Acta fabula
ISSN 2115-8037

2005
Été 2005 (volume 6, numéro 2)
Émilie Frémond

Le pacte lyrique

Antonio Rodriguez, Le Pacte Lyrique — Configuration discursive et interaction affective, Bruxelles, Mardaga, coll. " Philosophie et Langage ", 2003, 280 p.

1La collection « Philosophie et langage » de l’éditeur belge Pierre Mardaga, se veut depuis près de vingt-cinq ans le lieu de rencontre de nombreuses traditions critiques et fait la part belle aux essais de linguistique appliquée, une collection dirigée, rappelons-le, par Sylvain Auroux. Si les essais littéraires restent marginaux (10 titres à ce jour sur 55, dont deux monographies, l’une consacrée à Francis Ponge, l’autre à J. L. Borges), il faut pourtant rendre hommage à l’éditeur de proposer quelques mariages heureux entre des champs et des méthodes habituellement distants. L’essai d’Antonio Rodriguez, Le Pacte lyrique, participe de ce décloisonnement des études littéraires  en manifestant un parti pris de transversalité, ainsi qu’une volonté ferme d’établir un dialogue critique. Si le sous-titre — « Configuration discursive et interaction affective » — signale le caractère de la démarche, il participe fort peu à en expliciter l’objet. En effet, pour qui n’est pas familier de la pragmatique du discours et de la phénoménologie de la lecture, ce « pacte lyrique » risque d’apparaître pour le moins exigeant, destiné à un « public motivé » selon la terminologie consacrée. Précisons cependant que l’auteur s’efforce, tout au long de l’ouvrage, de rappeler les postulats théoriques qu’il utilise et réoriente à travers sa propre réflexion et ce, avec une constance et une rigueur louables.

2L’essai d’Antonio Rodriguez constitue la version remaniée d’une thèse de doctorat soutenue en 2002 à l’Université de Paris 3 et consacrée au « Pacte lyrique au XXe siècle » dans les œuvres de Max Jacob et Francis Ponge. Ainsi la dimension monographique semble-t-elle avoir été gommée au profit de l’approfondissement théorique. Fondant son analyse sur les apports de la phénoménologie (Husserl, Heidegger, Merleau-Ponty, Maldiney), de l’herméneutique (Ricœur), de l’esthétique des effets (Iser) et de la pragmatique du discours (Ducrot, Searle), l’auteur entend restituer, grâce à la notion de « pacte », la dynamique d’échange qui préside au discours lyrique en la fondant sur une affectivité généralisée.

3Antonio Rodriguez manifeste d’emblée sa volonté de distinguer le lyrique comme « structuration de discours » transgénérique et transhistorique, d’un lyrisme ancré dans l’histoire du Romantisme et trop souvent reversé du côté d’une expression emphatique des sentiments. L’introduction de l’essai pose avec une grande clarté l’enjeu et la méthode visés par l’auteur, en resituant le débat actuel non seulement au regard de la critique, mais aussi au regard des pratiques poétiques. Antonio Rodriguez rappelle ainsi le clivage de la poésie contemporaine en France, partagée entre un « nouveau lyrisme » ouvert sur le monde et un « antilyrisme » animé par un désir de pure littéralité. Témoignant d’une bonne maîtrise du corpus critique, non seulement français, mais aussi allemand, l’auteur souligne le retard de l’Université française et reconnaît le rôle moteur joué par le (désormais célèbre) colloque organisé en 1996 à l’Université de Bordeaux, tout en déplorant qu’il ait réduit la notion à celle de « sujet lyrique ». S’il reconnaît l’apport, depuis, de certains critiques — J. M. Maulpoix ou M. Broda — c’est aussi pour souligner le caractère partiel de leur réflexion sur la spécificité du discours lyrique.

