érasme avait réclamé dans l’Ecclesiastes et il adopte peu à peu un style simple. Il prend une place prépondérante dans la liturgie. Enfin le sermon classique se caractérise par le retour à la Bible comme support et matière de la prédication (p. 41).
4L’auteure souligne encore, dans ce vaste panorama introductif, l’influence déterminante du concile de Trente qui consacre deux de ses décrets (en 1546 et en 1563, soit au début et à la fin du concile) à cette question. La réflexion sur la prédication amène les évêques à se pencher sur la formation des prêtres, sur la réglementation qui entoure la parole sacrée, munus praecipuum « charge principale des évêques », sur la question de la prédication chez les séculiers mais aussi — sujet plus délicat pour le concile — chez les réguliers. Enfin, c’est l’influence de Charles Borromée qui est mise en avant : l’évêque de Milan prêche lui-même et favorise la publication des traités sur la prédication.
5Pour résumer, le début de la première partie vise à montrer, à travers le rappel de ce qu’est la prédication, que les conditions institutionnelles qui encadrent la prédication avant la période envisagée par l’ouvrage ne sont pas encore bien claires. On observe que le prédicateur, en France, appartient souvent à un ordre mendiant et est désigné par une autorité le temps d’une station. À partir du xviie siècle, une règlementation stricte entoure l’acte de prêcher. La parole religieuse qui est aussi en quête de légitimité, est encadrée. Un contrôle s’exerce, émanant à la fois du pouvoir temporel et du pouvoir religieux. Pour qu’un prédicateur puisse monter en chaire, il doit obtenir, préalablement, une autorisation de prêcher, document écrit, délivré par l’évêque. Le prédicateur est d’abord choisi par le conseil de fabrique de la paroisse et ce choix doit parfois être fait plusieurs années à l’avance quand il concerne les prédicateurs les plus prestigieux, nécessairement plus sollicités. Les statuts synodaux fixent le cadre de cette réglementation et insistent aussi bien sur les approbations, les licences que sur ce qui est admis ou pas en matière de fond et de forme des sermons. I. Brian rappelle que le contexte particulier de la France, partagée entre deux confessions rivales, justifie la pression renforcée du pouvoir épiscopal soutenu par l’autorité royale. Enfin, un dernier point concerne la nomination des prédicateurs, elle est faite par des laïcs parce que ce sont eux qui paient, encore faut-il distinguer en fonction de ce qui va être prêché (carême, avent, sermon détaché…), du lieu (paroisse plus ou moins grande, couvent — masculin/féminin — hôpital, prison…). Dans les paroisses des bourgs et des petites villes, ce sont les corps de ville qui décident, dans les paroisses des villes, ce sont les conseils de fabrique, enfin, à Paris, il faut encore ajouter la spécificité de la prédication à la cour (ou devant la cour car c’est parfois le roi qui se déplace pour aller écouter en ville le prédicateur). Dans ce cas particulier, c’est le Grand Aumônier du roi qui nomme le prédicateur.
6En tout cas, ce tour d’horizon amène à souligner l’importance de la réputation et de l’entregent mais aussi le prestige lié à tel ou tel lieu d’exercice de la prédication : toutes les paroisses ne se valent pas.
Les acteurs de la prédication
7La deuxième partie de l’ouvrage, en prenant comme objet d’examen la liste des prédicateurs, se recentre sur le cadre géographique annoncé par le titre, la ville de Paris. L’analyse s’articule autour de deux questions, d’une part, la nature de la liste et, d’autre part, ses implications.
8À la première question, l’auteure répond par une analogie éclairante, cette liste est une sorte d’Officiel des Spectacles (p. 137), elle joue le rôle d’annonce publicitaire de toutes les performances oratoires proposées dans la capitale le temps des stations concernées. De l’annonce orale du prochain prédicateur en chaire faite à la fin d’un prône, en passant par l’affichage à la porte ou à l’extérieur de l’église, pour aboutir à la publication d’une liste deux fois par an, la publicité autour des prédicateurs a évolué et a pris une dimension exceptionnelle au cours du xviie siècle, restée vivace jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Cette mutation s’explique par une conjugaison de facteurs : tout d’abord, la hausse de la population parisienne (de 250.000 habitants au début du xviie siècle à 400.000 vers 1650) et donc l’élargissement du public, la suprématie de l’oral dans la société ce qui explique à la fois le succès du théâtre mais aussi celui de la prédication, et la création importante de maisons religieuses : Paris se couvre de couvents auxquels il faut des prédicateurs. La demande est donc très forte. Enfin, dernier élément d’explication avancé par l’auteure : la rivalité confessionnelle qui produit une sorte d’émulation, visible dans les deux camps d’ailleurs. Dans ce foisonnement de lieux et par là au milieu de tant de possibilités d’audition de prédicateurs, il faut que le parisien puisse s’y retrouver et qu’il puisse faire un choix d’où la nécessité bien comprise par les deux éditeurs concurrents de cette liste (Mathieu Cabanel et Théophraste Renaudot qui abandonne deux ans après avoir commencé, en 1637) de publier un document récapitulatif2.
9À la deuxième question concernant le contenu même de la brochure, l’auteure indique qu’on y trouve finalement peu de choses : « le nom du prédicateur, éventuellement l’ordre auquel il appartient, ses fonctions ecclésiastiques quand elles sont connues et ses grades universitaires s’il y a lieu » (p. 140). Ce qui l’amène à proposer, en s’appuyant sur ces indications, aussi minces soient-elles, un panorama des prédicateurs de la ville tout en s’interrogeant sur une possible carrière. Si les jésuites constituent, on le comprend, une part importante du vivier des prédicateurs parisiens, l’examen de la liste révèle qu’il n’y a pas un seul ordre ni une seule congrégation qui ne soit pas représenté à un moment ou à un autre. Il est certain que le développement exponentiel de la pratique de la prédication ne pouvait manquer de donner l’occasion à des clercs de tous horizons d’exercer cette charge. Ces prédicateurs, tous diplômés de l’université, se répartissent en deux groupes : les mendiants et les séculiers qui deviennent majoritaires dans la deuxième moitié du xviiie siècle. En revanche, les curés prédicateurs sont peu nombreux, ils laissent en effet leur place, le temps des stations, à des « professionnels de la chaire » (p. 240). Plusieurs raisons expliquent cette situation : tout d’abord la lourdeur de leur charge pastorale, et donc le peu de temps dont les curés peuvent disposer pour préparer, mémoriser et prêcher tout un carême ou un avent ; mais la raison la plus importante, d’après I. Brian, est la pression exercée par les marguilliers. Ces laïcs, qui engagent les prédicateurs, souhaitent rompre la routine de la prédication et s’offrir, le temps d’un moment extraordinaire, la possibilité d’entendre une prédication différente capable de satisfaire le goût, prononcé à l’époque, des « beaux sermons ». Les lieux où les prédicateurs prêchent sont révélateurs de leur réputation. Il est plus valorisant de prêcher à Notre-Dame qu’à Sainte-Marguerite. Poursuivant sa réflexion, l’auteure s’interroge : prêcher une station est-il un tremplin pour une carrière ? Visiblement, non. « En aucun cas le monde des orateurs sacrés n’a constitué un vivier pour les futurs évêques nommés par Louis XIV. » (p. 231) Prêcher dans une paroisse importante est certainement un moyen de se faire remarquer quand on a du talent, il n’empêche que la grande majorité des prédicateurs mentionnés dans cette liste sont finalement restés anonymes. Néanmoins, un type particulier émerge : le prédicateur du roi.
10Un premier examen de la liste des Prédicateurs met en lumière au xviie siècle une « invasion prédicationnelle » (p. 175) pour reprendre les termes de l’auteure qui utilise elle-même les guillemets, cela permet de conclure à la diversité des prédicateurs et des parcours professionnels, à la diversité des lieux et des publics.
Prêcher : un difficile exercice d’équilibre
11Dans le troisième chapitre, l’auteure s’intéresse à leur formation, aux modalités de l’énonciation du sermon et enfin à la réception de ce discours. Prêcher peut-il s’improviser ? Si, globalement, la réponse apportée par les théoriciens mais aussi par les praticiens est négative, la parole inspirée reste le paradigme du sermon réussi.
12Quel apprentissage, quelle formation ont ces prédicateurs ? Deux moyens sont successivement examinés : la formation par la parole avec l’enseignement divulgué dans les écoles (séminaires et noviciats) mais aussi dans les Académies (dirigées par des laïcs, ainsi celle de Richesource, que Fléchier, le célèbre prédicateur, a fréquentée). L’auteure s’intéresse aussi à des projets, comme celui du chanoine Cambolas au xviie siècle ou de l’abbé Du Thay au xviiie siècle, projets qui n’ont pas abouti mais qui témoignent d’une réflexion sur un sujet devenu particulièrement important au fil du xviie siècle. Déjà le concile de Trente avait, à la suite d’un grand nombre de clercs, fait le constat d’une défaillance, de lacunes dans la formation des prêtres. Même si des décisions avaient été prises, sur le terrain, il a fallu du temps pour que de réels changements s’opèrent. La charge concernant la prédication est péniblement prise en compte par le clergé et bien souvent les prédicateurs sont formés sur le tas. Le deuxième moyen, outre l’école, est le livre. En effet, et contrairement à ce qui est remarqué sur la rareté des séminaires, les traités concernant la prédication se multiplient et obtiennent des succès croissants. Comme le rappelle I. Brian, les artes praecandi existent dès la fin du Moyen Âge. L’imprimerie mais aussi la rivalité confessionnelle sont les raisons de leur important développement au xviie siècle, ce qu’il conviendrait de nuancer pour le monde protestant car on observe justement chez les réformés assez peu d’ouvrages théoriques. Ces traités insistent sur la nécessité de lire la Bible en tout premier lieu mais aussi la littérature patristique. Certains ouvrages profanes sont tolérés, ceux consacrés à la rhétorique. On attend du prédicateur une solide culture qui est sans doute une des causes du phénomène de la « littérarisation de la prédication » (p. 288).