4Antonio Rodriguez entreprend dès lors, à travers un « dialogue critique » constant, de proposer une nouvelle approche, en commençant par « un récapitulatif historique » et une « mise au point théorique », susceptibles de fournir les bases de nouveaux outils d’analyse. Le concept de « pacte », emprunté à Philippe Lejeune, mais réorienté par la pragmatique du discours, permet selon Antonio Rodriguez, d’envisager l’ensemble de la dynamique du discours lyrique, et d’en proposer un système cohérent. Le lyrique est appréhendé comme une « structuration », dont il s’agit, en « concili[ant]poétique et stylistique » de « détailler le cadre intentionnel, les traits de style caractéristiques et la visée communicationnelle » (11). Phénoménologie, stylistique des effets et pragmatique sont ainsi convoquées afin de lier l’affectivité à sa mise en forme. Si « l’hétérogénéité des outils » est assumée — compensée selon l’auteur « par l’unité de la méthode »  (12) — il va sans dire que l’abondance et la diversité des fondements théoriques de la démarche contraignent Antonio Rodriguez à de nombreux rappels et résumés théoriques (parfois redondants), qui ralentissent la progression de sa propre réflexion (il faut ainsi attendre la page 97 pour trouver le premier exemple). Si l’on peut louer le souci de rigueur, le risque est pourtant grand de voir la portée de l’essai occultée par ses prolégomènes, et le discours offre par endroits l’impression d’une marqueterie théorique. La bibliographie reflète d’ailleurs la priorité accordée au dialogue critique au détriment de la vérification de l’opérativité des outils et de l’analyse littéraire, car seuls y figurent les ouvrages théoriques. L’index enfin — qui mêle poètes, philosophes et théoriciens — permet difficilement de repérer le corpus envisagé. Une telle méthode cumulative (qui joint à la pragmatique, l’esthétique des effets sur le socle commun d’une phénoménologie de l’affectif) a l’avantage d’enrichir la réflexion sans jamais l’enfermer dans une école critique, mais elle prend le risque de décourager le lecteur par l’exposé récurrent et systématique de ses fondements théoriques. Quoi qu’il en soit, la réflexion adopte une démarche claire et progressive, qui s’articule en trois temps : un bilan notionnel (I. Situation du lyrique ), l’établissement  détaillé de la notion de « pacte lyrique » (II. Du pacte discursif au pacte lyrique) et une typologie stylistique des différentes modes d’actualisation du pacte lyrique (III. Configuration et interaction lyriques).

5La première partie procède à une mise en perspective du lyrisme par un examen de l’évolution du paradigme sémantique, qui vient justifier le choix de l’adjectif substantivé (le lyrique) au détriment du substantif apparu au XIXe siècle : « L’étude du "lyrique" engage l’observation globale de traits structurants, en vue d’arriver à une notion et des outils d’analyse opératoires, alors que l’approche du "lyrisme" avive plutôt une démarche d’histoire littéraire et des mentalités, dans le but d’observer les figurations esthétiques d’auteurs dans leur rapport aux formulations romantiques » (20). Examinant les déplacements de la poésie lyrique au sein de la triade des genres du XVIIIe au début du XXe siècle (chez l’abbé Batteux, Mme de Staël, Victor Hugo et Mallarmé pour le domaine français ; chez Schiller, les frères Schlegel, Hölderlin et Hegel, pour le domaine allemand), Antonio Rodriguez retrace l’histoire d’une confusion entre poésie et discours lyrique et montre comment « par une étrange tournure, le lyrique devient emblématique de l’"art pur" alors qu’en parallèle le lyrisme romantique est décrié » (27). Afin d’envisager ensuite les poétiques du XXe siècle, l’auteur opère une série de couplages entre diverses écoles critiques et leur conception du lyrique, dont il interroge successivement la pertinence, à travers quatre grandes questions : « 1. Le lyrique est-il un "genre littéraire" ? » (conception historique), « 2. Le lyrique est-il un acte énonciatif particulier ? » (conception de la linguistique énonciative), « 3. Le lyrisme est-il un écart par rapport à la structure du discours ? (conception du formalisme et du structuralisme), « 4. Le lyrisme est-il l’expression de rapports au monde ? » (conception de la phénoménologie et de l’herméneutique) (31-32). Antonio Rodriguez témoigne ici d’une perspicacité remarquable dans ce « dialogue critique », traquant les moindres contradictions ou insuffisances des théories convoquées et manifestant une hauteur de vue appréciable. On l’aura deviné, aucune des conceptions ne lui paraît pleinement satisfaisante, bien qu’une préférence se dégage déjà pour l’approche phénoménologique d’Emil Staiger (Les Concepts fondamentaux de la poétique, 1946).  L’ « hypothèse du pacte » se voit alors chargée de lever les apories.