13Comment compose-t-on un sermon ? Quelle méthode est privilégiée ? L’invention, l’imitation ? Les deux se pratiquent bien sûr. L’invention est mise en avant mais l’imitation n’est pas proscrite, au contraire, la publication de sermonnaires mais aussi de bibliothèques de prédicateurs (comme celle du jésuite Vincent Houdry) y pourvoient. Ensuite, la manière de prononcer un sermon est aussi examinée c’est-à-dire les codes en vigueur, l’adaptation à l’auditoire, la mémorisation du texte (c’est le cas le plus fréquent, il est rare qu’un prédicateur se mette à improviser du haut de sa chaire et d’ailleurs, cette improvisation est la plupart du temps condamnée par les prédicateurs chevronnés mais aussi par d’autres — clercs ou laïcs d’ailleurs, qui craignent que la chaire ne deviennent une scène). Et donc tout ce qui concerne l’actio, l’ethos, est envisagé pour réfléchir aux enjeux de l’oralisation du discours, de sa représentation qualifiée de « spectacle de la prédication ». Pour traiter de cette question particulièrement délicate, les sources principalement utilisées relève de la littérature diariste (mémoires, lettres, journaux intimes). I. Brian observe aussi qu’en ce temps d’exaltation de la prédication, il n’y a quasiment pas de représentation imagée (dessin, peinture, gravure) du prédicateur en action. L’auteure s’arrête un instant sur les rares exemples dont nous disposons : des huit gravures de Jean Lepautre réalisées entre 1670 et 1680, l’ouvrage propose trois reproductions en annexes avec trois autres images3, gravures qui donnent à voir surtout une prédication mondaine.
14C’est sur la question de la réception que se termine le chapitre. Les auditeurs sont évoqués à travers de sources aussi riches qu’intéressantes comme le journal d’Olivier Le Fèvre d’Ormesson. La parole sacrée, performative par définition, est confrontée à de multiples difficultés : absence de l’auditoire, refus d’adhésion au discours qui peut se manifester par des comportements divers allant du sommeil (telle était l’attitude de la princesse Palatine qui déplorait ne pouvoir s’empêcher de s’assoupir à l’écoute d’un sermon) à l’injure. Le sermon peut tout aussi bien être écouté respectueusement et faire même l’objet d’éloges dont on s’aperçoit qu’ils valorisent la forme plutôt que le fond.
15Ainsi au cours du xviie siècle, le jugement des auditeurs mondains en tout cas — Mme de Sévigné en est un exemple, La Bruyère en est un autre — se déplace de l’éthique à l’esthétique et la dimension religieuse, sacrale n’est plus prépondérante.
Le sermon & les enjeux d’un discours public
16La dernière partie de l’ouvrage est consacrée au sermon comme parole publique, publiée et finalement banalisée.
17Le premier aspect abordé concerne la portée politique du sermon. Y aurait-il eu une dépolitisation du sermon depuis la Ligue jusqu’à la Révolution française ? En effet, on constate durant cette période peu de sermons polémiques, violents, dangereux à l’exclusion bien sûr des sermons de controverse entre catholiques et protestants. Si l’État et l’Église sont particulièrement attentifs aux propos tenus lors de ces discours publics et si ces deux institutions ont bien compris à quel point le sermon pouvait avoir de répercussions, on constate que peu de sermons sont vraiment subversifs. Quelques enquêtes menées sur des prédicateurs, quelques remontrances, quelques interdictions se signalent au long de la période envisagée : ce sont des sermons suspectés de jansénisme, des propos qui sentent un peu trop le calvinisme, des discours un peu plus osés durant la Fronde mais, finalement, assez peu de sermons réellement dangereux, c’est-à-dire séditieux ou encore franchement hérétiques : « il semble que deux à trois clercs soient régulièrement interdits chaque année au cours de la deuxième moitié du xviie siècle » (p. 411). Le constat semble en effet confirmer la « dépolitisation » du sermon. Mais pour I. Brian, cette absence même de politique dans les sermons est le signe justement d’un pouvoir politique très fort. Certes, les prédicateurs se montrent sûrement plus prudents et ont tiré les leçons de la Ligue mais l’explication n’est pas suffisante. Les sermons ont intégré les interdits ; leur prudence, non contrainte, presque naturelle, manifeste à quel point il y a eu une mainmise du pouvoir sur la prédication finalement contrôlée de l’intérieur.