6Si Antonio Rodriguez emprunte aux travaux de Philippe Lejeune sur l’autobiographie la notion de « pacte », c’est pour aussitôt en critiquer l’instabilité et introduire sa propre définition du pacte, accord qui « engage une interaction entre le texte et les sujets qu’il met en relation » (69), et qui ne saurait en aucun cas recouper les notions unilatérales d’adresse ou d’horizon d’attente. À l’issue d’une démarche argumentée en sept points — chaque point correspondant généralement à un emprunt théorique, « l’acte configurant »  provient  par exemple de Ricœur, « le cadre intentionnel » de la phénoménologie de la lecture de Iser, « la dominante discursive » de Jakobson etc. — l’auteur propose une définition complexe du « pacte discursif », qui doit servir de tremplin à la construction théorique du « pacte lyrique » et à l’examen, dans la troisième partie de l’essai, de ses divers constituants. Retrouvant dans un second chapitre l’espace littéraire, que l’on pouvait croire oublié, Antonio Rodriguez propose de façon plus convaincante « une synthèse de [ses observations] » qu’il formalise à travers la caractérisation de trois pactes littéraires — « le lyrique, le fabulant, et le critique »  — dont il souligne la complémentarité et l’absence de relation hiérarchique. « Le pacte lyrique articule  [ainsi] une mise en forme affective du pâtir humain, le pacte fabulant une mise en intrigue de l’agir humain, le pacte critique une mise en critique de valeurs humaines »  (92). La confrontation des différents pactes permet d’approfondir la réflexion sur le pacte lyrique dont « l’effet global  consiste », en vertu d’une phénoménologie de la lecture, « à faire sentir et ressentir des rapports affectifs au monde » (94). Au cours d’une nouvelle parenthèse philosophique et afin de justifier la place de l’affectivité au fondement du discours lyrique, Antonio Rodriguez dresse un état des lieux de la question au sein de la philosophie : le concept de « chair » de Maurice Merleau-Ponty, ou du « sentir » d’Erwin  Straus ainsi que les « tonalités affectives » développées par Martin Heidegger, doivent permettre d’envisager une « phénoménologie de l’affectif » sans laquelle « on ne peut saisir le lyrique » (99).

7Postulant une « forme affective générale », la troisième partie de l’ouvrage propose, à partir d’exemples choisis dans la poésie française du XXe siècle, une description approfondie de la mise en forme du pacte lyrique selon trois points de vue. La « formation subjective » s’attache à la situation de communication caractéristique du discours lyrique, au pôle de l’énonciation, à ses modalités stylistiques, et au pôle de la réception. La « formation sensible » s’intéresse à la matérialité du langage et à l’ensemble des moyens stylistiques de mise en forme du pâtir : rythme, mouvement, spatialité, effets sonores, dynamique accentuelle, syntaxe, cohésion logique constituent autant d’éléments susceptibles de contribuer à l’expression et à la transmission d’une affectivité, fictive ou réelle. Enfin, « la formation référentielle » montre comment le « lyrique cherche à provoquer un effet de présence », et privilégie l’évocation comme mode de suspension de la référence, susceptible « d’intensifier l’investissement imaginaire des lecteurs » (242). Si cette partie de linguistique appliquée affronte le risque d’une fragmentation de l’analyse par l’abondance de ses entrées et la brièveté de certains points, il faut saluer le souci d’exhaustivité d’Antonio Rodriguez et la volonté de concilier une phénoménologie de la lecture avec un examen minutieux de la structuration discursive.

8Quelques réserves restent à formuler, concernant le corpus d’étude choisi : l’auteur affirmant avec force le caractère transhistorique et transgénérique du pacte lyrique, on s’étonnera du choix quasi exclusif de poètes contemporains (essentiellement après 1945) pour illustrer la troisième partie, mais aussi inversement, de l’hapax constitué par l’étude des rondeaux de Charles d’Orléans. On aurait souhaité que les exemples choisis répondent à une logique plus manifeste et offrent peut-être une plus grande représentativité de la poésie lyrique, au moins au XXe siècle (le parti pris de transhistoricité étant de toutes façons abandonné dans les « études de cas »). Quant au caractère transgénérique du discours lyrique, il répond davantage à une déclaration de principe qu’à une véritable démonstration : l’examen d’une structuration discursive lyrique au sein de textes en prose, roman ou essai, aurait sans doute permis à la fois de rendre la réflexion plus convaincante et d’invalider définitivement l’identification du lyrique (après le lyrisme) au poétique, et ce, d’autant plus que le pâtir et l’affectivité qui fondent le pacte lyrique, pourraient reconduire certains stéréotypes que l’auteur entendait détruire. Si la conclusion promet d’apporter ultérieurement « un complément sur les actualisations historiques du pacte », susceptible de mettre en lumière « les renouvellements du lyrique dans la poésie moderne » (261), on peut espérer que ce soit là l’occasion pour l’auteur de formuler plus clairement les enjeux du discours lyrique au regard de la poésie moderne et contemporaine.

9Grâce à l’essai d’Antonio Rodriguez cependant, l’entreprise de réévaluation du lyrisme entamée en France par le colloque de Bordeaux, se trouve poursuivie et approfondie au moyen d’outils théoriques empruntés aux sciences du langage, à la phénoménologie et à la critique littéraire ; de quoi contenter le linguiste, le théoricien de la littérature, au moins autant que le stylisticien. Si le modèle contractuel semble enfin, depuis quelques années, alimenter de nouveaux débats — citons pour mémoire le collectif publié en 2002, sous la direction d’Emmanuel Bouju, Littératures sous contrat — nul doute que le présent essai rencontrera de nombreux échos.