18Publics lorsqu’ils sont prononcés, les sermons tendent à le devenir aussi par le biais de l’imprimé. Au fil du xviie siècle, de plus en plus de sermons sont publiés alors que cette démarche est rien moins qu’évidente pour les prédicateurs catholiques qui se mettent à le faire assez tardivement, certainement encouragés par la concurrence des sermonnaires protestants qui circulent plus ou moins librement depuis de nombreuses décennies. Dans le domaine de la production imprimée, il est clair que le monde catholique est en retard sur le monde protestant mais à la fin du xviie siècle — révocation de l’édit de Nantes oblige — cet écart disparaît et les proportions s’inversent. La publication présente un intérêt pour le prédicateur puisque ce peut être pour lui le moyen de se faire connaître, d’accéder à une certaine notoriété : c’est le cas de jeunes prédicateurs qui publient des pièces de circonstances comme des panégyriques ou encore des oraisons funèbres. Par la publication, le prédicateur accède au statut d’auteur. D’autres prédicateurs se mettent à publier sur la fin de leur vie des recueils, des carêmes ou des avents, c’est un peu le couronnement d’une carrière reconnue. Ces sermons sont dépouillés de tout élément contextuel (ce qui nous ramène au constat introductif sur le fait que, pour l’historien, le sermon n’est pas une source). Par ailleurs, les sermons peuvent être publiés en raison de la demande du public qui aspire à pouvoir posséder les textes pour les relire, les méditer à loisir. La publication n’est pas toujours le manuscrit imprimé, ce peut-être le texte pris sur le vif par des tachygraphes.
19Au cours du temps et après son apogée entre 1660 et 1690, le sermon a évolué, s’est adapté à son auditoire, il a été détourné, parodié tant et si bien que le sermon, si couru dans la deuxième moitié du xviie siècle, s’est banalisé au cours du xviiie siècle. Il attire alors beaucoup moins les foules, ce que les montants des baux de chaises montrent bien. La liste des prédicateurs fournit un autre indice de cette baisse de fréquentation des sermons : de nombreuses églises restent sans prédicateur pour les stations d’avent ou de carême dans les dernières décennies de l’Ancien régime : en 1786, 47 églises sur 188 n’ont pas de prédicateurs – et pas seulement les paroisses les plus modestes – contre 8 sur 185 en 1758. Le sermon ne fait plus courir les foules, ce qui est en cause, c’est un affadissement du contenu, un caractère de plus en plus stéréotypé des discours et un enseignement de plus en plus moralisant. Peut-être peut-on expliquer l’affadissement des sermons par la nature des prédicateurs : aux ordres mendiants plus vindicatifs, combatifs, à la parole dynamisante se substituent les séculiers aux discours peut-être plus lisses. C’est un élément d’explication qu’I. Brian n’avance pas mais ses constats poussent à envisager cette hypothèse.
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20Pour compléter cette étude, divers documents s’offrent au lecteur: schémas, graphiques mais aussi reproduction de gravures (rubrique « Illustrations ») et annexes. Deux index (noms de personnes, noms de lieux) et la mention des sources manuscrites et imprimées viennent compléter utilement l’ensemble. Il est dommage que les graphiques, sans couleur et reproduits souvent en taille de police trop petite soient très peu lisibles. Une carte réalisée par Mathieu Marraud (EHESS) et reproduite en p. 539 donne à voir les lieux de prédication du carême de 1732 à Paris. Une grande qualité du livre d’Isabelle Brian qu’il nous faut souligner, et non des moindres, est sa capacité à vulgariser tout en offrant une recherche érudite et fine. L’ensemble se lit quasiment d’une traite et si la question de l’ennui est évoquée dans ce livre (partie intitulée « Écouter le prédicateur » p. 333), le lecteur peut être assuré que ce n’est assurément pas le sentiment qui s’emparera de lui à la lecture de ce livre. La construction du propos mais aussi l’originalité des exemples y sont pour beaucoup. Par ailleurs, les citations du poème satirique L’Art de prêcher à un abbé de Pierre de Villiers (1678), vers rythmés, drôles, vifs et piquants servent de fil rouge dynamique et plaisant à une grande partie de l’exposé.